§ 7. Les hommes reçoivent plus ou moins de ces Idées, selon que différents objets se présentent à eux. Par conséquent, les hommes reçoivent de dehors plus ou moins d'idées simples, selon que les objets qui se présentent à eux leur en fournissent une diversité plus ou moins grande, comme ils en reçoivent aussi des opérations intérieures de leur esprit, selon qu'ils y réfléchissent plus ou moins. Car, quoique celui qui examine les opérations de son esprit ne puisse qu'en avoir des idées claires et distinctes, il est pourtant certain que, s'il ne tourne pas ses pensées de ce côté-là, pour faire une attention particulière sur ce qui se passe dans son ame, il sera aussi éloigné d'avoir des idées distinctes de toutes les opérations de son esprit, que celui qui prétendrait avoir toutes les idées particulières qu'on peut avoir d'un certain paysage, ou des parties et des divers mouvements d'une horloge, sans avoir jamais jeté les yeux sur ce paysage, ou sur cette horloge, pour en considérer exactement toutes les parties. L'horloge ou le tableau peuvent être placés d'une telle manière, quoiqu'ils se rencontrent tous les jours sur son chemin, 1 qu'il n'aura que des idées fort confuses de toutes leurs parties, jusqu'à ce qu'il se soit appliqué avec attention à les considérer chacune en particulier. § 8. Les Idées qui viennent par réflexion sont plus tard dans l'esprit, parce qu'il faut de l'attention pour les découvrir. Et de là nous voyons pourquoi il se passe bien du temps avant que la plupart des enfants aient des idées des opérations de leur propre esprit, et pourquoi certaines personnes n'en connaissent ni fort clairement ni fort parfaitement la plus grande partie, pendant tout le cours de leur vie. La raison de cela est que, quoique ces opérations soient continuellement excitées dans l'ame, elles n'y paraissent que comme des visions flottantes, et n'y font pas d'assez fortes impressions pour en laisser dans l'ame des idées claires, distinctes et durables, jusqu'à ce que l'entendement vienne à se replier, pour ainsi dire, sur soi-même, à réfléchir sur ses propres opérations, et à en faire l'objet de ses propres contemplations. Les enfants ne sont pas plus tôt au monde, qu'ils se trouvent environnés d'une infinité de choses nouvelles, qui, par P'impression continuelle qu'elles font sur leurs sens, s'attirent l'attention de ces petites créatures, que leur penchant porte à connaître tout ce qui leur est nouveau, et à prendre du plaisir à la diversité des objets qui les frappent en tant de différentes manières. Ainsi, les enfants emploient ordinairement leurs premières années à voir et à observer ce qui se passe au-dehors; de sorte que, continuant à s'attacher constamment à tout ce qui frappe les sens, ils font rarement aucune sérieuse réflexion sur ce qui se passe au-dedans d'eux-mêmes, jusqu'à ce qu'ils soient parvenus à un âge plus avancé; et il s'en trouve qui, devenus hommes, n'y pensent pres que jamais. " L'ame commence d'avoir les Idées, lorsqu'elle commence d'apercevoir. Du reste, demander en quel temps l'homme commence d'avoir quelques idées, c'est demander en quel temps il commence d'apercevoir; car, avoir des idées et avoir des perceptions, c'est une seule et même chose. Je sais bien que certains philosophes (a) assurent que l'ame pense toujours, qu'elle a constamment en ellemême une perception actuelle de certaines idées, aussi long-temps qu'elle existe; et que la pensée actuelle est aussi inséparable de l'ame, que l'extension actuelle est inséparable du corps; de sorte que, si cette opinion est véritable, rechercher en quel temps un homme commence d'avoir des idées, c'est la même chose que de rechercher quand son ame a commencé d'exister. Car, à ce compte, l'ame et ses idées commencent à exister dans le même temps, tout de même que le corps et son étendue. § 10. L'ame ne pense pas toujours, parce qu'on ne saurait le prouver. Mais, soit qu'on suppose que l'ame existe avant, après, ou dans le même temps que le corps commence d'être grossièrement organisé, ou d'avoir les principes de la vie (ce que je laisse discuter à ceux qui ont mieux médité sur cette matière que moi), quelque supposition, dis-je, qu'on fasse à cet égard, j'avoue qu'il m'est tombé en partage une de ces ames pesantes, qui ne se sentent pas toujours occupées de quelque idée, et qui ne sauraient concevoir qu'il soit plus nécessaire à l'ame de penser toujours, qu'au corps d'être toujours en mouvement; la perception des idées étant à l'ame, comme je crois, ce que le mouvement est au corps, savoir, une de ses opérations, et non pas ce qui en constitue l'essence (29). D'où il s'ensuit que, quoique la pensée soit regardée comme l'action la plus propre à l'ame, il n'est pourtant pas nécessaire de supposer que l'ame pense toujours, et qu'elle soit toujours en action. C'est là peutêtre le privilége de l'auteur et du conservateur de toutes choses, qui, étant infini dans ses per fections, ne dort ni ne sommeille jamais; ce qui ne convient point à aucun être fini, ou du moins à un être tel que l'ame de l'homme. Nous savons certainement par expérience que nous pensons quelquefois; d'où nous tirons cette conclusion infaillible, qu'il y a en nous quelque chose qui a la puissance de penser. Mais de savoir si cette substance pense continuellement ou non, c'est de quoi nous ne pouvons nous assurer qu'autant que l'expérience nous en instruit. Car, dire que penser actuellement est une propriété essentielle à l'ame, c'est poser visiblement ce qui est en question, sans en donner aucune |