acteur, ses propres principes. Mais ces principes n'en subsistent pas moins dans toute leur énergie. Par ces principes mêmes, Leibniz s'est fait le défenseur et le promoteur, en même temps que de la notion. de substance, de l'activité des créatures. C'est ainsi qu'il a restitué la notion de substance compromise par Descartes. C'est ainsi qu'il l'a défendue contre Locke, qui la destituait de toute virtualité. C'est ainsi qu'il l'a revendiquée contre Spinoza, qui, absorbant tout en un, proclamait l'unité de substance. C'est ainsi enfin que dégageant de dangereuses chimères la théorie du pur amour, il l'a protégée contre les envahissements du faux mysticisme. De la théodicée Alexandrine à la théodicée de Leibniz, je ne sais quel souffle d'éloquence, quel éclat de poétique enthousiasme, quel goût des choses divines peut s'être communiqué et propagé. Entre les deux doctrines, il n'y a de commun rien de plus et on voit aisément, de ces deux théodicées, quelle est celle qui est préférable à l'autre. CHAPITRE VI. Saint Anselme, saint Thomas, Leibniz. Le Christianisme, en appelant l'attention sur des problèmes jusque là ignorés, en posant d'une manière inattendue les problèmes anciens, surtout en affirmant de sa propre autorité certaines solutions; le Christianisme avait donné à la théodicée une face nouvelle. Quelle n'était point, par exemple, en théodicée, la nouveauté, l'importance du dogme de la création? Le Christianisme d'ailleurs n'abolissait pas la philosophie. Il la vivifiait. Et Leibniz a remarqué avec justesse que toute la Scolastique s'est particulièrement efforcée « d'employer utilement pour le Christianisme ce qu'il y avait de passable dans la philosophie des païens'. »> De là, l'importance de la Scolastique. Nul, au dixseptième siècle, ne l'a plus expressément avouée que Leibniz. « Même les Scolastiques, écrit Leibniz, ne me rebutèrent point.">> 1. Dutens, t. V, p. 13, Lettre 11 à Montmort, 1714. 2. Id., ibid., p. 8, Lettre 1 à Montmort, 1714. « Je reconnais, écrit-il ailleurs, que les Scolastiques abondent en inepties, mais il y a de l'or dans cette boue1. >> Et encore: « J'ai souvent dit aux partisans exclusifs de la philosophie des modernes, que les Scolastiques ne sont point absolument méprisables; j'ai souvent répété que dans leur fange se cache de l'or; si bien que ce serait rendre un grand service, que de donner au public un recueil d'extraits choisis de leurs ouvrages. « Je regrette qu'il nous manque une histoire de la Théologie, et de la Philosophie scolastique'. Dès sa jeunesse, Leibniz a donc en grande estime la Scolastique. Sans doute, il y trouve des subtilités syllogistiques, voisines de la puérilité, des ténèbres, des scories, de la boue; mais, sous cet amas qui le cache, il sait apercevoir l'or le plus pur et le plus affiné. Leibniz ne s'en tient pas non plus à ces jugements généraux, et de nombreux passages de ses écrits attestent qu'il avait fait une étude approfondie des Scolastiques les plus illustres. Et d'abord, bien qu'il ait peu suivi saint Augustin et qu'il s'en sépare en des points essentiels, il ne lui refuse pas l'expression de sa louange, ni même de son admiration. « Saint Augustin était un grand homme sans doute, et avait infiniment d'esprit; il paraît assez qu'il a 1. Dutens, t. V, p. 355, Ad Bierlingium, 1709.— Cf. Erdmann, p. 481, Théodicée, Discours de la conformité, etc. « Il faut avouer avec l'incomparable Grotius qu'il y a quelquefois de l'or caché sous les ordures du latin barbare des moines. >> 2. Id., t. VI, pars I, p. 178, Ad R. P. Des Bosses, Epistola iv, 1707. formé son système peu à peu, selon qu'il était engagé, sans avoir eu d'abord un plan complet. Ainsi n'ayant point prévu toutes les difficultés qui l'incommodaient, il a été réduit quelquefois à recourir à de mauvaises excuses1. >> << Il faut avouer que l'ouvrage d'Origène contre Celse, de Lactance contre les païens en général, de saint Cyrille contre l'empereur Julien, et de saint Augustin, de Civitate Dei, contiennent des choses excellentes. » « Je distingue les propositions dont je voudrais qu'on fît des établissements en deux espèces. Les unes se peuvent démontrer absolument par une nécessité métaphysique et d'une manière incontestable; les autres se peuvent démontrer moralement, c'est-à-dire, d'une manière qui donne ce qu'on appelle certitude morale, comme nous savons qu'il y a une Chine et un Pérou, quoique nous ne les ayons jamais vus, et n'en ayons point de démonstration. Saint Augustin, dans son livre de Utilitate credendi, a déjà fait de bonnes réflexions sur cette espèce de certitude. » ya Leibniz va même jusqu'à étudier et à estimer saint Augustin dans ses disciples et ses commentateurs. D'autre part, ainsi qu'il l'observe, il y a bien plutôt chez saint Augustin des vues qu'un système, des maximes profondes et comme des semences, qu'une doctrine arrêtée et un enseignement qui fasse corps. C'est pourquoi Leibniz s'est beaucoup moins attaché à saint Augustin qu'à saint Anselme et à saint Thomas, dont les noms reviennent plus d'une fois sous sa 1. Dutens, t. V, p. 65, Lettre 11 à Grimarest, 1712. plume et dont il a dit d'une manière générale et équitable : « Nos modernes ne rendent pas assez justice à saint Thomas et à d'autres grands hommes de ce temps-là, et il y a dans les sentiments des philosophes et des théologiens scolastiques bien plus de solidité qu'on ne s'imagine, pourvu qu'on s'en serve à propos et en leur lieu. Je suis même persuadé que si quelque esprit exact et méditatif prenait la peine d'éclaircir et de digérer leurs pensées à la façon des géomètres analytiques, il y trouverait un trésor de quantité de vérités très-importantes et tout à fait démonstratives'. » Rappelons par conséquent, en abrégé, quelles ont été les théodicées de. saint Anselme, de saint Thomas. Nous chercherons ensuite en quoi la théodicée de Leibniz se rattache à ces théodicées. Saint Anselme (1033), abbé du Bec, puis archevêque de Cantorbéry, a offert à son siècle ce bel exemple d'allier la raison à la foi et de chercher à asseoir une théodicée sur les seules évidences de l'entendement. Pour un moine, pour un évêque, c'est-à-dire pour un représentant accrédité, pour un défenseur officiel du dogme, l'entreprise était hardie. Aussi saint Anselme a-t-il éprouvé le besoin de se justifier à l'avance et de se couvrir des maximes de saint Augustin. Toute sa théodicée est comprise dans deux écrits: le Monologium, le Proslogium. Dans le Monologium, saint Anselme fait cette remarque essentielle que la notion de biens divers conduit à la notion du souverain bien, qui est Dieu. 1. Discours de métaphysique, publication de M. Grotefend, p. 163. 2. Voyez Saint Anselme, par M. Ch. de Rémusat. Paris, 1852, 1 vol. in-8. |