Images de page
PDF
ePub

me venoit presque plus rien de ce que j'avois composé. Je m'avisai de prendre pour secrétaire madame Le Vasseur. Je l'avois logée avec sa fille et son mari plus près de moi; et c'étoit elle qui, pour m'épargner un domestique, venoit tous les matins allumer mon feu et faire mon petit service. A son arrivée je lui dictois de mon lit mon travail de la nuit; et cette pratique, que j'ai long-temps suivie, m'a sauvé bien des oublis.

Quand ce discours fut fait, je le montrai à Diderot, qui en fut content, et m'indiqua quelques corrections. Cependant cet ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de logique et d'ordre; de tous, ceux qui sont sortis de ma plume c'est le plus foible de raisonnement et le plus pauvre de nombre et d'harmonie: mais, avec quelque talent qu'on puisse être né, l'art d'écrire ne s'apprend pas tout 'd'un coup.

Je fis partir cette pièce sans en parler à personne autre, si ce n'est, je pense, à Grimm, avec lequel, depuis son entrée chez le comte de Frièse, je commençois à vivre dans la plus grande intimité. Il avoit un clavecin qui nous servoit de point de réunion, et autour duquel je passois avec lui tous les moments que j'avois de libres, à chanter des airs italiens et des barcarolles sans trève et sans relâche du matin au soir, ou plutôt du soir au matin, et, sitôt qu'on ne me trouvoit pas chez madame Dupin, on étoit sûr de me trouver chez M. Grimm, ou du moins avec lui, soit à la promenade, soit au spectacle. Je cessai d'aller à, la Comédie Italienne où j'avois mes entrées, mais qu'il n'aimoit pas, pour aller avec lui, en payant, à la

8.

!

Comédie Françoise dont il étoit passionné. Enfin un attrait si puissant me lioit à ce jeune homme, et j'en devins tellement inséparable, que la pauvre tante elle-même en étoit négligée; c'est-à-dire que je la voyois moins, car jamais un moment de ma vie mon attachement pour elle ne s'est affoibli.

Cette impossibilité de partager à mes inclinations le peu de temps que j'avois de libre renouvela plus vivement que jamais le desir que j'avois depuis longtemps de ne faire qu'un ménage avec Thérèse: mais l'embarras de sa nombreuse famille, et surtout le défaut d'argent pour acheter des meubles, m'avoient jusqu'alors retenu. L'occasion de faire un effort se présenta, et j'en profitai. M. de Francueil et madame Dupin, sentant bien que huit à neuf cents francs par an ne pouvoient me suffire, portèrent de leur propre mouvement mon honoraire annuel jusqu'à cinquante louis; et de plus, madame Dupin, apprenant que je cherchois à me mettre dans mes meubles, m'aida de quelques secours pour cela. Avec les meubles qu'avoit déjà Thérèse nous mîmes tout en commun; et, ayant loué un petit appartement à l'hôtel de Languedoc, rue de Grenelle Saint-Honoré, chez de très bonnes gens, nous nous y arrangeâmes comme nous pûmes; et nous y avons demeuré paisiblement et agréablement pendant sept ans, jusqu'à mon délogement pour l'Hermitage.

Le père de Thérèse étoit un vieux bon-homme, très doux, qui craignoit extrêmement sa femme, et qui lui avoit donné pour cela le surnom de Lieutenant-criminel, que Grimm, par plaisanterie, trans

porta dans la suite à la fille. Madame Le Vasseur ne manquoit pas d'esprit, c'est-à-dire d'adresse; elle se piquoit même de politesse et d'airs du grand monde: mais elle avoit un patelinage mystérieux qui m'étoit insupportable, donnant d'assez mauvais conseils à sa fille, cherchant à la rendre dissimulée avec moi, et cajolant séparément mes amis aux dépens les uns des autres et aux miens; du reste assez bonne mère, parcequ'elle trouvoit son compte à l'être, et couvrant les fautes de sa fille parcequ'elle en profitoit. Cette femme, que je comblois d'attentions, de soins, de petits cadeaux, et dont j'avois extrêmement à cœur de me faire-aimer, étoit, par l'impossibilité que j'éprouvois d'y parvenir, la seule cause de peine que j'eusse dans mon petit ménage; et du reste je puis dire avoir goûté, durant ces six ou sept ans, le plus parfait bonheur domestique que la foiblesse humaine puisse comporter. Le cœur de ma Thérèse étoit celui d'un ange: notre attachement croissoit avec notre intimité, et nous sentions davantage de jour en jour combien nous étions faits l'un pour l'autre. Si nos plaisirs pouvoient se décrire, ils feroient rire par leur simplicité; nos promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensois magni, fiquement huit ou dix sous à quelque guinguette; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en visà-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenoit la largeur de l'embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servoit de table, nous respirions l'air, nous pouvions voir les environs, les passants; et, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour tout mets, d'un quartier de gros pain, de quelques cerises, d'un petit morceau de fromage et d'un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux? Amitié, confiance, intimité, douceur d'ame, que vos assaisonnements sont délicieux! Quelquefois nous restions là jusqu'à minuit sans y songer, et sans nous douter de l'heure, si la vieille maman ne nous en eût avertis. Mais laissons ces détails qui paroîtront insipides ou risibles: je l'ai toujours dit et senti, la véritable jouissance ne se décrit point.

J'en eus à peu près dans le même temps une plus grossière, la dernière de cette espéce que j'aie eue à me reprocher. J'ai dit que le ministre Klupffell étoit aimable: mes liaisons avec lui n'étoient guère moins étroites qu'avec Grimm, et devinrent aussi familières; ils mangeoient quelquefois chez moi. Ces repas, un peu plus que simples, étoient égayés par les fines et folles polissonneries de Klupffell, et par les plaisants germanismes de Grimm, qui n'étoit pas encore devenu puriste. La sensualité ne présidoit pas à nos petites orgies; mais la joie y suppléoit, et nous nous trouvions si bien ensemble, que nous ne pouvions plus nous quitter. Klupffell avoit mis dans ses meubles une petite fille, qui ne laissoit pasa d'être à tout le monde, parcequ'il ne pouvoit l'entretenir à lui seul. Un soir, en entrant au café, nous le trouvâmes qui en sortoit pour aller souper avec elle. Nous le raillâmes: il s'en vengea galamment en nous mettant du même souper, et puis nous raillant à son tour. Cette pauvre créature * VAR. qui par convention ne laissoit pas....

C

mé parut d'un assez bon naturel, très douce, et peu faite à son métier, auquel une sorcière qu'elle avoit avec elle la styloit de son mieux. Les propos et le vin nous égayèrent au point que nous nous oubliâmes. Le bon Klupffell ne voulut pas faire ses honneurs à demi, et nous passames tous trois successivement dans la chambre voisine avec la pauvre petite, qui ne savoit si elle devoit rire ou pleurer. Grimm a toujours affirmé qu'il ne l'avoit pas touchée: c'étoit donc pour s'amuser à nous impatienter qu'il resta si long-temps avec elle; et s'il s'en abstint, il est peu probable que ce fût par scrupule, puisque avant d'entrer chez le comte de Frièse, il logeoit chez des filles au même quartier Saint-Roch.

Je sortis de la rue des Moineaux, où logeoit cette fille, aussi honteux que Saint-Preux sortit de la maison où on l'avoit enivré, et je me rappelai bien mon histoire en écrivant la sienne. Thérèse s'aperçut à quelque signe, et surtout à mon air confus, que j'avois quelque reproche à me faire; j'en allégeai le poids par ma franche et prompte confession. Je fis bien; car dès le lendemain Grimm vint en triomphe lui raconter mon forfait en l'aggravant, et depuis lors il n'a jamais manqué de lui en rappeler malignement le souvenir: en cela d'autant plus coupable, que l'ayant mis librement et volontairement dans ma confidence, j'avois droit d'attendre de lui qu'il ne m'en feroit pas repentir. Jamais je ne sentis mieux qu'en cette occasion la bonté de cœur de ma Thérèse; car elle fut plus choquée du procédé de Grimm qu'offensée de mon infidélité, et je n'essuyaide sa part que des reproches tou

« PrécédentContinuer »