puisqu'il a permis le vice, il faut que l'ordre de l'univers, trouvé préférable à tout autre plan, l'ait demandé. Il faut juger qu'il n'est pas permis de faire autrement, puisqu'il n'est pas possible de faire mieux. C'est une nécessité hypothétique, une nécessité morale, laquelle, bien loin d'être contraire à la liberté, est l'effet de son choix. Quæ rationi contraria sunt, ea nec fieri a sapiente posse credendum est 1. » Ainsi et en somme, à qui sait entendre leur nature et comprendre leurs effets, la prescience, la providence divines sont justifiées. La prescience divine n'influe pas plus sur nos actions que la connaissance que nous avons du passé n'influe sur le passé. La Providence n'est pas responsable d'un mal qu'elle ne veut ou qu'elle ne permet jamais, que comme condition du plus grand bien possible. Donc l'optimisme est le vrai. Mais si l'optimisme est le vrai, quel amour ne devons-nous pas ressentir pour Dieu ? « La plus magnifique partie des choses, écrit Leibniz avec un accent ému, la cité de Dieu, offre un spectacle dont un jour nous serons enfin admis à connaître et à admirer de plus près la beauté, éclairés par la lumière de la gloire divine; car ici-bas on ne peut l'atteindre que par les yeux de la foi, c'est-à-dire par une très-ferme confiance dans la perfection divine; mais ici-bas, du moins, plus nous comprenons que c'est non-seulement la puissance et la sagesse de l'Étre suprême, mais aussi sa bonté qui agit, plus nous nous échauffons de l'amour de Dieu, plus nous nous enflammons à imiter quelque peu sa divine bonté et sa parfaite justice 1. » 1. Erdmann, p. 539, Théodicée, P. II, 124. Afin que cet amour soit pur, ne faut-il pas d'ailleurs qu'il soit désintéressé? Or, en quel sens doit-il être désintéressé ? Sur cette question, qui avait si profondément remué le dix-septième siècle, Leibniz propose la solution la plus conciliante et la plus sage. « L'erreur sur le puramour, dit-il, paraît être un malentendu, qui vient peut-être de ce qu'on ne s'est pas attaché à bien former les définitions des termes. Aimer véritablement et d'une manière désintéressée n'est autre chose qu'être porté à trouver du plaisir dans les perfections ou dans la félicité de l'objet, et par conséquent à trouver de la douleur dans ce qui peut être contraire à ces perfections. Cet amour a proprement pour objet des substances susceptibles de la félicité; mais on en trouve quelque image à l'égard des objets qui ont des perfections sans les sentiments, comme serait par exemple un tableau. Celui qui trouve du plaisir à le contempler et qui trouverait de la douleur à le voir gâté, quand il appartiendrait même à un autre, l'aimerait pour ainsi dire d'un amour. désintéressé; ce que ne ferait pas celui qui aurait seulement en vue de gagner en le vendant ou de s'attirer de l'applaudissement en le faisant voir, sans se soucier au reste qu'on le gâte ou non, quand il ne sera plus à lui. Cela fait voir qu'on ne saurait ôter le plaisir et la pratique à l'amour sans le détruire, et que M. Despréaux a eu également raison dans ses beaux vers de recommander l'importance de l'amour divin, et d'empêcher qu'on se forme un amour chimérique et sans effet. J'ai expliqué ma définition dans la préface de mon Codex diplomaticus juris gentium, publié avant la naissance de ces nouvelles disputes, parce que j'en avais besoin pour donner la définition de la justice, laquelle à mon avis n'est autre chose que la charité réglée suivant la sagesse; et la charité étant une bienveillance universelle, et la bienveillance étant une habitude d'aimer, il était nécessaire de définir ce que c'est qu'aimer 1. » Rapprochons de cette citation le passage de ses écrits de jurisprudence auquel Leibniz fait ici allusion. 1. Erdmann, p. 663, Causa Dei asserta, etc. « Aimer ou chérir, écrit Leibniz, c'est se plaire à la félicité d'autrui ou, ce qui revient au même, faire de la félicité d'autrui sa propre félicité. Par là se trouve résolue la difficulté, qui en théologie même est de grande conséquence, et qui consiste à concevoir comment il peut y avoir un amour non mercenaire, qui soit dégagé d'espérance et de crainte et de toute considération d'utilité *. » " 1. Erdmann, p. 791, Lettre à M. l'abbé Nicaise sur la passion de l'amour divin, 1698. - Cf., ibid., p. 789, Sentiment de M. Leibniz sur le livre de M. l'archevêque de Cambrai et sur l'amour de Dieu désintéressé. - M. Cousin, Fragments de philosophie moderne, p. 329, Lettre à l'abbé Nicaise, 1699: «On ne saurait se dépouiller de la considération de son bien. Mais si l'intérêt est pris pour le bien utile opposé au bien honnête et agréable, on peut se dépouiller de ce qui est intéressé. Ainsi le véritable pur amour opposé à l'amour intéressé dans ce sens subsiste toujours. C'est lorsque le bien, bonheur, perfection d'autrui, fait notre plaisir et bonheur, et est par conséquent désiré par lui-même, et non pas par raison de quelques profits qu'il nous porte. » tens, t. V, p. 41, 118, 120, 125, 189, 548. Voyez aussi notre Essai sur la philosophie de Bossuet, avec des fragments inédits, Paris, 1852, in-8, p. 183, chap. vi, Théorie du mysticisme. Du 2. Dutens, t. IV, pars II, p. 295, Dissertatio I. De actorum publicorum usu, atque de principiis juris naturæ et gentium, primæ codicis gentium diplomati parti præfixα, ΧΙ. Aimer Dieu pour lui-même d'abord, mais aussi pour la félicité que nous trouvons dans cet amour, pratiquer la vertu pour elle-même d'abord, mais aussi pour le bonheur qui en sera sinon l'immédiate, du moins l'in-. faillible récompense; telles sont les conclusions pratiques de la Théodicée, dont l'optimisme est le dernier mot. Comparer la théodicée de Leibniz aux théodicées les plus remarquables de l'antiquité, du moyen âge, des temps modernes, ce sera précisément déterminer la valeur de cette œuvre capitale du philosophe de Ha novre. CHAPITRE V Platon, Aristote, les Alexandrins, Leibniz. Nous nous proposons présentement de comparer la théodicée de Leibniz aux théodicées les plus célèbres de l'antiquité, du moyen âge, des temps modernes, et tout d'abord aux théodicées de Platon et d'Aristote. Quels sont les éléments de théodicée que Leibniz a empruntés au fondateur de l'Académie et au chef du Péripatétisme? Quelles sont les différences qui séparent sa doctrine de celle de ces deux illustres devanciers? Comment ces différences sont-elles des supériorités ? Ces différences, en outre, tiennent-elles uniquement à son génie propre, ou bien encore et surtout aux influences heureuses au milieu desquelles il a vécu ? Telles sont les questions de détail qu'implique une étude comparative de la théodicée de Leibniz et des théodicées platonicienne et péripatéticienne. L'érudition de Leibniz, nous l'avons montré 1, était immense. Nous avons observé, en particulier, qu'il 1. Voyez ci-dessus, livre I, chap. 1, Education de Leibniz; et chap. 11, Premiers écrits de Leibniz. |