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attachés au prince: l'un appelé M. Klupffel, homme de beaucoup d'esprit, étoit son chapelain, et devint ensuite son gouverneur, après avoir supplanté le baron; l'autre étoit un jeune homme appelé M. Grimm, qui lui servoit de lecteur en attendant qu'il trouvât quelque place, et dont l'équipage très mincę annonçoit le pressant besoin de la trouver. Dès ce même soir, Klupffel et moi commençâmes une liaison qui bientôt devint amitié. Celle avec le sieur Grimm n'alla pas tout-à-fait si vite; il ne se mettoit guère en avant, bien éloigné de ce ton avantageux que la prospérité lui donna dans la suite. Le lendemain à dîner on parla de musique : il en parla bien. Je fus transporté d'aise en apprenant qu'il accompagnoit du clavecin. Après le dîner on fit apporter de la musique. Nous musiquâmes tout le jour au clavecin du prince. Et ainsi commença cette amitié qui d'abord me fut si douce, enfin si funeste, et dont j'aurai tant à parler désormais.

En revenant à Paris, j'y appris l'agréable nouvelle que Diderot étoit sorti du donjon, et qu'on lui avoit donné le château et le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu'il me fut dur de n'y pouvoir courir à l'instant même! mais retenu deux ou trois jours chez madame Dupin par des soins indispensables, après trois ou quatre siècles d'impatience, je volai dans les bras de mon ami. Moment inexprimable! Il n'étoit pas seul; d'Alembert et le trésorier de la Sainte-Chapelle étoient avec lui. En entrant je ne vis que lui; je ne fis qu'un saut, un cri; je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par mes pleurs et mes sanglots; j'étouffois de tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers l'ecclésiastique, et de lui dire: Vous voyez, monsieur, comment m'aiment mes amis. Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis pas alors à cette manière d'en tirer avantage; mais en y pensant quelquefois depuis ce temps-là, j'ai toujours jugé qu'à la place de Diderot ce n'eût pas été là la première idée qui me seroit venue,

Je le trouvai très affecté de sa prison. Le donjon lui avoit fait une impression terrible; et quoiqu'il fût agréablement au château, et maître de ses promenades dans un parc qui n'est pas même fermé de murs, il avoit besoin de la société de ses amis pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme j'étois assurément celui qui compatissoit le plus à sa peine, je crus être aussi celui dont la vue lui seroit la plus consolante, et tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j'allois, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi.

Cette année 1749 l'été fut d'une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après midi j'allois à pied quand j'étois seul, et j'allois vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués, à la mode du pays, ne donnoient presque aucune ombre; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m'étendois par terre, n'en pouvant plus. Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France, et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'académie de Dijon pour le prix de l'année sui-, vante, Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.

A l'instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. Quoique j'aie un souvenir vif de l'impression que j'en reçus, les détails m'en sont échappés depuis que je les ai déposés dans une de mes quatre lettres à M. de Malesherbes. C'est une des singularités de ma mémoire qui mérite d'être dite. Quand elle me sert, ce n'est qu'autant que je me suis reposé sur elle: sitôt que j'en confie le dépôt au papier, elle m'abandonne; et dès qu'une fois j'ai écrit une chose, je ne m'en souviens plus du tout. Cette singularité me suit jusque dans la musique. Avant de l'apprendre je savois par cœur des multitudes de chansons: sitôt que j'ai su chanter des airs notés, je n'en ai pu retenir aucun; et je doute que de ceux que j'ai le plus aimés j'en pusse aujourd'hui redire un seul

tout entier.

Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c'est qu'arrivant à Vincennes, j'étois dans une agitation qui tenoit du délire. Diderot l'aperçut: je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius; écrite en crayon sous un chêne. Il m'exhorta de donner l'essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet inévitable de cet instant d'égarement*.

* Dans sa lettre à Malesherbes Rousseau ajoute à cé récit des circonstances bien plus frappantes encore. Elles donnent l'idée d'une inspiration et d'un accès d'enthousiasme dont on peut dire qu'il n'y

Mes sentiments se montèrent, avec la plus incon-> cevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l'enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu : et ce qu'il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon cœur, durant plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu'elle ait jamais été dans le cœur d'aucun autre homme.

Je travaillai ce discours d'une façon bien singulière, et que j'ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consacrois les insomnies de mes nuits. Je méditois dans mon lit à yeux fermés, et je tournois et retournois mes périodes dans ma tête avec des peines incroyables; puis, quand j'étois parvenu à en être content, je les déposois dans ma mémoire jusqu'à ce que je pusse les mettre sur le papier: mais le temps de me lever et de m'habiller me faisoit tout perdre; et quand je m'étois mis à mon papier il ne

a point d'exemple dans les fastes de la littérature. « Je sentis ma tête «prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente < palpitation... ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse << tomber sous un arbre de l'avenue, et j'y passe une demi-heure « dans une telle agitation, qu'en me relevant j'aperçus tout le devant * de ma veste mouillé de larmes, sans avoir senti que j'en répandois.» (Deuxième lettre.)

A cette extase si éloquemment décrite, Marmontel (Mémoires, Livre VIII) oppose ce qu'il appelle le fait dans sa simplicité, tel qu'il déclare que le lui a raconté Diderot lui-même : «Un jour (c'est « Diderot qui parle) nous promenant ensemble, il me dit que l'aca«démie de Dijon venoit de proposer une question intéressante et « qu'il se proposoit de la traiter. Cette question étoit..... Quel parti « prendrez-vous? lui demandai-je. - Celui de l'affirmative. - C'est « le pont aux ânes. Tous les talents médiocres prendront ce chemin<là... le parti contraire présente à la philosophie et à l'éloquence « un champ nouveau, riche et fécond. --Vous avez raison, me dit-il « après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil. »

Après avoir entendu Diderot parlant par l'organe de Marmontel, entendons Diderot lui-même. Sa Vie de Sénèque contient du 61o au 68° paragraphe une longue et virulente diatribe contre son ancien ami, où les mots de scélérat, perfide, calomniateur, hypocrite, et autres semblables ne sont pas épargnés, sans l'énonciation, à vrai dire, d'aucun fait positif qui en justifie l'emploi, mais qui font bien connoître au moins la disposition de Diderot en les écrivant. Si,

CONFESSIONS. 2.

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animé de sentiments aussi hostiles, il eût eu un fait semblable à articuler, avec quel empressement n'eût-il pas saisi cette occasion de nous en instruire, en appuyant encore et chargeant même sur ses conséquences! Hé bien, il ne dit sur cela que quelques mots, et les voici littéralement : « Lorsque le programme de l'académie «de Dijon parüt, il vint me consulter sur le parti qu'il prendroit. « Le parti que vous prendrez, lui dis-je, c'est celui que personne « ne prendra. - Vous avez raison, » répliqua-t-il ($ 66). Quelle différence de cette version à celle de Marmontel, et quelles idées contraires ne fait-elle pas naître! En les développant ici, nous paroîtrions nous défier de l'intelligence et de la bonne foi du lecteur, et nous ne lui ferons pas cette injure. Qui ne voit ici que Rousseau a pu en effet venir consulter son ami, mais comme trop souvent on consulte en pareil cas, c'est-à-dire avec un parti bien pris d'avance? et la réponse de Diderot prouve que lui-même ne s'y est pas mépris. La connoissance parfaite qu'il avoit du tour d'esprit et du caractère de Rousseau lui a fait voir sur-le-champ ce que depuis M. Ginguené a parfaitement développé et prouvé: c'est qu'en effet la négative soutenue par Rousseau tient à toute sa vie précédente (Réflexions sur les Confessions, page 53). Elle étoit l'effet nécessaire des évènements de cette vie si vagabonde, si tristement et si diversement agitée, des épreuves par lui subies, des impressions qui en furent la suite, et de sa position dans le monde à l'époque où il prit la plume pour traiter la question proposée. Concluons que Marmontel, ou Diderot peut-être causant avec lui, a, innocemment ou non, brodé sur le fait.

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