§ 6. Réfutation d'une seconde raison, dont on se sert pour prouver qu'il y a des vérités innées : qui est, que les hommes connaissent ces vérités dès qu'ils ont l'usage de leur raison. Pour éviter cette difficulté, les défenseurs des idées innées ont accoutumé de répondre : Que les hommes connaissent ces vérités et y donnent leur consentement, dès qu'ils viennent à avoir l'usage de leur raison, ce qui suffit, selon eux, pour faire voir que ces vérités sont innées. §.7. Je réponds à cela, que des expressions ambiguës qui ne signifient presque rien, passent pour des raisons évidentes dans l'esprit de ceux qui, pleins de quelque préjugé, ne prennent pas la peine d'examiner avec assez d'application ce qu'ils disent pour défendre leur propre sentiment. C'est ce qui paraît évidemment dans cette occasion. Car pour donner à la réponse que je viens de proposer, un sens tant soit peu raisonnable, par rapport à la question qui nous occupe, on ne peut lui faire signifier que l'une ou l'autre de ces deux choses; savoir, qu'aussitôt que les hommes viennent à faire usage de la raison, ils aperçoivent ces principes qu'on suppose être imprimés naturellement dans l'esprit, ou bien que l'usage de la raison les leur fait découvrir et connaître avec certitude. Or, ceux à qui j'ai affaire, ne sauraient montrer par aucune de ces deux choses qu'il y ait des principes innés. § 8. Supposé que la raison découvre ces premiers principes, il ne s'ensuit pas de là qu'ils soient innés. S'ils disent que c'est par l'usage de la raison que les hommes peuvent découvrir ces principes, et que cela suffit pour prouver qu'ils sont innés, leur raisonnement se réduira à ceci : Que toutes les vérités que la raison peut nous faire connaître et recevoir comme autant de vérités certaines et indubitables, sont naturellement gravées dans notre esprit, puisque le consentement universel qu'on a voulu faire regarder comme le sceau auquel on peut reconnaître que certaines vérités sont innées, ne signifie dans le fond autre chose, si ce n'est, qu'en faisant usage de la raison, nous sommes capables de parvenir à une connaissance certaine de ces vérités, et d'y donner notre consentement. Et à : ce compte-là, il n'y aura aucune différence entre les axiomes des mathématiciens et les théorèmes qu'ils en déduisent. Principes et conclusions, tout sera inné: puisque toutes ces choses sont des découvertes qu'on fait par le moyen de la raison, et que ce sont des vérités qu'une créature raisonnable peut connaître certainement, si elle s'applique comme il faut à les rechercher. § 9. Il est faux que la raison découvre ces principes. Mais comment peut-on penser que l'usage de la raison soit nécessaire pour découvrir des principes qu'on suppose innés, puisque la raison 'n'est autre chose (s'il en faut croire ceux contre qui je dispute) que la faculté de déduire des vérités inconnues de principes déja connus? Certainement on ne pourra jamais regarder comme un principe inné, ce qu'on ne saurait découvrir que par le moyen de la raison, à moins qu'on ne reçoive, comme je l'ai déja dit, toutes les vérités certaines que la raison peut nous faire connaître pour autant de vérités innées. Nous serions aussi bien fondés à dire que l'usage de la raison est nécessaire pour disposer nos yeux à discerner les objets visibles, qu'à soutenir que ce n'est que par la raison ou par l'usage de la raison que l'entendement peut voir ce qui est originairement imprimé dans l'entendement lui-même, et qui ne saurait y être avant qu'il l'aperçoive. De sorte que, donner à la raison la charge de découvrir des vérités qui sont imprimées dans l'esprit de cette manière, c'est dire que l'usage de la raison fait voir à l'homme ce qu'il savait déja: et par conséquent l'opinion de ceux qui osent avancer que ces vérités sont innées dans l'esprit des hommes, qu'elles y sont originairement empreintes avant l'usage de la raison, quoique l'homme les ignore constamment, jusqu'à ce qu'il vienne à faire usage de sa raison, cette opinion, dis-je, revient proprement à ceci: que l'homme connaît et ne connaît pas en même temps ces sortes de vérités (4). § 10. On répliquera, peut-être, que les démonstrations mathématiques et plusieurs autres vérités (4) « Pourquoi faudrait-il qu'on ne pût rien posséder « dans l'ame dont on ne se fût déja servi? avoir une << chose, sans s'en servir, est-ce la même chose que d'avoir << seulement la faculté de l'acquérir? si cela était, nous « ne posséderions jamais que les choses dont nous jouissons, << au lieu qu'on sait qu'outre la faculté et l'objet, il faut << souvent quelque disposition dans la faculté, et dans l'ob* jet, et dans l'un et l'autre, pour que la faculté s'exerce << sur l'objet. >> )) qui ne sont point innées, ne trouvent pas créance dans notre esprit, dès que nous les entendons proposer, ce qui les distingue de ces premiers principes que nous venons de voir, et de toutes les autres vérités innées. J'aurai bientôt occasion de parler d'une manière plus précise du consentement qu'on donne à certaines propositions dès qu'on les entend prononcer. Je me contenterai de reconnaître ici franchement, que les maximes qu'on nomme innées, et les démonstrations mathématiques, diffèrent en ce que celles-ci ont besoin du secours de la raison, qui les rende sensibles et nous les fasse recevoir par le moyen de certaines preuves; au lieu que les maximes qu'on veut faire passer pour principes innés, sont reconnues pour véritables dès qu'on vient à les comprendre, sans qu'on ait besoin pour cela du moindre raisonnement. Mais qu'il me soit permis en même temps de remarquer que cela même fait voir clairement le peu de solidité qu'il y a à dire, comme font les partisans des idées innées, que l'usage de la raison est nécessaire pour découvrir ces vérités générales: puisqu'on doit avouer de bonne foi qu'il n'est besoin d'aucun raisonnement pour en reconnaître la certitude. Et en effet, je ne pense pas que ceux qui ont recours à cette réponse, osent soutenir, par exemple, que la connaissance de cette maxime: |