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s'est rendu familiers les controversistes les plus réputés des deux Églises chrétiennes.

« A l'époque, écrit-il, où, presque enfant, je me promenais, suivant mon caprice, dans la bibliothèque de mon père, je tombai sur un certain nombre de livres de controverses. Je me plaisais extrêmement aux écrits de Calixtus; j'avais aussi à ma disposition beaucoup d'autres livres suspects à plusieurs, mais dont les nouveautés hardies étaient une suffisante recommandation à mes yeux.... Aussi, n'étais-je pas encore âgé de dix-sept ans que j'entreprenais la discussion de certaines controverses et y mettais tous mes soins.... Le livre de Luther sur le serf arbitre m'avait causé un plaisir singulier, et aussi les dialogues de Laurent Valla sur la liberté'. »

L'étude de la théologie va donc de pair chez Leibniz avec l'étude de la métaphysique, et déjà on peut pressentir en lui l'auteur de la Théodicée, l'esprit mesuré et ferme qui entreprendra d'accorder la foi et la raison.

Ces dispositions d'esprit, ces préoccupations de métaphysique et de théologie tout ensemble; en un mot, si l'on peut s'exprimer de la sorte, une première appréhension des théories auxquelles il donnera plus tard développement, et, autant qu'il dépendra de lui, consistance, tout cela se reflète dans les écrits de Leibniz antérieurs à 1672.

1. Guhrauer, Leibnitz Biographie, t. II, Anmerkungen, p. 57. « Exa<< minaveram Ægidii Hunnii scripta et Stulteki in concordiam formu<< larum commentarium; sed et Gregorii de Valentia analysin fidei « et quædam opuscula Becani et scripta Piscatoris. >>

CHAPITRE II.

Premiers écrits de Leibniz.

Le premier écrit de Leibniz est la thèse latine qu'il soutint, à dix-sept ans, en 1663, sous la présidence de Jacques Thomasius, et où il aborde de front la difficulté qui a occupé toute la Scolastique. Il ne s'y agit de rien moins que de déterminer le principe d'individuation. Ágemus de aliquo reali, et ut loquuntur, principio physico, quod rationis individui formalis, seu individuationis, seu differentiæ numerica in intellectu « sit fundamentum, idque in individuis præcipue "creatis substantialibus '. »

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Quel est le principe qui donne aux êtres créés, aux substances, leur individualité; qui permet à l'intelligence de concevoir leur différence numérique ? Voilà le problème ardu que Leibniz se propose d'examiner.

Dans cette question et dès lors, sa méthode est ce qu'elle sera ailleurs et toujours. C'est à travers l'histoire qu'il poursuit la démonstration de ses propres théories. Leibniz ne cesse d'être à la fois dogmatique et critique.

1. Erdmann, Disputatio metaphysica de principio individui, p. 1.

« De même, dit-il, que par le choc les étincelles jaillissent du caillou, ainsi la vérité résulte du frottement des opinions. Il nous faut donc premièrement passer les opinions en revue'. »

Scot avait cherché le principe d'individuation, applicable à toutes les substances. Saint Thomas distinguait, trouvant dans la matière qu'il appelait signata le principe d'individuation des corps, et dans leur entité même le principe d'individuation des anges.

Leibniz se dégageant, pour le moment, de toute distinction de substances, des substances matérielles et des substances immatérielles, se demande quel est le principe d'individuation de la substance prise en général.

Quatre réponses à cette question ont pu être et ont été successivement énoncées.

I. On a fait consister le principe d'individuation dans l'entité tout entière, ou non tout entière. Dans ce second cas, l'entité, ou bien

II. Est négation,

ou quelque chose de positif.

Positif, le principe d'individuation peut être emprunté

à la physique, et, alors, on l'a défini

III. L'existence, limite de l'essence;

ou bien, il peut être cherché dans la métaphysique, et, alors, on l'a appelé

IV. Heccéité.

Leibniz adopte nettement la première opinion, comme la plus autorisée et la plus claire. Il pose que tout individu est individualisé par son entité tout entière. « Omne individuum sua tota entitate individuatur 2. »

1. Erdmann, Disputatio metaphysica de principio individui, p. 1. 2. Id., ibid.

C'est, remarque Leibniz, l'opinion des Terministes ou Nominaux. Mais pour savoir à quelle sorte de Nominalisme se rattache Leibniz, il faut interpréter exactement le sens du mot entité, dont il se sert.

((

L'entité tout entière comprend la matière et la forme. Expresse hanc materiam et hanc formam affert. » — « Qu'est-ce en effet que l'union de la matière et de la forme, sinon l'entité tout entière du composé? Ajoutez qu'ici nous faisons abstraction des corps et des anges; c'est pourquoi nous nous servons plutôt du terme de l'entité tout entière que de celui de la matière et de la forme1. »

La théorie aristotélicienne des quatre principes, ou causes, la cause matérielle, la cause formelle, la cause motrice et la cause finale, avait introduit et propagé à travers la Scolastique, la distinction dans l'être de la matière et de la forme. De cette abstraction même était né le problème de l'individuation. Leibniz résout le problème, en coupant court à l'abstraction. Hors de l'esprit, qui subtilement les sépare, il n'y a dans les êtres ni forme, ni matière séparées. L'individualité d'un être consiste dans son entité tout entière, c'est-à-dire dans sa forme et dans sa matière indissolublement conjointes et d'une simultanéité invinciblement persistante.

Les arguments et les autorités abondent à Leibniz, en faveur de l'opinion qu'il défend.

Mais il n'a pas assez de cet établissement direct de sa thèse. Il la confirme par la réfutation des trois autres opinions qu'il a rappelées.

Et d'abord, on ne peut prendre des négations

1. Erdmann, Disputatio metaphysica de principio individui, p. 1.

pour principe d'individuation. Il est manifeste, en effet, que toute négation implique une affirmation. « Toute négation se rapporte à quelque chose de positif; autrement ce n'est qu'une négation purement verbale'. »

Prétendra-t-on que le principe d'individuation est l'existence? Alors, on admet entre l'existence et l'essence d'un être une distinction réelle, a parte rei, ou une distinction purement rationnelle, solum ratione. Si réelle, on se trompe. Car l'existence ne peut être réellement séparée de l'essence, « existentia non po« test auferri ab essentia. » Si purement rationnelle, on retombe dans l'opinion de Leibniz. « Nobiscum egregie «< coincidit et exprimit præterea, quo respectu essentia << sit principium individuationis. »

Que dire, en dernier lieu, de l'heccéité de Scot? Il est notoire que Scot a été un Réaliste extrême, parce qu'il affirme que les universaux ont une vraie réalité en dehors de l'intelligence, tandis que saint Thomas voulait qu'on rapportât à l'esprit ce qu'il y a en eux de formel. Et cependant, pour ne pas tomber dans l'opinion qu'Aristote attribue à Platon, Scot, cherchant à pallier son erreur, imagine une distinction formelle, antérieure à l'opération de l'intelligence, et relative pourtant à cette opération. « Distinctionem formalem commentus « est palliando errori, quæ esset quidem ante opera«tionem intellectus, diceret tamen respectum ad

« eum3. »

Évidemment, supprimez la distinction de la matière et de la forme, et toute heccéité s'évanouit. « Si non da« tur distinctio formalis, ruit hæcceitas. » Aussi bien,

1. Erdmann, Disputatio metaphysica de principio individui, p. 3. 2. Id., ibid., p. 3. 3. Id., ibid., p. 4. 4. Id., ibid., p. 5.

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