voquer en doute, ou de permettre à d'autres de les contester. § 22. Par quels degrés les hommes viennent communément à recevoir certaines choses pour Principes. Quelque étrange que cela paraisse, c'est ce que l'expérience confirme tous les jours; et l'on n'en sera pas si fort surpris, si l'on considère par quels degrés il peut arriver que des doctrines qui n'ont pas de meilleures sources que la superstition d'une nourrice ou l'autorité d'une vieille femme, deviennent, avec le temps, et par le consentement des voisins, autant de principes de religion et de morale. Car ceux qui ont soin de donner, comme ils parlent, de bons principes à leurs enfants (et il y en a peu qui n'aient fait provision pour euxmêmes de ces sortes de principes, qu'ils regardent comme autant d'articles de foi), leur inspirent les sentiments qu'ils veulent leur faire retenir et professer durant tout le cours de leur vie; et les esprits des enfants, étant alors sans connaissance et indifférents à toute sorte d'opinions, reçoivent les impressions qu'on leur veut donner: car du papier blanc reçoit toutes sortes de caractères. Étant ainsi imbus de ces doctrines, dès qu'ils commencent à entendre ce qu'on leur dit, ils y sont confirmés, dans la suite, à mesure qu'ils avancent en âge, soit par la profession ouverte ou le consentement tacite de ceux parmi lesquels ils vivent, soit par l'autorité de ceux dont la sagesse, la science et la piété leur sont en singulière recommandation, et qui ne permettent pas qu'on parle jamais de ces doctrines, que comme des vrais fondements de la religion et des bonnes mœurs. Et voilà comment ces sortes de principes passent enfin pour des vérités incontestables, évidentes, et nées avec nous. § 23. A quoi nous pouvons ajouter que ceux qui ont été instruits de cette manière, venant à réfléchir sur eux-mêmes, lorsqu'ils sont parvenus à l'âge de raison, et ne trouvant rien dans leur esprit de plus vieux que ces opinions, qui leur ont été enseignées avant que leur mémoire tînt, pour ainsi dire, registre de leurs actions, et marquât la date du temps auquel quelque chose de nouveau commençait à se montrer à eux, ils s'imaginent que ces pensées, dont ils ne peuvent découvrir en eux la première source, sont assurément des impressions de Dieu et de la nature, et non des choses que les autres hommes leur aient apprises. Prévenus de cette imagination, ils conservent ces pensées dans leur esprit, et les reçoivent avec la même vénération que plusieurs ont accoutumé d'avoir pour leurs parents, non en vertu d'une impression naturelle (car, en certains lieux où les enfants sont élevés d'une autre manière, cette vénération leur est inconnue), mais parce qu'ayant été constamment élevés dans ces idées, et ne se souvenant plus du temps auquel ils ont commencé de concevoir ce respect, ils croient qu'il est naturel. § 24. C'est ce qui paraîtra fort vraisemblable et presque inévitable, si l'on fait réflexion sur la nature de l'homme et sur la constitution des affaires de cette vie. De la manière que les choses sont établies dans ce monde, la plupart des hommes sont obligés d'employer presque tout leur temps à travailler à leur profession pour gagner leur vie, et ne sauraient néanmoins jouir de quelque repos d'esprit sans avoir des principes qu'ils regardent comme indubitables, et auxquels ils acquiescent entièrement. Il n'y a personne qui soit d'un esprit si superficiel ou si flottant, qu'il ne se déclare pour certaines propositions qu'il tient pour fondamentales, sur lesquelles il appuie ses raisonnements, et qu'il prend pour règle du vrai et du faux, du juste et de l'injuste. Les uns n'ont ni assez d'habileté, ni assez de loisir pour les examiner; les autres en sont détournés par la paresse; et il y en a qui s'en abstiennent parce qu'on leur a dit, depuis leur enfance, qu'ils se devaient bien garder d'entrer dans cet examen: de sorte qu'il y a peu de personnes que l'ignorance, la faiblesse d'esprit, les distractions, la paresse, l'éducation ou la légèreté, n'engagent à embrasser les principes qu'on leur a appris, sur la foi d'autrui, sans les examiner. § 25. C'est là, visiblement, l'état où se trouvent tous les enfants et tous les jeunes gens; et la coutume, plus forte que la nature, ne manquant guère de leur faire adorer, comme autant d'oracles émanés de Dieu, tout ce qu'elle a fait entrer une fois dans leur esprit, pour y être reçu avec un entier acquiescement, il ne faut pas s'étonner si, dans un âge plus avancé, lorsqu'ils sont ou embarrassés des affaires indispensables de cette vie, ou engagés dans les plaisirs, ils ne pensent jamais sérieusement à examiner les opinions dont ils sont prévenus, particulièrement si l'un *de leurs principes est que les principes ne doivent pas être mis en question. Mais, supposé même que l'on ait du temps, de l'esprit et de l'inclina tion pour cette recherche, qui est assez hardi pour entreprendre d'ébranler les fondements de tous ses raisonnements et de toutes ses actions passées? Qui peut soutenir une pensée aussi mortifiante qu'est celle de soupçonner que l'on a été pendant long-temps dans l'erreur? Combien de gens y a-t-il qui aient assez de hardiesse et de fermeté pour envisager sans crainte les reproches que l'on fait à ceux qui osent s'éloigner du sentiment de leur pays, ou du parti dans lequel ils sont nés? Et où est l'homme qui puisse se résoudre patiemment à supporter les noms de fantasque, de sceptique et d'athée, qu'on ne manquera pas de lui donner, s'il témoigne seulement qu'il doute de quelqu'une des opinions communes? Ajoutez qu'il ne peut qu'avoir encore plus de répugnance à mettre en question ces sortes de principes, s'il croit, comme font la plupart des hommes, que Dieu a gravé ces principes dans son ame pour être la règle et la pierre de touche de toutes ses autres opinions. Et qu'est-ce qui pourrait l'empêcher de regarder ces principes comme sacrés, puisque de toutes les pensées qu'il trouve en lui, ce sont les plus anciennes, et celles qu'il voit que les autres hommes reçoivent avec le plus de réspect? |