blement une différence entre le juste et l'injuste, siil n'y avait entre le juste et l'injuste aucune différence. Si le bien et le mal moral sont absolument la même chose, le Créateur aurait done mis entre notre nature, qui nous force à voir une différence, et la nature des choses qui est absolument la même, une opposition formelle; il a donc voulu nous faire une illusion continuelle, une illusion invincible, une illusion fâcheuse, puisque la considération de la vertu et du vice nous engage souvent à des sacrifices. En un mot, je suis aussi sûr de ce que je sens que de ce que je vois. Je sens que le mal moral n'est pas le bien; que le bien moral n'est pas le mal. Je suis donc certain que le bien et le mal sont différents. V. Seconde preuve. Ce que l'instinct moral nous fait apercevoir, la raison nous le montre avec plus d'étendue. Ce que nous avions senti antérieurement à toute réflexion, la réflexion vient ensuite le confirmer: elle nous certitie et nous prouve la vérité des principes que le sens moral nous avait présentés. Elle les développe et éclaircit les obscurités qui pourraient se trouver, surtout dans l'application; elle dissipe les préjugés, réprime les passions qui pourraient égarer les principes dans la pratique. Elle multiplie même ces principes primitifs connus par le sentiment, en en tirant des conséquences qui, par leur certitudo entière, deviennent elles-mêmes des principes de conduite. Ces deux fondements de toute certitude humaine, le sentiment et le raisonnement, se réunissant pour nous faire connaître la réalité de l'ordre moral, en portent l'évidence au plus haut degré. VI. Dans la spéculation, il y a des vérités tellement évidentes, qu'elles sont audessus de toute démonstration. Tels sont, par exemple, les axiomes de la géométrie. Il en est du bien et du mal comme de la vérité et de l'erreur. Il y a dans l'ordre moral, comme dans l'ordre mathématique, des propositions qui frappent si vivement par leur clarté notre intelligence, qui portent avec elles un caractère d'évidence si prononcé, qu'il est impossible à la raison de ne pas y adhérer; et que, dans le fait, il n'y a aucun être jouissant de sa raison qui les révoque en doute. Nous voyons aussi clairement la certitude de ces vérités: il faut garder la foi promise, il ne faut pas être ingrat; que de cette autre tous les rayons d'un cercle sont égaux. Elles sont, (15) Animal hoc providum, sagax, multiplex, acutum, memor, plenum rationis et consilii, quem vocamus hominem, præclara quadam conditione generatum est a sunimo Deo. Solum est enim ex Lot animantium generibus atque naturis, particeps rationis et cogitationis, cum cætera sint omnia expertia. Quid est autem, non dicam in hominibus, sed in omni cælo atque terra ratione divinius? Quæ cum adolevit atque perfecta est, rite sapientia nominatur. Est igitur (quoniam nihil est ratione melius, eaque et in homine et in Deo) prima hominis dans la spéculation, aussi universellement reconnues. VII. La raison reconnaît, sans de bien longs arguments, qu'il est impossible que des actions diamétralement opposées entre elles lui soient également conformes. Elle juge clairement que la bonne foi et la fourberie, l'équité et l'injustice, la bienfaisance et la cruauté ne peuvent pas être des choses également raisonnables. VIII. La raison fait connaître à l'homme qu'avec une intelligence il a une volonté; qu'il est fait, non-seulement pour connaltre, pour discuter, mais aussi pour vouloir et pour agir; quo sa volonté, de même que son intelligence, a une destination; que, de même que l'intelligence a des principes qui dirigent ses opérations, de même la volonté doit avoir des maximes qui dirigent sa conduite; qu'il faut à l'une comme à l'autre de ces deux facultés, des moyens pour atteindre leurs fins; que, comme l'intelligence ne parviendrait jamais à un but raisonnable si elle ne mettait pas une différence entre le vrai et le faux, ainsi la volonté qui se conduirait au hasard, sans règles, et sans faire une distinction entre ce qui est bien et ce qui est mal, ne pourrait jamais arriver à une fin conforme à la raison. En un mot, la même raison qui montre à l'intelligence qu'elle ne doit pas admettre dans ses jugements des contradic tions, fait voir pareillement à la volonté qu'elle ne doit pas se conduire d'après des idées contradictoires, comme celles de la bonté et de la méchanceté, de la justice et de l'injustice, etc. IX. La raison va plus loin: elle découvre à l'homme ses diverses relations, fondements de ses différents devoirs. Comme créature, il a relation avec son Créateur: comme être social, il en a avec ses semblables: comme intéressé à sa conservation et à son bien-être, il en a avec lui-même. Ses rapports avec Dieu lui inspirent le respect pour sa grandeur, la reconnaissance de ses bienfaits, la dépendance où est l'ouvrage de son anteur (13). Ses rapports avec les autres hommes lui font sentir le besoin de bien vivre avec eux, et lui en présentent les moyens qui se rapportent à la justice et à la bonté (14). Ses relations avec luimême, et t'amour naturel qu'il se porte, le conduisent à la tempérance et lui font ré prouver l'usage immodéré des biens qui pourraient devenir nuisibles. X. Enfin la raison fait sentir les affreuses conséquences du système qui détruit l'ordre cum Deo rationis societas. Inter quos autem ratio, inter eosdem recta ratio communis est. Quæ, cum sit lex, lege quoque consociati homines cum diis petandi sumus. (CICERO, De legibus, lib. 1, cap. 7.) (14) Sed omnium quæ in hominum doctorum disputatione versantur, nihil est profecto præstabi lius quam plane intelligi nos ad justitiam esse natos, neque opinione, sed natura constitutum esse jus. Id jam patebit, si hominum inter seipsos societatem conjunctionemque perspexeris. (CICERO, De legibus, lib. 1, cap. 10.) moral et qui met, au même niveau, le juste et l'injuste. S'il pouvait exister un pays peuplé d'hommes imbus de ces maximes, quelle société pourrait-il y avoir entre eux? Quel homme raisonnable, on même quel athée, voudrait aller habiter un pays où il serait reçu que la bonne foi, la reconnaissance, la justice, la bonté ne sont que de vains noms: que la fausseté, le vol, l'assassinat, la vengeance sont des choses tout aussi légitimes? En montrant les maux sans nombre qu'entraînerait la destruction de l'ordre moral, la raison fait voir qu'il était nécessaire que l'Auteur de la nature l'établit. XI. Troisième preuve. « Jetez les yeux, dit J.-J. Rousseau, sur toutes les nations du monde: parcourez toutes les histoires. Parmi tant de cu'tes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d'honnêteté, partout les mêmes notions du bien et du mal. L'ancien paganisme enfanta des dieux abominables, qu'on eût puni ici-bas, comme des scélérats, et qui n'offraient pour tableau du bonheur suprême, que des forfaits à commettre, et des passions à contenter. Mais le vice armé d'une autorité sacrée descendait en vain du séjour éternel: l'instinct moral le repoussait du cœur des humains. En célébrant les débauches de Jupiter, on admirait la continence de Xénocrate. La chaste Lucrèce adorait l'impudique Vénus. L'intrépide Romain sacrifiait à la peur. Il invoquait le dieu qui mutila son père, et mourait, sans murmurer, de la main du sien, Les plus méprisables divinités furent servies par les plus grands hommes. La sainte voix de la (15) Emile, liv. iv., Confession du vicaire savoyard. (16) Hane igitur video sapientissimorum fuisse sententiam, legem neque horainum ingeniis excogitatam, nec scitum aliquod esse populorum, sed æternum quiddam quod universum mundum regėret, imperandi prohíbendique sententiam. (CICERO, De legibus, lib. 1, cар. 4.) (17) Ergo lex est justorum injustorumque distinctio, ad illam antiquissimam et rerum omnium principem expressa naturam; ad quam leges hominum diriguntur, quæ supplicio afficiunt improbos, defendunt et tuentur bonos. ▸ (CICERO, De legibus, lib. 1, сар. 5.) (18) Quod si homines ab injuria pœna non natura arcere deberet, quænam sollicitudo vexaret impios, sublato suppliciorum metu; quorum tamen nemo tam audax unquam fuit, quin aut abnueret a se commissum esse facinus, aut justi sui doloris causam aliquam fingeret, defensionemque facinoris a natura jure aliquo quæreret. (CICERO, De legibus, lib, 1, сар, 14.) (19) Primum natura ipsa boni operis magistra est. Scis non furandum; et servum tuum, si furtum fecerit, verberas. Si quis ad uxorem tuam affectaverit, persequendum putas. Quod ergo in aliis reprehendis, ipse committis. Qui prædicas non furandum, furaris. Qui dicis, non adulterandum, adulteras. (S. AMBROSIUS, De fuga sæc., cap. 5, n. 15.) Quis enim ignorat homicidium, adulterima, furtum et omnem concupiscentiam esse malum, ex eo quod sibi ea nelit geri? Si enim mala OEUVRES COMP, DE LA LUZERNE. I. nature, plus forte que celle des dieux, se faisait respecter sur la terre, et semblait reléguer dans le ciel le crime avec les coupabtes » (15). Si l'opinion de tous les sages est un grand témoignage de la vérité, si le concert de tous les législateurs est un puissant motif de persuasion, quelle vérité sera plus fortement munie de ces imposantes autorités, que le dogme de la distinction du bien et du mal? Il n'y a pas un sage, pas un vrai philosophe qui ne l'ait enseigné (16); pas un législateur qui n'en ait fait le fondement de ses lois (17). Mais voici quelque chose de plus démonstratif encore: il n'ya pas d'autorité plus forte, plus persuasive en faveur d'une vérité, que celle des hommes intéressés à la combattre, Les coupables euxmêmes, les scélérats attestent par leur conduite, toute criminelle qu'elle est, qu'ils reconnaissent la réalité de l'ordre moral. En s'adonnant au vice, ils rendent hommage à la vertu: ils la respectent même en l'offensant. Il n'y en a aucun qui, même sûr de l'impunité, ne préférât d'obtenir, sans crime, le bien qu'il cherche dans le crime ; aucun qui convienne de sa scélératesse, et qui ne cache, ne nie, ou n'excuse ses actions perverses (18); aucun qui ne porte un jugement équitable des actions des autres, qui ne condamne sévèrement, dans autrui, ce qu'il se permet à lui-même, et qui ne se se plaigne amèrement quand on lui fait le tort que souvent il fait aux autres (19). Le sentiment de la vertu est donc jusque dans les vicieux. Malgré leur intérêt ils reconnaissent sa différence d'avec le vice (20).' XII. Des preuves que nous venons de donner de la réalité de l'ordre moral, ou de la différence du bien et du mal, résulte une , esse nesciret, nequaquam doleret sibi esse illata, > (S. HIERONYMUS, Epist. ad Algasiam, quæst. 8.) ‹ Furtum certe punit lex tua Domine, et lex scripta in cordibus hominum, quam nec ipsa delet iniquitas. Quis enim fur æquo animo furem patitur? (S. AUGUSTINUS, Confess, lib. II, cap. 4, n. 9.) (20) Placet suapte natura, adeoque gratiosa virtus est, ut insitum sit etiam malis probare meliora. Quis est qui non beneficus videri velit? Qui non inter scelera et injurias opinionem bonitatis affecter? qui non ipsis quæ impotentissime fecit, speciem aliquam inducat recti? velit quoque et iis videri beneficium dedisse quos læsit? Gratias itaque agi sibi ab his quoque quos afflixere patiuntur; bonosque se ac liberales fingunt, quia præstare non possunt. Quod non facerent, nisi illos honesti et per se expetendi amor cogeret moribus suis opinionem contrariam quærere, et nequitiam abdere, cujus fructus concupiscitur, ipsa vero odio pudorique est. Nec quisquam tantum a naturali lege descivit, et hominem exuit, ut animi causa malus sit. Dic enim cuilibet ex istis qui rapto vivunt, an ad illa quæ latrociniis et furtis consequuntur, malint ratione Doña pervenire? Optabit ille cui grassari et transeuntes percutere quæstus est, potius illa invenire quam eripere. Neminem reperies qui non nequitie præmiis sine nequitia frui malit. Maximum hoc habemus naturæ nieritum, quod virtus in omnium animos lumen suum permittit; etiam qui non sequuntur, illam vident. (SENECA, De benef., lib. iv, cap. 17.) 11 autre vérité: c'est que cet ordre, cette différence, non-seulement existe, mais existe essentiellement, et que le précepte qui en découle n'est point une institution arbitraire du législateur, telle qu'il eût pu en donner d'autres à l'homme en le créant tel qu'il est: rmais est une loi essentielle qui fait partie de la nature de l'être doué de raison et de liberté. La vérité des premiers principes moraux est, comme nous l'avons vu, aussi indubitable, aussi évidente que celle des axiomes de géométrie. C'est par la raison que nous connaissons les uns comme les autres: mais la raison ne peut par ellemême, et sans instructions extérieures, nous faire connaître, en matière de loi, que ce qui est essentiel. Incapable de deviner les préceptes dépendants d'une volonté arbitraire, elle a besoin de les recevoir du dehors. Ce que nous disons de la raison est encore, s'il est possible, plus vrai de l'instinct, qui nous donne les premières notions du juste et de l'injuste. L'instinct ne peut sentir que ce qui est dans sa nature. Ce sentiment intérieur n'est pas dans la volonté d'autrui, pour la connaître. Si les premiers principes du droit naturel étaient accidentels, ils varieraient dans les différents hommes. Leur universalité, leur parfaite conformité dans tous les individus, montrent encore qu'ils sont dans la nature de l'homme (21). XIII. Que l'on ne nous objecte pas contre cette verité, que Dieu prescrit l'observation des principes moraux, et que c'est de son précepte qu'ils tirent leur force obligatoire. Ce sont deux maximes également certaines, que les principes de l'ordre moral tiennent à l'essence de l'homme, et qu'ils découlent en même temps de la volonté divine. Dieu est le maître de ne pas créer : mais il ne peut pas créer sans donner aux êtres qu'il tire du néant, leur essence. Il y aurait contradiction dans son opération. Ainsi il était en son pouvoir de ne pas créer l'homme tel qu'il est. Mais, le faisant raisonnable et libre, capable de connaître le bien et le mal, maître de pratiquer l'un ou T'autre, il ne pouvait pas ne pas lui imposer les devoirs qui sont dans la nature d'un tel être. De même il pouvait faire qu'il n'y eût jamais de triangle: mais dès qu'il a voulu qu il y en eût, il a par là même nécessairement voulu qu'ils eussent trois angles et trois côtés (22). Il serait absurde que Dieu eût fait l'homme (21) Quibus ratio a natura datur, iisdem etiam recta ratio data est: ergo et lex quæ est recta ratio in jubendo et vetando. Si lex, jus quoque. At omnibus rat o; 0; jus igitur datum est omnibus. (CICERO, De legibus, lib. 1, cap. 12.) - In corde justi lex Dei est. Quæ lex? non scripta, sed naturalis. › (S. AMBROSIUS, in psalm. xxxvi, enarr. n. 69.) — Quid illa lex que summa ratio nominatur, cui semper obtemperandum est, et per quam mali miseram, boni beatam vitam merentur; per quam denique illa quam temporalem vocandam diximus, recte fertur, recteque mutatur? Potestine cuipiam intelligenti non incommutabilis æternaque videri?, (S. AUGUSTINUS, De lib. arb., lib. 1, cap. 6, n. 15.) Creator namque omnipotens a cunctis insensi capable de connaître sa grandeur, son autorité, ses bienfaits, sans lui prescrire le respect, la soumission, la reconnaissance: qu'il l'eût formé sociable, sans lui imposer les devoirs sociaux: qu'il lui eût inspiré l'amour de soi-même, sans lui enjoindre de se conserver. La volonté de Dieu, que l'homme observe les principes moraux naturels, n'est autre chose que sa volonté de lui donner l'intelligence et la liberté. Après avoir prouvé, et je crois aussi complètement qu'il soit possible, la réalité de l'ordre moral, fondé sur la différence essentielle du bien et du mal; examinons les difficultés par lesquelles quelques prétendus philosophes ont entrepris d'affaiblir et d'obscurcir cette importante vérité. XIV. « Prétendre, disent quelques-uns, que la notion du bien et du mal est évidemment donnée par la raison; qu'elle est un sentiment naturel à l'homme, dépendant d'un instinct moral, c'est tomber dans le système maintenant rejeté et reconnu ridicule des idées innées. Ce qui est naturel à un être quelconque, est en lui dès son origine, dès son premier moment. Aucun être ne peut exister sans sa nature. Or il est évident que les principes moraux ne nous sont pas connus dès le temps de notre naissance : cette connaissance ne nous est donc pas naturelle. >>> XV. J'ai déjà déclaré que je ne voulais pas entrer dans la discussion des systèmes philosophiques: parce que ce n'est pas sur des opinions particulières que sont assises les vérités fondamentales de la religion. Mais, relativement à cette objection, je dis que quelque système que l'on admette sur les idées innées, elle est nulle; et que dans toute hypothèse la notion du juste et de l'injuste est naturelle à Thomme. D'abord si on admet sur les idées innées le système cartésien, lequel, malgré le mépris ris qu'affectent les incrédules, est encore suivi par plusieurs auteurs très-estimables, on doit concevoir que les principes les plus sûrement innés sont ceux que l'instinct inspire, et que la raison saisit vivement et subitement. XVI. Ensuite si on ne veut pas croire que la notion du juste et de l'injuste soit une idée innée, on pourra, conformément à un autre système, la regarder comme innée en tant que sentiment. Pour expliquer celto bilibus, irrationabilibusque distinctam rationabilem creaturam hominum condidit, quatenus quod egerit, ignorare non possit. Naturæ enim lege scire compellitur seu pravum, seu rectum sit quod operatur. (S. GREGORIUS Mag., Moral., lib. xxviu, cap. 25, n. 48.) (22) Avant qu'il y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles. Ils avaient done des rapports possibles, et, par conséquent, des lois possibles. Avant qu'il y eût des lois faites, il y avait des rapports ce justice possibles. Dire qu'il n'y a rien de juste ou d'injuste, que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on 'on eût trace de cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux. (18prit des lois, liv. 1, chap. 1.) opinion, j'emprunte les expressions d'un des coryphées de l'incrédulité. « Exister, pour nous, c'est sentir. Notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons des sentiments avant d'avoir des idées. Quelle que soit la cause de notre être, elle a pourvu à notre conservation en nous donnant des sentiments convenables à notre nature. Et l'on ne saurait nier qu'au moins ceux-là ne soient innés. Ces sentiments, quant à l'individu, sont l'amour de soi, la crainte de la douleur, l'horreur de la mort, le désir du bien-être. Mais si, comme on n'en peut douter, l'homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l'être que par d'autres sentiments innés, relatifs à son espèce. Car, à ne considérer que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes, au lieu de les rapprocher. Or c'est du système moral formé par ce double rapport, à soimême et à ses semblables, que naît l'impulsion de la conscience. Connaître le bien, ce n'est pas l'aimer. L'homme n'en a pas la connaissance innée. Mais aussitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l'aimer: et c'est ce sentiment qui est inné (23). » XVII. Enfin, si on veut que, ni comme idée ni comme sentiment, la notion du juste et de l'injuste ne soit innée, elle n'en est pas moins naturelle. J'ai exposé ailleurs la différence entre l'idée innée et l'idée naturelle: mais il n'est pas inutile d'y revenir ici. L'idée innée est, ou serait celle qui, née avec nous, n'aurait besoin d'aucune réflexion pour être formée. L'idée naturelle est celle qui nous vient naturellement lorsque nous réfléchissons; à laquelle il est impossible que nous n'adhérions pas lorsque nous y appliquons notre esprit. Dans l'ordre spéculatif, cette vérité, le tout est plus grand que sa partie, n'est pas un principe inné, mais elle est un principe naturel, parce que lorsque les idées, de tout et de partie, se présentent à notre esprit, nous ne pouvons pas ne pas sentir la différence de l'une à l'autre. Il en sera de même des premiers principes moraux en admettant qu'ils ne sont pas innés. Ils sont naturels, parce qu'ils frappent de leur évidence ceux qui y font attention. Ils peuvent être inconnus, ils ne peuvent pas être méconnus; on peut les Ignorer, on ne peut pas les rejeter. XVIII. On prétend que ce qui est dans la nature d'un ètre est dans lui dès ses premiers moments. La fausseté de l'assertion et le sophisme de l'argument ne sont pas difficiles à apercevoir. Un être peut avoir dans sa nature des propriétés, des facultés (23) Emile, liv. Iv, Confession du vicaire sa vovard. (24) Hæc vero lex naturalis loquitur omnibus qui in lege sunt; ex cujus præceptis soli mihi immunes fieri videntur infantes, quibus nondum inest pravi rectique judicium. Sed si his etiam illi sociandi sunt, qui quacunque ex causa impotentes sunt mentis, videtur, exceptis vero his, nullus hominum mihi effugere videtur hanc legem. (ORI qu'il ne soit en état de déployer qu'au bout de quelque temps. Voit-on les arbres développer dès le commencement leurs feuilles, leurs fleurs et leurs fruits? Les voit-on en porter en hiver? Personne cependant ne niera qu'il leur est naturel d'en pousser. De même dans l'homme, il y a beaucoup de facultés, soit corporelles, soit spirituelles, qui lui sont naturelles, et qui ne se produisent par des actes, qu'au bout d'un certain temps. Il lui est naturel de voir et de marcher. Au moment de sa naissance l'enfant a les yeux fermés; il ne commence à faire quelques pas qu'après deux ou trois ans. Le jugement, le le raisonnement par lesquels il connaît les principes moraux ne se développent de même qu'avec l'âge. Quand nous disons la notion du juste et de l'injuste naturelle à l'homme, nous entendons l'homme ayant l'usage de la raison. C'est dans la nature de la raison qu'elle réside. De même que l'enfant à qui elle n'est pas encore venue, l'insensé qui en est absolument dépourvu, n'a pas cette connaissance (24), comme l'aveugle n'a pas la capacité de voir, qui cependant est naturelle à l'homme; il est tout simple que nous ne connaissions pas les principes moraux avant de jouir des facultés qui nous les font connaître. XIX. « On objecte encore que les principes moraux ne sont pas universels. La nature est la même pour tous les hommes. Si done la notion du juste et de l'injuste était naturelle à l'homme, tous en auraient la notion, tous en auraient la même notion. Mais c'est ce qu'on ne voit pas dans le genre humain. Outre qu'il n'y a pas de pays dans lequel il ne se rencontre des scélérats qui ont perdu toute croyance à la morale; outre que les hommes réduits à l'état de nature, que l'on a de temps en temps trouvés dans les bois, n'avaient absolument aucune idée de moralité; il y a des peuples entiers qui vivent sans aucune idée de Dieu, de religion, de vertu et de vice. Dans les nations mêmes qui en ont quelque notion, combien n'y a-t-il pas de variétés sur ce point! Combien, chez les unes, de pratiques que les autres regardent avec horreur ! Combien, dans certains pays, d'usages qui contrarient formellement les principes que nous prétendons être essentiels et immuables, d'honnêteté, d'humanité, de justice. Il y a des peuples sauvages qui mangent des hommes, où les enfants égorgent leurs pères devenus vieux ou faibles, où les mères font périr elles-mêmes leurs enfants. Et ce ne sont pas seulement les peuples sauvages, ce sont les nations les plus célèbres par leur civilisation, par GENES, in Epist. ad Rom., lib. 1, n. 6.) - < Hanc legem nescit pueritia, ignorat infantia, et peccans absque mandato, non tenetur lege peccati. Maledicit patri et matri, et parentes verberat; et quia necdum accepit legem sapientiæ, mortuum est in eo peccatum. Cum autem inandatum venerit, hoc est tempus intelligentiæ appetentis bona et vetantis mala, inne incipit peccatum reviviscere.) (S. HIERONYMUS, Epist. ad Algasiam, quæst. 8.) leurs lumières, parmi lesquelles nous voyons des coutumes que nous regardons comme abominables. Lacédémone autorisait le vol fait avec adresse. Le péché contre nature était commun et non condamné dans toute la Grèce. Rome se plaisait aux combats des gladiateurs. Carthage et la Gaule immolaient des victimes humaines. La Tauride sacrifiait les étrangers. En Chine on expose les enfants. La loi persane permettait les mariages incestueux. Comment peut-on dire que des principes sont naturels à l'homme, quand partout l'homme les viole, non-seulement par le fait, mais par d'autres principes et par des usages contraires, regardés comme légitimes ? >>> XX. Le sens moral peut se dépraver, donc il n'existe pas. Ce raisonnement n'est certainement pas concluant (25). Il en est de cet instinct comme de l'instinct physique, ni l'un ni l'autre n'est infaillible sur tous les points, mais de ce qu'il y a des objets sur lesquels, et des circonstances dans lesquelles l'instinct physique nous égare, peutón inférer raisonnablement qu'il n'existe pas; qu'il n'est pas naturel; qu'il n'est pas sur les objets simples un guide certain? II y a de fausses faims, on voit des envies de dormir auxquelles il est dangereux de céder. Ces choses s'observent dans les hommes dont la santé est mal disposée. Conclura-t-on de là que la faim et le sommeil n'avertissent pas l'homme en santé du besoin de manger et de dormir? Il en est de même de l'instinct moral. Il se trouve des hommes dont l'esprit est mal affecté et qui se trompent en certains points sur ce qui est bien et sur ce qui est mal. Il se rencontre aussi, et nous l'avons observé, certaines circonstances embarrassantes où l'instinct moral a besoin d'être dirigé par la raison, comme l'instinct physique doit l'être quelquefois par la réflexion. Il ne s'ensuit pas de là que l'instinct moral soit en lui-même un guide trompeur. Il nous fait connaître avec certitude, d'abord en général, qu'il y a un bien et un mal moral qui diffèrent essentiellement; ensuite, en particulier, certains principes simples d'après lesquels diverses actions sont bonnes (25) Quare cum et bonum et malum natura judicetur, et ea sint principia naturæ, certe honesta quoque et turpia simili ratione dijudicanda, et ad naturam referenda sunt. Sed perturbat nos opinionum varietas, hominumque dissensio; et quia non idem contingit in sensibus, hos natura certos putamus; illa quæ aliis sic, altis secus, nec iisdem semper uno modo videntur, ficta esse dicimus. Quod est longe aliter. Nam sensus nostros, non parens, non nutrix, non magister, non poeta, non scena depravat, non multitudinis consensus abducit a vero. Animis omnes tenduntur insidiæ, vel ab iis quos modo enumeravi, qui teneros et rudes cum acceperunt, inficiunt et flectunt ut volunt; vel ab ea quæ penitus in omni sensu implicata insidet imitatrix boni voluptas, malorum autem mater omnium; cujus lilanditiis corrupti, quæ natura bona sunt, quia dulcedine hac et scabie carent, non cerni. mus. (CICERO, De legibus, lib. 1, cap. 17.) (26) Nam quæ semper et ubique justa sunt, et ou mauvaises. Est-il vrai qu'il y ait des gens assez scélérats pour avoir perdu absoJument toute idée de morale? Je ne le crois pas (26). Dans les sociétés les plus endurcies, il en reste des lueurs. Les brigands, dans leurs cavernes, ont, entre eux, des sentiments et des règles de justice: ils soignent leurs enfants, ils ne commettent presque jamais que les crimes utiles. Et quand il serait vrai qu'il en existât quelques-uns qui fussent parvenus à ce degré de corruption, ils seraient si rares qu'on ne pourrait rien en conclure. Ils seraient, dans l'ordre moral, ce que sont, dans l'ordre physique, les monstres: des exceptions en petit nombre qui n'empêchent pas l'ordre général d'exister. Il n'est pas étonnant que les hommes isolés que l'on a trouvés quelquefois dans les bois, n'eussent aucune notion de Dieu et des devoirs moraux. C'étaient des êtres qui n'avaient de l'homme presque que la figure, dont toutes les pensées, toutes les réflexions étaient concentrées dans le soin de leur conservation. Pouvaient-ils connaître les devoirs envers leurs semblables, eux qui ignoraient même qu'il y eût des hommes leurs semblables ? Pouvaient-ils penser qu'il existat un créateur, eux qui n'avaient jamais observé, de l'ordre du monde, que ce qui pouvait servir à leur subsistance. Je nie formellement qu'il existe des nations absolument dépourvues de la connaissance de Dieu et de toute morale (27). En traitant de l'existence de Dieu, j'ai montré que les auteurs qui ont intenté cette accusation à quelques hordes de sauvages, no les avaient examinées que superficiellement et en passant; ont été contredits par d'autres auteurs postérieurs et mieux instruits; se sont meine quelquefois rétractés. Et quand cette imputation serait vraie, comment ceux qui la font dépeignent-ils les peuples dont ils parlent? Ils les représentent comme des hommes tellement stupides, qu'ils n'ont de notions que celles qui iné ressent leur subsistance. S'il peut y avoir des nations qui ne réfléchissent pas, nous consentons que celles-là ignorent la diffe rence du bien au mal moral. Cette connais totam justitiam in omni hominum genere exhibet. Nec ullum est genus quod ignoret adulterium esse malum, et fornicationem, et quæcunque alia similia. Quæ quidem et si omnes faciant, non tamen assequuntur, ut cum ea faciunt, inique a se fieri ignorent, iis exceptis quicunque impиго spirit pleni, vel prava institutione, el malis moribus, ac nefariis legibus corrupti, naturales notiones amiserunt, vel potius extimuerunt, aut inhibitas tenent. Videre enim est etiam ejusmodi homines eadem pati nolle quæ ipsi alis faciunt, ac sibi invicem inimica conscientia exprobrare quæ perpetrant. (S. JusTINUS, Dial, cum Tryphone, cap. 95.) (27) Neque enim Adam, neque quivis homo unquam videtur sine naturali lege vixisse. Lol enim illum efformavit Deus, ipsi legem indidit, contubernalem illam faciens universæ creature.... Nat et Barbari et Græci, et omnes homines legem haac habent. (S. JOANNES CHRYSOSTOMUS, in Epist. ad Rom., homil. 12, ม. 6.) |