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patrie et du bien public et le soin de la postérité à la fortune et même à la vie. Ces public spirits, comme les Anglais les appellent, diminuent extrêmement et ne sont plus à la mode; et ils cesseront davantage quand ils cesseront à être soutenus par la bonne morale et par la vraie religion, que la raison naturelle même nous enseigne'. »

De même que toutes les grandes philosophies, la philosophie de Leibniz a puissamment influé sur les doctrines de ceux qui sont venus après lui. Il serait donc intéressant de rechercher les traces qu'a laissées Leibniz, notamment en Allemagne, depuis Wolf, Baumgarten, Bilfinger, Meyer, Reimarus, jusqu'à Kant, Fichte, Hégel, Jacobi, Herbart et Schelling. Mais cela même ne serait rien moins qu'écrire une histoire du Leibnizianisme.

Contentons-nous de rappeler, en le réduisant à quelques énonciations précises, ce qu'il y a de faux dans la philosophie de Leibniz et ce qu'il y a de vrai.

I' Leibniz abuse du principe de contradiction, qui ne donne pas la réalité, qui ne supplée pas l'évidence.

Il abuse du principe de la raison suffisante, qui, indiscrètement appliqué, détourne de l'observation, devient une pétition de principe, compromet la liberté.

II° La notion que se fait Leibniz de la monade est obscure, contradictoire.

Elle est obscure et contradictoire dans son fond, car elle ne rend pas compte de la nature diversifiée des objets qui constituent la réalité.

1. Erdmann, p. 386, Nouveaux Essais, liv. IV, chap. xvI, S 4.

Elle est obscure et contradictoire dans sa représentation; car cette représentation est mal définie; elle confond toutes les idées sous le caractère commun de la nécessité, en même temps qu'elle les frappe de subjectivité; elle conduit à un idéalisme, à un égoïsme absolu.

Elle est obscure et contradictoire dans son action; car continue et spontanée, c'est-à-dire tout interne. et déterminée, cette action est vraiment nécessitée. Du dynamisme on retombe dans le mécanisme. De plus, chaque monade, d'un côté, subissant l'impression du tout, de toutes les monades ; et, d'un autre côté, chaque monade étant déclarée sans influence sur les autres monades, le système d'harmonie préétablie, qu'on substitue contradictoirement à un système d'influence, annule la liberté, choque le sens commun, et particulièrement lorsqu'il s'agit des rapports de l'âme et du corps, se trouve démenti par la conscience.

III° Leibniz, à son insu, sans le vouloir, mais par les conséquences mêmes de ses théories, peut porter les esprits à concevoir un Dieu à la fois abstrait et accablant abstrait, parce que parfois il en fait surtout un objet de raisonnement; accablant, parce que, en définitive, ce Dieu est seul acteur;

Un Dieu auteur du bien seul et presque seul auteur du bien, sans qu'on voie assez comment la liberté humaine, telle que Leibniz la conçoit, produit le bien, en quoi par ses excès elle devient une source abondante de mal;

Un Dieu qui ne gouverne guère le monde que par des voies générales, d'où il suit que l'idée de quantité est fort près de prévaloir sur l'idée de qualité et la destinée du genre sur celle de l'individu ou de l'espèce;

l'idée de bonheur sur l'idée de devoir, et la doctrine des transformations successives sur le dogme de l'immortalité. En un mot, sur tous ces points, à des certitudes limitées, mais irréfragables, Leibniz mêle ou tend à substituer de hasardeuses et équivoques conjec

tures.

On peut d'ailleurs rapporter à deux causes principales les erreurs qui vicient la philosophie de Leibniz : 1° L'esprit d'abstraction et de système.

Leibniz ne s'est point assez résigné à l'ignorance. Entraîné par sa curieuse ardeur à tout approfondir, à tout comprendre, à rendre compte de tout, il est advenu que trop souvent il a subordonné à la spéculation la réalité. Confondant la logique et la vie, le concret et les abstractions, il abandonne l'observation de la conscience pour se précipiter aux déductions; il abuse de la méthode des géomètres, il montre une confiance aveugle dans la puissance du calcul. De là, dans l'ensemble de sa philosophie, des parties vides et fragiles, des imaginations gratuites, des hypothèses inexplicables. Et parit certe telas quasdam doctrinæ tenuitate fili operisque admirabiles, sed quoad usum frivolas et inanes'.

2 Une trop grande rapidité de vue, qui, promenant l'esprit sur toutes choses, ne lui permet d'en approfondir aucune.

<«< Leibniz, remarque un penseur ingénieux', ne s'arrêtait pas assez aux vérités qu'il découvrait; il passait outre, et allait trop tôt et trop vite en chercher

1. De Augmentis scientiarum, liv. I, chap. xxx1.

2. M. Joubert, Pensées, etc. Paris, 1850, 2 vol. in-8, 2e édit., t. II, p. 176.

de nouvelles. Il y avait en lui cette légèreté qui fait qu'on voit de loin, mais qui ne regarde rien fixement. >>

Mais si dans l'édifice immense du Leibnizianisme plus d'une partie est caduque ou ressemble à ces illusions de perspective qu'un architecte introduit pour les besoins de la symétrie et pour le plaisir des yeux, beaucoup d'autres parties restent debout, sur lesquelles peut s'asseoir une métaphysique solide.

I En même temps que Leibniz exagère la portée du principe de contradiction et du principe de la raison suffisante, il en assigne aussi le légitime usage, qui rend possible et qui explique, mais qui n'exclut pas l'observation, surtout l'observation psychologique.

II° Parmi les artifices et les trompeuses lueurs de sa doctrine apparaissent évidemment, à qui sait les apercevoir, d'essentielles notions:

La substance ramenée à une force indivisible, à la monade, à l'entéléchie; l'âme humaine à une force qui a conscience d'elle-même, vis sui conscia;

Le rapport de tout avec tout, si bien que rien n'est isolé dans l'immensité des choses;

Cette loi de la continuité qui reçoit, en métaphysique, comme en mathématiques et en physique, les plus belles applications, et se résout en une harmonie vraiment préétablie ;

La théorie des idées, saisie au plus profond de l'âme, support de la mathématique et de la morale, élément de toute théodicée;

Un Dieu, région des idées; un Dieu présent partout et personnel; un Dieu conçu avec tous les attributs qui fondent l'optimisme;

La mort nulle part, la vie partout, l'immortalité ré

sultant de la nature même de l'âme; la vie future montrée non-seulement comme une espérance, mais affirmée comme un droit; la vie présente ennoblie par le devoir, consolée par l'amour;

En un mot, « l'univers tout d'une pièce, sa beauté, son harmonie universelle, l'évanouissement du mal réel, principalement par rapport au tout; l'unité des véritables substances; la grande unité de la suprême substance, dont toutes les autres ne sont que des émanations et des imitations'; » sur la notion de force l'établissement d'un dynamisme où se distinguent l'infini et le fini, où, en vertu d'une progression harmonique, « le réel se gouverne parfaitement par l'idéal et par l'abstrait,» où toutes les différences conspirent sans confusion à la détermination d'une unité de plus en plus haute, à l'absolu.

Ce sont conciliés entre eux et restaurés sur la base du Christianisme, le Platonisme, le Péripatétisme, le Cartésianisme tout entier.

III Il faut ajouter « la beauté des idées, l'enthousiasme lumineux3,» mais surtout la foi dans l'autorité de la raison s'unissant à un profond sentiment religieux, une érudition étonnante à la spéculation la plus hardie; un sage et conciliant éclectisme, un respect intelligent du passé, l'élan vers l'avenir.

Telles sont, purgées de tout excès, démêlées de brillantes erreurs et de conceptions illusoires, les parties durables du Leibnizianisme et les données vivantes qui peuvent, au dix-neuvième siècle, assurer les pro

1. Dutens, t. V, p. 45, Jugement sur les OEuvres de Shaftesbury. 2. Id., t. III, p. 372, Extrait d'une Lettre de M. Leibniz à M. Varignon.

3. Id., t. V, p. 45, Jugement sur les OEuvres de Shaftesbury.

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