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CHAPITRE III.

AUTRES CONSIDÉRATIONS TOUCHANT LES

PRINCIPES

Innés, tant ceUX QUI REGARDENT LA SPÉCULATION,
QUE CEUX QUI APPARTIENNENT A LA PRATIQUE.

Ser

Des Principes ne sauraient être innés, à moins que les idées dont ils sont composés ne le

soient aussi.

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ceux qui nous veulent persuader qu'il y a des principes innés, ne les eussent pas considérés en gros, mais eussent examiné à part les diverses parties dont sont composées les propositions qu'ils nomment principes innés, ils n'auraient pas été peut-être si prompts à croire que ces propositions sont effectivement innées; parce que si les idées dont ces propositions sont composées, ne sont pas innées, il est impossible les propositions elles-mêmes soient innées, ou que la connaissance que nous en avons soit

que

née avec nous. Car, si ces idées ne sont point innées, il y a eu un temps auquel l'ame ne connaissait point ces principes, qui, par conséquent, ne sont point innés, mais viennent de quelque autre source. Or, où il n'y a point d'idées, il ne peut y avoir aucune connaissance, aucun assentiment, aucunes propositions mentales ou verbales concernant ces idées.

§ 2.

Les idées, et sur-tout celles qui composent les propositions qu'on appelle Principes, ne sont point nées avec les enfants.

Si nous considérons avec soin les enfants nouvellement nés, nous n'aurons pas grand sujet de croire qu'ils apportent beaucoup d'idées avec eux en venant au monde. Car, excepté peutêtre quelques faibles idées de faim, de soif, de chaleur et de douleur qu'ils peuvent avoir senti dans le sein de leur mère, il n'y a nulle apparence qu'ils aient aucune idée établie, et surtout de celles qui répondent aux termes dont sont composées ces propositions générales, qu'on veut faire passer pour innées. On peut remarquer comment différentes idées leur viennent ensuite par degrés dans l'esprit, et qu'ils n'en acquièrent justement que celles que l'expérience

et l'observation des choses qui se présentent à eux, excitent dans leur esprit; ce qui peut suffire pour nous convaincre que ces idées ne sont pas des caractères gravés originairement dans l'ame.

§ 3.

Preuve de la méme vérité.

S'il y a quelque principe inné, c'est, sans contredit, celui-ci : Il est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en même temps. Mais qui pourra se persuader, ou qui osera soutenir que les idées d'impossibilité et d'identité soient innées (20)? Est-ce que tous les hommes ont ces idées, et qu'ils les portent avec eux en venant au monde? se trouvent-elles les premières dans

(20) « Il faut bien que ceux qui sont pour les vérités in«< nées soutiennent et soient persuadés que ces idées le sont aussi; et j'avoue que je suis de leur avis. Les idées de « l'étre, du possible, du même, sont si bien innées, qu'elles << entrent dans toutes nos pensées et raisonnements, et je << les regarde comme des choses essentielles à notre esprit. « Mais j'ai déja dit qu'on n'y fait pas toujours une atten« tion particulière, et on ne les démêle qu'avec le temps. << J'ai dit encore que nous sommes, pour ainsi dire, innés « à nous-mêmes; et puisque nous sommes des êtres, l'être « nous est inné, et la connaissance de l'être est enveloppée dans celle que nous avons de nous-mêmes. Il y a quel

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<< que chose d'approchant, en d'autres notions générales.

»

les enfants, et précèdent-elles dans leur esprit toutes leurs autres connaissances? Car c'est ce qui doit arriver nécessairement si elles sont innées. Dira-t-on qu'un enfant a les idées d'impossibilité et d'identité, avant que d'avoir celles du blanc ou du noir, du doux ou de l'amer, et que c'est de la connaissance de ce principe, qu'il conclut que l'absinthe, dont on frotte le bout des mamelles de sa nourrice, n'a pas le même goût que celui qu'il avait accoutumé de sentir auparavant, lorsqu'il tétait? Est-ce la connaissance qu'il a, qu'une chose ne peut pas étre, et n'étre pas en même temps; est-ce, dis-je, la connaissance actuelle de cette maxime, qui fait qu'il distingue sa nourrice d'avec un étranger, qu'il® aime celle-là et évite l'approche de celui-ci? Ou bien, est-ce que l'ame règle sa conduite et la détermination de ses jugements, sur des idées qu'elle n'a jamais eues? Et l'entendement tiret-il des conclusions de principes qu'il n'a point encore connus ni compris? Ces mots d'impossibilité et d'identité marquent deux idées, qui sont si éloignées d'être innées et gravées naturellement dans notre ame, que nous avons besoin, à mon avis, d'une grande attention pour les former comme il faut dans notre entendement; et bien loin de naître avec nous, elles sont si fort éloignées des pensées de l'enfance et de la

première jeunesse, que, si l'on y prend bien garde, je crois qu'on trouvera qu'il y a bien des hommes faits à qui elles sont inconnues.

$ 4.

L'idée de l'identité n'est point innée.

Si l'idée de l'identité (pour ne parler que de celle-ci est naturelle, et par conséquent si évidente et si présente à notre esprit, que nous devions la connaître dès le berceau, je voudrais bien qu'un enfant de sept ans, ou même un homme de soixante-dix ans, me dît si un homme, qui est une créature composée de corps et d'ame, est le même lorsque son corps est changé: si Euphorbe et Pythagore, qui avaient eu la même ame, n'étaient qu'un même homme quoiqu'ils eussent vécu éloignés de plusieurs siècles l'un de l'autre et si le coq dans lequel cette même ame passa ensuite, était le même qu'Euphorbe et Pythagore? Il paraîtra peut-être, par l'embarras où il sera de résoudre cette question, que l'idée d'identité n'est pas si établie ni si claire, qu'elle mérite de passer pour innée. Or, si ces idées, qu'on prétend être innées, ne sont ni assez claires ni assez distinctes pour être universellement connues et. reçues naturellement, elles ne sauraient servir de fondements à

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