en sorte qu'il soit tout d'une pièce, et qu'il ne puisse être enlevé que tout-à-la-fois. Au reste, j'avertirai ici mon lecteur de ne pas s'attendre à des démonstrations incontestables, à moins qu'on ne m'accorde le privilége que d'autres s'attribuent assez souvent, de supposer mes principes comme autant de vérités reconnues, auquel cas je ne serai pas en peine de faire aussi des démonstrations. Tout ce que j'ai à dire en faveur des principes sur lesquels je vais fonder mes raisonnements, c'est que j'en appelle uniquement à l'expérience et aux observations que chacun peut faire par soi-même sans aucun préjugé, pour savoir s'ils sont vrais ou faux et cela suffit pour une personne qui ne fait profession que d'exposer sincèrement et librement ses propres conjectures sur un sujet assez obscur, sans autre dessein que de chercher la vérité avec un esprit dépouillé de toute prévention. LIVRE SECOND. DES IDÉES. CHAPITRE PREMIER. OU L'ON TRAITE DES IDÉES EN GÉNÉRAL ET DE LEUR ORIGINE; ET OU L'ON EXAMINE, PAR OCCASION, SI L'AME DE L'HOMME PENSE TOUJOURS. Ce qu'on nomme idée, est l'objet de la pensée. CHAQUE homme étant convaincu en lui-même qu'il pense, et ce qui est dans son esprit, lorsqu'il pense, étant des idées qui l'occupent actuellement, il est hors de doute que les hommes ont plusieurs idées dans l'esprit, comme celles qui sont exprimées par ces mots: blancheur, dureté, douceur, pensée, mouvement, homme, éléphant, armée, meurtre, et plusieurs autres. Cela posé, la première chose qui se présente à examiner, c'est comment l'homme vient à avoir toutes ces idées? Je sais que c'est un sentiment généralement établi, que tous les hommes ont des idées innées, et certains caractères originaux qui ont été gravés dans leur ame dès le premier moment de leur existence. J'ai déja examiné au long ce sentiment; et je m'imagine que ce que j'ai dit, dans le Livre précédent, pour le réfuter, sera reçu avec beaucoup plus de facilité, lorsque j'aurai fait voir d'où l'entendement peut tirer toutes les idées qu'il a, et par quels moyens et par quels degrés elles peuvent venir dans l'esprit; sur quoi j'en appellerai à ce que chacun peut observer et éprouver en soi-même. § 2. Toutes les idées viennent par sensation ou par réflexion. Supposons donc qu'au commencement l'ame est ce qu'on appelle une table rase ( tabula rasa) (27), vide de tous caractères, sans aucune (27) « Cette table rase, dont on parle tant, n'est, à mon «avis, qu'une fiction que la nature ne souffre point, et qui « n'est fondée que dans les notions incomplètes des philo sophes, comme le vide, les atomes, ou comme la matière « première, qu'on conçoit sans aucunes formes. Les choses idée quelle qu'elle soit : comment vient-elle à recevoir des idées? Par quel moyen en acquiertelle cette prodigieuse quantité que l'imagination de l'homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie? D'où puise-t-elle tous ces matériaux, qui sont comme le fonds de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances? A cela je réponds en " « uniformes et qui ne renferment aucune variété, ne sont « jamais que des abstractions, comme le temps, l'espace, et << les autres êtres des mathématiques pures... On me répondra peut-être que cette table rase des philosophes veut dire « que l'ame n'a naturellement et originairement que des fa« cultés nues. Mais les facultés sans quelque acte, en un « mot les puissances de l'école, ne sont aussi que des fic«<tions.... Il y a toujours une disposition particulière à l'action, et à une action plutôt qu'à l'autre; et, outre la disposition, il y a une tendance à l'action, et même il y <«<en a toujours une infinité à-la-fois dans chaque sujet, et <«< ces tendances ne sont jamais sans quelque effet. L'expé«< rience est nécessaire, je l'avoue, afin que l'ame soit déter<< minée à telles ou telles pensées, et afin qu'elle prenne garde <«< aux idées qui sont en nous; mais le moyen que l'expé« rience et les sens puissent nous donner des idées? L'ame << a-t-elle des fenêtres, ressemble-t-elle à des tablettes, est<«< elle comme de la cire? Il est visible que tous ceux qui << pensent ainsi de l'ame, la rendent corporelle au fond. On m'objectera cet axiome reçu parmi les philosophes: Nihil « est in intellectu, quod non fuerit in sensu; [mais il y faut ajouter: ] nisi ipse intellectus... cela s'accorde assez avec « l'auteur de l'Essai, qui cherche une bonne partie des idées « dans la réflexion de l'esprit sur sa propre nature. >> ༥ un mot, de l'expérience: c'est là le fondement de toutes nos connaissances; et c'est de là qu'elles tirent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre ame, que nous apercevons, et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux sources d'où découlent toutes les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement. § 3. Objets de la Sensation, première source de nos Idées. Et premièrement nos sens, étant frappés par certains objets extérieurs, font entrer dans notre ame plusieurs perceptions distinctes des choses, selon les diverses manières dont ces objets agissent sur nos sens. C'est ainsi que nous acquérons les idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud, du froid, du dur, du mou, du doux, de l'amer, et de tout ce que nous appelons qualités sensibles. Nos sens, dis-je, font entrer toutes ces idées dans notre ame, par où j'entends qu'ils font passer des objets extérieurs dans l'ame; ce qui y produit ces sortes de |