Le fait que nous avons des idées absolument indépendantes des objets corporels me paraît d'une telle évidence, que je ne conçois pas qu'on ait pu le contester. Jai l'idée de la substance simple du pur esprit, puisqu'elle n'implique pas contradiction; j'ai l'idée de l'intelligence, de la vérité, de la vertu, et pour y penser je n'ai nullement besoin de me représenter un être corporel intelligent, véridique, vertueux. J'examine les rapports des choses même incorporelles, et j'en forme des jugements; je rapproche les rapports des rapports, ce qui produit des raisonnements; j'ai des désirs, des volitions, des inclinations, des affections de différents genres. J'ai la conscience de tout cela; je fais des retours sur mes idées, sur mes jugements, sur mes raisonnements, sur toutes mes dispositions; je fais des abstractions, je décompose ou je réunis mes diverses pensées. Un arithméticien travaillant sur des nombres n'a pas besoin, pour se former des idées claires de leurs relations, de les rapporter à des êtres matériels. Sur la matière même, le géomètre divise dans sa pensée ses diverses propriétés, sans, pour cela, avoir présent à l'esprit quelque individu matériel auquel elles appartiennent. A cette vérité, les matérialistes opposent que tout ce qu'on appelle idée abstraite ne nous offre aucun sens, si nous ne la rapportons à quelque objet matériel. Comme ils produisent cette assertion sans preuve, on peut la nier sans en donner de raison: c'est ici une question de sentiment. Que tout homme impartid se rende compte à lui-même, si, pour concevoir l'idée de sa pensée, il a besoin de se représenter un homme pensant; s'il ne peut se former l'idée de la vérité sans penser à la réalité de quelque corps; si, pour méditer le devoir d'aimer Dieu, il lui faut une représentation matérielle. Notre seconde proposition est également certaine. Ce qui n'a point de rapport avec les sens, ce qui leur est étranger, ne peut pas venir des sens. Il doit y avoir une relation entre la cause et l'effet, entre l'occasion et la chose occasionnée, entre le principe et la conséquence: n'y ayant rien de commun entre une sensation et une pensée métaphysique, la sensation ne peut pas produire cette pensée. un principe matériel, sont certainement produites par une substance spirituelle. XXVII. Septième preuve. L'idée la plus intime que j'aie est celle du moi; et en approfondissant cette idée, je vois qu'elle me présente un moi immatériel. Je pense, donc j'existe. Par ma pensée, je sens mon existence; par ma pensée, je sens l'individualité de mon être, je me sens distingué de tout ce qui n'est pas moi. Mais ce sentiment ne vient pas de la sensibilité physique; il n'est pas l'effet d'un mouvement venu du dehors, d'un ébranlement excité dans quelqu'un de mes organes par le contact de quelque corps extérieur. S'il était produit par une cause matérielle, je la sentirais, comme je sens l'impression de toutes mes autres sensations. Au lieu do cela, ce sentiment de mon existence n'affecte aucun de mes sens. C'est l'idée de mon idée qui me le donne. Je sens que j'existe, non à la manière dont je sens l'existence des autres corps, par mes organes physiques, mais par la considération de ma seule pensée. Je suis donc un moi pensant et sentant, indépendamment de mes sens matériels: je suis donc un moi immatériel (84). Les deux principes de cette preuve étant solidement établis, la conséquence en résulte nécessairement: les idées de l'ordre spirituel ne pouvant pas être attribuées à 22; epist. 15, ad Nebridium, n. 4; De Genesi ad litt., lib. vn, cap. 13, n. 20.) - Rationis corpus per se expers, perspicuum est aliquid esse incorporeum, cujus proprium est quærere et judicare. Duæ sunt in nobis comprehendendarum rerum facultates, sensus etintelligentia; quarum operationes tantum inter se distant quantum ea quæ ab altera comprehenduntur, ab altera comprehendi nequeunt. Sed cum omnes facultates essentiarum sint facultates, duas necesse est essentias esse, quarum alterius sit sensus, alterius intelligentia, Quod si ita est, erit certe essentia quædam incorporea, cujus XXVIII. Huitième preuve. L'homme réfléchit et raisonne: or, ces opérations ne peuvent être que les œuvres d'une substance spirituelle. Je ne crois pas avoir besoin de prouver la première de ces deux propositions. Quant à la seconde, il ne faut pas pour la prouver de longues argumentations. 1o Examinant le principe de la réflexion et du raisonnement, nous disons que ces opérations procèdent d'une cause ou matérielle ou spirituelle; mais qu'il est impossible de les faire découler de la matière. La matière, comme nous l'avons prouvé, est de sa nature inerte et passive (85): incapable d'action, elle ne peut que communiquer l'impulsion qu'elle a reçue. Si ce n'était pas une contradiction dans les termes, nous dirions qu'elle ne peut agir que passivement. Mais la réflexion, qui rapproche ou sépare les diverses relations d'une idée; le raisonnement, qui réunit plusieurs idées pour en former un résultat, exigent un travail, et tout travail est une action. La substance qui réfléchit et qui raisonne, ne reçoit pas des êtres extérieurs ses opérations; elle les tire de son propre fonds; elle les forme elle-même: elle agit donc dans toute la force du terme : elle n'est donc pas matérielle. proprium est intelligere, ut sentire corporis., (Quæst. Græcorum ad Christ., ad calcem operum Justini.) (84) Errat enim quisquis hominem carne metitur. Nam corpusculum hoc quo induti sumus, hominis receptaculum est. Nam ipse homo neque tangi, neque comprehendi potest, quia latet intra hoc quod videtur. (LACTANTIUS, De opificio Dei, cap. 19.) (85) V. Dissertation sur l'existence de Dieu, partie, chap. 1, no 29. 2. Si nous voulons considérer la réflexion et le raisonnement dans leurs effets, nous verrons encore que ce ne peuvent pas être des productions de la matière. Le résultat d'une réflexion est l'idée d'une relation; le résultat d'un raisonnement est une autre idée que l'on appelle conséquence : mais ce sont des opérations essentiellement indivisibles, même par la pensée. La relation de deux idées, la conséquence de deux jugements, ne sont pas susceptibles de plus ou de moins elles existent absolument, entièrement, ou elles n'existent pas du tout. Elles sont si essentiellement simples, que l'idée de leur division, de leur décomposition, répugne, et présente une absurdité. Elles ne peuvent donc pas être le produit du composé, lequel ne pouvant rien faire que ses parties n'y concourent, ne peut produire que de la composition. XXIX. Neuvième preuve. Ce que la matière peut effectuer est borné au temps présent. Elle n'agit, ou pour parler exactement, elle ne communique une action que dans le moment où elle est remuée. Mais la substance pensante se transporte dans le passé par la mémoire, dans l'avenir par la prévision. Elle n'est donc pas matérielle. Nous avons vu l'auteur du livre de l'Esprit, prétendre que la mémoire n'est qu'une sensation continuée et affaiblie, et nous avons rapporté le raisonnement par lequel il prétend le prouver (86). Il n'est assurément pas difficile d'y répondre. Nous connaissons, il est vrai, des sensations qui se continuent quelque temps en s'affaiblissant; mais elles ne s'affaiblissent qu'en continuant: on ne peut plus dire qu'elles continuent quand elles ont absolument cessé. Par exemple, le son d'une cloche excite une vibration qui produit dans mes oreilles une continuation de sensibilité, lors même que la cloche a cessé d'être mue: cette sensation va en s'affaiblissant pendant quelques instants, jusqu'à ce qu'elle finisse; mais quand je n'entends plus aucun son, je n'en ai plus la sensation. Je n'ai plus aujourd'hui la sensation de la cloche que j'entendis hier, quoique j'en aie le souvenir; ce n'est plus mon oreille qui me transmet ce son, puisqu'elle n'en est plus frappée. Il n'est nullement vrai, ce que l'on prétend, que mon organe intérieur d de l'ouïe soit à peu près dans la même situation où il était lorsque j'entendais ce son; peut-être même est-il dans une situation toute différente, et est-il frappé d'un son d'un autre genre. Il en est de même du souvenir qui me revient à l'esprit, d'un chêne que j'ai vu autrefois. Puisqu'il n'est plus devant mes yeux, l'organe de ma vue n'en est point affecté : il Pest au contraire des autres objets qui sont devant moi. Je me souviens quelquefois de choses passées il y a vingt, trente, quarante ans et plus, auxquelles je n'avais pas pensé dans ce (36) Voyez ci-dessus, chap. 1, no 10. long intervalle. Comment peut-on dire que c'est là une sensation continuée? Je me ressouviens d'idées métaphysiques que j'ai eues, d'abstractions que j'ai faites, de raisonnements que j'ai formés sur des objets qui n'avaient aucun rapport avec les sens. Ce qui ne fut jamais une sensation, peut-il être une continuation de sensation? Si nos souvenirs n'étaient que des sensations continuées, ils nous ramèneraient constamment sur les mêmes idées, et nous les rappelleraient toujours dans le même ordre. Au lieu de cela, nous nous souvenons tantôt d'une chose, tantôt d'une autre; nous nous rappelons des objets qui n'ont entre eux aucun rapport; nous en omettons d'intermédiaires; nous y en ajoutons d'autres: tantôt nous séparons, tantôt nous rassemblons diverses idées, que nous avions successivement confiées à notre mémoire. Il est donc certain qu'un souvenir n'est pas une sensation; que la mémoire n'est pas la sensibilité physique. Et la prévoyance, qui est une autre de nos facultés intellectuelles, anquel de nos sens la rapportera-t-on? Des divers organes d'un astronome, quel est celui que l'on dira frappé par l'éclipse qui arrivera dans cinq cents ans? Si toute pensée est une sensation, en sorte que la réminiscence soit une sensation continuée, une prévision sera done une sensation anticipée? Que les matérialistes nous expliquent ce nouveau mystère de leur système. XXX. Dixième preuve. L'homme est nonseulement un être intelligent, mais aussi un être voulant: or, la volonté n'est pas matérielle. Je ne crois pas qu'il y ait jamais en un matérialiste assez insensé pour disputer au genre humain sa volonté. Nous la sentons; nous en voyons continuellement les effets : ce serait perdre son temps que d'entreprendre de la prouver. Mais on prétend, et c'est là le point actuel de la question, que les volitions ne sont, de même que toutes les autres pensées, que des effets de la sensibilité physique, que des ébranlements communiqués au cerveau par les corps étrangers. Quand le cerveau est frappé par un corps étranger, il est pessif; quand la volonté commande un acte, elle est active: elle n'est donc pas l'ébranlement du cerveau. Ce sont deux choses toutes différentes, que ce qui reçoit une impulsion et ce qui la donne. Que le cerveau recevant l'impulsion soit passif, c'est une vérité dont l'évidence résulte de la seule exposition des termes. Que la volonté soit active dans les mouvements qu'elle fait faire, c'est une vérité de sentiment dont l'évidence est intérieurement sentie aussitôt qu'elle est exposée. Ce n'est point parce que mon bras est remué que je veux son mouvement; c'est parce que je l'ai voulu qu'il est remué: ma volition a préa plus: nous avons quelquefois des volitions absolument étrangères à toute affection corporelle: nous voulons nous occuper d'objets métaphysiques; traiter des sciences où s'exerce la pure intelligence: nous formons des désirs de choses qui ne peuvent affecter le corps; notre volonté désire la vérité, la vertu, la sagesse, et se porte à leur recherche. Ce n'est pas tout encore. Non seulement nous avons des volitions indépendantes des sens, nous en avons même qui y sont opposées. La faim me provoque à manger; mais je m'en abstiendrai si c'est un jour de jeûne, ou si je crains que l'aliment ne me nuise. Quelle est la sensation qui veut le contraire de ce à quoi les sensations nous portent? cédé le mouvement; je sens qu'elle en a été la cause, et ce sentiment est un garant plus certain que toutes les subtilités de la métaphysique. Si toutes nos volitions étaient des sensations ou des effets des sensations, nous aurions la perception de ces sensations, nous les connaîtrions. Une sensation qu'on ne sent pas est une contradiction. Souvent il nous arrive de vouloir exciter des mou-vements dans notre corps, sans y être engagés par aucune sensation antérieure. Il y RÉPONSE AUX OBJECTIONS CONTRE LA SPIRE et par la nature même de l'âme, et par toutes ses opérations; par celles même qu'on nous objecte, et qui offrent quelques relations avec la matière. Il ne nous reste, pour compléter la démonstration de notre doctrine, qu'à montrer la frivolité de tout ce que les matérialistes de tous les siècles y out opposé. En parlant de la volonté, je ne parle pas encore d'un de ses principaux attributs, qui est la liberté. Ce doit être le sujet de la dissertation suivante, Mais j'observe d'avance que, quand j'aurai prouvé la liberté de l'ame humaine, j'aurai ajouté une nouvelle démonstration à celles de sa spiritualité. Le pouvoir de délibérer ne peut appartenir à la matière, qui suit nécessairement les lois du mouvement. Ainsi tous les matérialistes sont fatalistes. XXXI. Onzième preuve. Non-seulement Thomme a des idées et des volitions, mais il les communique et les inspire à d'autres. Quand un homme me parle, il me transmet sa pensée; souvent il me fait vouloir ce qu'il désire: mais ce n'est pas le son de sa voix qui me communique ce qu'il pense; l'ébran!ement produit par le son, d'abord dans mon oreille, et ensuite dans mon cerveau, n'est pas ce qui produit en moi cette pensée; la preuve en est claire. Que celui qui m'a parlé aille dire la même chose à un homme qui ne sait pas sa langue; cet autre entendra nettement les paroles, mais ne les comprendra pas: il aura aussi parfaitement que moi la sensation du son de la voix, mais il n'aura pas l'intelligence, il ne connaîtra pas comme moi la pensée de celui qui parle; c'est donc autre chose que l'impression du son qui me la fait connaître : il y a donc dans moi une chose autre que les sens physiques, laquelle reçoit les pensées d'autrui, et me les fait connaître. Je viens de présenter un grand nombre de preuves de la spiritualité de l'âme, qui toutes me paraissent convaincantes. Il en résulte que ce dogme important est prouvé, (87) Voyez ci-dessus, chap. 1, no 6. CHAPITRE III. TUALITÉ DE L'AME. I. « C'est, disent les matérialistes, un principe généralement adinis dans toutes les écoles de philosophie, et incontestable, qu'il n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait été précédemment dans les sens: Nihil est in intellectu, quod non prius fuerit in sensu. On ne peut le révoquer en doute, sans admettre le ridicule système des idées innées. >>> Les incrédules, qui traitent ordinairement avec un si grand mépris les opinions de l'6cole, en font des axiomes incontestables, quand ils croient qu'elles favorisent les leurs; ils rejettent comme ridicules celles qui les contrarient. Nous pourrions, à co principe de la vieille philosophie péripatéticienne, opposer une simple dénégation, qui aurait autant de force qu'une assertion sans preuve: nous pourrions renvoyer cette maxime avec tant d'autres, venues de la même source, et que tout le monde rejette aujourd'hui. Mais nous n'avons pas besoin de combattre ce principe, vrai ou faux: nous ne fondons point la doctrine religiense sur des systèmes. Nous ne jugeons point entre Descartes et Locke, s'il y a ou s'il n'y a pas des idées innées. L'opinion sur les idées innées est indifférente à notre question. Cela est si vrai, que Locke, le grand adversaire des idées innées, dit positivement, comme nous l'avons observé, qu'il y a deux sources de nos connaissances, les sensations qui nous viennent du dehors, et les réflexions que nous faisons nous-mêmes sur nos sensations (87); et distingue, dans beaucoup d'endroits, les diverses opérations de notre esprit d'avec les sensations. Aristote, le père de la maxime qu'on nous objecte, reconnaissait, comme nous l'avons vu d'après Cicéron et Plutarque, qu'il y avait dans l'homme une substance différente des sens qu'il appelait entéléchie, qui est l'intelligence, seul juge des choses (88). De ce qu'un objet est pré*senté à l'intellect par les sens, il ne s'ensuit nullement que les sens et l'intellect soient la même chose. Quand même nous n'aurions que des sensations, nous n'aurions pas moins besoin, pour les sentir, d'une substance spirituelle. A plus forte raison, notre âme produisant beaucoup d'opérations qui ne sont pas des sensations, est certainetnent immatérielle. Le principe d'Aristote doit donc être entendu dans un sens différent de (88) Voyez ci-dessus, chap. 1, no 8, celui que présentent les matérialistes. Ce philosophe a dit, non pas in sensibus, ce qui pourrait s'appliquer exclusivement aux sens matériels; mais in sensu, ce qui comprend toute la faculté de sentir, soit la sensibilité physique, soit la sensibilité morale. Son principe est qu'il n'y a rien dans l'intelligence qu'elle ne le sente: qu'elle a la conscience, le sentiment de toutes ses pensées, de quelque genre qu'elles soient. « Nous ne connaissons pas, objecte-t-on ensuite, toutes les propriétés de la matière: successivement on en découvre de nouvelles. La découverte d'une force, telle, par exemple, que l'attraction, ne peut-elle pas faire soupçonner que les corps eussent encore quelques propriétés inconnues, telle, par exemple, que la faculté de sentir? Tout Je raisonnement des apôtres de la spiritualité se réduit à dire nous ne connaissons qu'imparfaitement la matière; nous ignorons si quelques-unes de ses propriétés peuvent être jointes à la pensée; nous décidons, en conséquence, que la matière ne peut penser.» Cet argument est de la plus grande faiblesse et de la plus insigne mauvaise for. Il est faux, et évidemment faux, que ce soit parce que nous ignorons la compatibilité de la matière avec la pensée, que nous prononçons son impuissance à penser. C'est parce que nous connaissons positivement des propriétés de la matière incompatibles avec la pensée, que nous affirmons l'incompatibilité de ces deux choses. Nous disons: la matière est essentiellement composée, la pensée est essentiellement simple; la matière est essentiellement passive, la pensée est l'effet d'une action: il est done impossible que la pensée soit le produit de la matière. Ce n'est pas sur les propriétés de la matière que nous ignorons, que nous fondons son incapacité à penser; c'est sur celles que nous connaissons. Pour juger lincompatibilité de deux choses, je n'ai nullement besoin de connaître toutes leurs propriétés; il suffit que je connaisse dans l'une et dans l'autre quelques propriétés inconciliables. Pour prononcer qu'un triangle n'est pas un carré, il n'est pas nécessaire que je sache quelles sont toutes les propriétés du carré et du triangle; il me suffit de voir dans l'un une qualité essentielle qui répugne à l'autre. III. Voici une autre difficulté sur laquelle les matérialistes insistent avec d'autant plus de confiance qu'elle est appuyée de l'autorité de Locke. Le traducteur de l'ouvrage de ce philosophe rapporte, dans une note, quelques détails d'une dispute avec le docteur Stillingfleet, et spécialement les raisons par lesquelles Locke défendait son ment matériel pense, ou non, par la raison qu'il nous est impossible de découvrir, par la contemplation de nos propres idées, sans révélation, si Dieu n'a point donné à quelque amas de matière, disposée comme il le trouve à propos, la puissance d'apercevoir et de penser; ou s'il a joint et uni à la matière ainsi disposée, une substance immatérielle qui pense. Tout ce que l'on dit pour borner la puissance de Dieu se réduit à ceci, qu'il n'y a pas moyen de concevoir comment la matière peut penser. Mais inférer de là que Dieu ne peut pas donner à la matière la faculté de penser, c'est dire que la puissance de Dieu est renfermée dans des bornes fort étroites, par la raison que l'entendement de l'homme est lui-même fort borné; si cette raison est bonne, elle doit avoir lieu dans d'autres rencontres. Vous ne pouvez concevoir que la matière puisse attirer la matière à aucune distance; mais encore moins à la distance d'un millier de milles: donc Dieu ne peut lui donner une telle puissance. Vous ne pouvez concevoir comment une substance étendue et solide pourrait penser. Mais pouvez-vous concevoir comment votre propre âme ou aucune substance pense? << Dire que la matière est capable de penser, c'est, ajoute-t-on, confondre l'idée de la matière avec l'idée de l'esprit. Pas plus, répond Locke, que je ne confonds l'idée de la matière avec l'idée d'un cheval, quand je dis que la matière, en général, est une substance solide et étendue, et que le cheval est un animal ou une substance solide, étendue, avec sentiment, et motion spontanée. Dieu crée une substance étendue et solide, sans y joindre par-dessus aucune autre chose; et ainsi nous pouvons la considérer en repos: il joint le mouvement à quelques-unes de ses parties, qui conservent toujours l'essence de la matière; il en façonne d'autres parties en plantes, et leur donne toutes les propriétés de la végétation, la vie et la beauté, qui se trouvent dans un rosier et un pommier, par-dessus l'essence de la matière en général, quoiqu'il n'y ait que de la matière dans le rosier et le pommier: et à d'autres parties, il ajoute le sentiment et le mouvement spontané, et les autres propriétés qui se trouvent dans un éléphant. On ne doute point que la puissance de Dieu ne puisse aller jusque-là, ni que les propriétés d'un rosier, d'un pommier, ou d'un éléphant, ajoutées à la matière, changent les propriétés de la matière: on reconnaît que, dans ces choses, la matière est toujours matière. - « On reconnaît que Dieu peut changer un corps en une substance immatérielle; c'est système (89). Je vais présenter d'abord l'ex-à-dire que Dieu peut ôter à une substance trait de ses arguments, et ensuite les raisons qui, je crois, en montrent le peu de solidité. << Nous avons des idées de la matière et de la pensée; mais peut-être ne serons-nous jamais capables de connaître si un être pure (89) Essai philosophique concernant l'entendement la solidité qu'elle avait auparavant, et qui la rendait matière, et lui donner ensuite la faculté de penser, qu'elle n'avait pas auparavant, et qui la rend esprit, la méme substance restant; car si la même substance ne humain, liv. Iv, chap. 3, § 6. resle pas, le corps n est pas change en une substance inimatérielle; mais la substance solide est annihilée avec toutes ses appartenances, et une puissance immatérielle est créée à la place: ce qui n'est pas changer une chose en une autre, mais en détruire une et en faire une autre de nouveau. Dieu peut donner la faculté de penser à cette substance dépouillée de solidité, puisqu'elle est devenue immatérielle; il peut ensuite redonner la solidité à cette substance, et la rendre de nouveau matérielle. Pourquoi ne peut-il pas, la remettant dans cet état, lui laisser la faculté de penser, qu'il lui avait donnée? Nier que Dieu puisse le faire, c'est nier qu'il puisse faire ce qui de soi est possible, et par conséquent mettre des bornes à la toute-puissance de Dieu. » Voilà tous les raisonnements par lesquels Locke a essayé de justifier son opinion sur la capacité qu'il attribue à la matière de recevoir la faculté de penser. Ils se réduisent à trois: 1o de ce qu'on ne conçoit pas comment la matière peut penser, on a tort de conclure que Dieu ne peut pas la faire penser; 2° de ce que la pensée n'est point une des propriétés connues de la matière, il ne s'ensuit pas que Dicu ne puisse la surajouter aux autres; 3o Dieu peut, sans difficulté, changer une substance matérielle en spirituelle, il peut donc lui en donner les propriétés. IV. J'ai déjà répondu au premier de ces trois arguments. Il porte sur une fausse supposition. Ce n'est pas, je le répète, parce que nous ne concevons point comment la matière peut penser, que nous disons que Dieu ne peut lui en donner la faculté; c'est parce que nous concevons positivement la répugnance, la contradiction, l'être et le non être d'une substance matérielle pensante. En traitant de la toute-puissance, nous avons vu qu'elle ne s'étend pas à changer les essences des choses, c'est-à-dire à faire qu'une chose soit à la fois ce qu'elle est, et autre que ce qu'elle est; qu'elle devienne autre en restant la même (90). La question actuelle consiste donc en trois points: Dieu peut-il faire qu'un amas de matière ne soit pas composé de parties? Peut-il faire qu'une pensée en soit composée? Peut-il faire que la pensée se divise entre les parties d'un amas de matière? A la première question nous répondons que la matière étant essentiellement étendue, si elle n'avait pas de parties, serait ce qu'elle est, et ne le serait pas. A la seconde, que la pensée étant essentiellement simple, cesserait d'être pensée si elle devenait composée. A la troisième, que l'être simple, s'il état divisé entre diverses parties, serait à la fois simple et non-simple. Nous concluons de là que si un amas de matière devenait substance pensante en restant amas de matière, il serait à la fois ce qu'il est, et autre que ce 14. (90) Voyez Dissertation sur l'existence de Dieu, premiere partie chap. 1, art. 6, n° (91) Eimile, liv. Iv, Confess. du vicaire sa qu'il est; il y aurait en lui être et non-être, composition et incomposition: d'où nous inférons ultérieurement que la toute-puissance ne s'étend pas jusqu'à rendre la matière pensante. Nous ajoutons que par là nous ne la bornons pas. Locke lui-même a dit au même endroit : « Que Dieu ne puisse pas faire qu'une substance soit solide et non solide en même temps, c'est, je crois, ce que nous pouvons assurer, sans blesser le respect qui lui est dû. » Nous dirons done avec un célèbre déiste : « Si toutes les qualités primitives qui nous sont connues peuvent se réunir dans un même être, on ne doit admettre qu'une substance. Mais s'il y en a qui s'excluent mutuellement, il y a autant de diverses substances qu'on peut faire de pareilles exclusions. Je n'ai besoin, quoi qu'en dise Locke, de connaître la matière que comme étendue et divisible, pour être assuré qu'elle ne peut penser (91). » Nous ne concevons pas, ajoute-t-on, l'attraction de la matière et la formation de la pensée. Rappelons-nous ce que nous avons exposé ailleurs sur la différence entre concevoir et comprendre (92). Concevoir une chose est avoir l'idée de sa possibilité; la comprendre est connaître comment elle est possible. Je ne comprends ni l'attraction, ni la formation de la pensée; mais je les conçois, j'ai l'idée de leur possibilité. Quant à la pensée de la matière, non-seulement je ne la comprends pas, mais je ne la conçois pas, puisque j'ai l'idée de son impossibilité. V. Le second raisonnement de Locke, que Dieu peut ajouter à la matière des propriétés nouvelles qu'elle n'a pas dans son essence, n'est pas plus embarrassant : ce n'est pas encore là ce dont il s'agit. Il est question de savoir si Dien peut ajouter à la matière ce qui répugne à l'essence de la matière, comme la pensée répugne à l'étendue. Sans doute il est au pouvoir de Dieu d'attribuer à la matière beaucoup de propriétés, dont nous n'avons même aucune idée; mais ce ne peuvent jamais être que des propriétés compatibles avec la nature de la matière, des propriétés qui puissent s'appliquer au composé. Ainsi, à une matière qu'il a créée, Dieu imprime le mouvement; c'est une propriété matérielle, une propriété qui affecte et le corps et ses parties. Quand Dieu façonne en plantes un amas de matière, et lui donne les propriétés de la végétation, il ne lui donne encore que des propriétés analogues au composé, puisqu'elles sont composées elles-mêmes, et qu'elles se répandent dans toutes les parties de la plante. Mais à ces deux exemples, Locke en joint un troisième qui n'est pas aussi juste. Il dit que Dieu peut ajouter à la substance étendue du cheval ou de l'éléphant, le sentiment et la motion spontanée. Cette assertion suppose ce qui est en question. Il s'agit de sa |