que dépend l'évidence et la certitude de plusieurs propositions, de celles-là même qui sont le plus générales, et qu'on a regardées comme, des vérités innées; parce que les hommes, ne considérant pas la véritable cause qui fait recevoir ces propositions avec un consentement universel, l'ont entièrement attribuée à une impression naturelle et uniforme, quoique dans le fond ce consentement dépende proprement de cette faculté que l'esprit a de discerner nettement les objets, par où il aperçoit que deux idées sont les mêmes, ou différentes entre elles. Mais c'est de quoi nous parlerons plus au long dáns la suite. $.2. Différence entre l'Esprit et le Jugement. Je n'examinerai point ici combien l'imperfection dans la faculté de bien distinguer les idées, dépend de la grossièreté ou du défaut des organes, ou du manque de pénétration, d'exercice et d'attention du côté de l'entendement, ou d'une trop grande précipitation naturelle à certains tempéraments. Il suffit de remarquer que cette faculté est une des opérations sur lesquelles l'ame peut réfléchir, et qu'elle peut observer en elle-même. Elle est, au reste, d'une telle conséquence par rapport à nos autres con naissances, que plus cette faculté est grossière, ou mal employée à marquer la distinction d'une chose d'avec une autre, plus nos notions sont confuses, et plus notre raison s'égare. Si la vivacité de l'esprit consiste à rappeler promptement et à point nommé les idées qui sont dans la mémoire, c'est à se les représenter nettement, et à pouvoir les distinguer exactement l'une de l'autre (lorsqu'il y a de la différence entre elles, quelque petite qu'elle soit), que consiste, pour la plus grande part, cette justesse et cette netteté de jugement, en quoi l'on voit qu'un homme excelle au-dessus d'un autre. Et par-là on pourrait, peut-être, rendre raison de ce qu'on observe communément, que les personnes qui ont le plus d'esprit, et la mémoire la plus prompte, n'ont pas toujours le jugement le plus net et le plus profond. Car, au lieu que ce qu'on appelle esprit, consiste pour l'ordinaire à assembler des idées, et à joindre promptement, et avec une agréable variété, celles en qui on peut observer quelque ressemblance ou quelque rapport, pour en faire de belles peintures qui divertissent et frappent agréablement l'imagination; au contraire, le jugement consiste à distinguer exactement une idée d'avec une autre, si l'on peut y trouver la moindre différence, afin d'éviter qu'une similitude, ou quelque affinité, ne nous donne le change, en nous faisant prendre une chose pour l'autre. Il faut, pour cela, faire autre chose que chercher une métaphore et une allusion, en quoi consistent, pour l'ordinaire, ces belles et agréables pensées qui frappent si vivement l'imagination, et qui plaisent si fort à tout le monde, parce que leur beauté paraît d'abord, et qu'il n'est pas besoin d'une grande application d'esprit pour examiner ce qu'elles renferment de vrai ou de raisonnable. L'esprit satisfait de la beauté de la peinture, et de la vivacité de l'imagination, ne songe point à pénétrer plus avant. Et c'est en effet faire tort, en quelque manière, à ces sortes de pensées spirituelles, que de les examiner par les règles sévères de la vérité et de la saine raison; d'où il paraît que ce qu'on nomme esprit, consiste en quelque chose qui n'est pas tout-à-fait d'accord avec la vérité et la raison. § 3. Bien distinguer nos idées, est ce qui contribue le plus à faire qu'elles soient claires et déterminées; et si elles ont une fois ces qualités, nous ne risquerons point de les confondre, ni de tomber dans aucune erreur à leur occasion, quoique nos sens nous les représentent, de la part du même objet, diversement en différentes rencontres (comme il arrive quelquefois), et qu'ainsi ils semblent être dans l'erreur. Car, quoique un homme trouve, dans la fièvre, un goût amer au sucre qui, dans un autre temps, aurait excité en lui l'idée de la douceur; cependant l'idée de l'amer, dans l'esprit de cet homme, est une idée aussi distincte de celle du doux que s'il eût goûté du fiel. Et de ce que le même corps produit par le sens du goût l'idée du doux dans un temps, et celle de l'amer dans un autre temps, il n'en arrive pas plus de confusion entre ces deux idées qu'entre les deux idées de blanc et de doux, ou de blanc et de rond, que le même morceau de sucre produit en nous dans le même temps. Ainsi, les idées de couleur citrine et d'azur, qui sont excitées dans l'esprit par la seule infusion du bois qu'on nomme communément lignum Nephriticum, ne sont pas des idées moins distinctes, que celles de ces mêmes couleurs produites par deux différents corps. § 4. De la faculté que nous avons de comparer nos idées. Une autre opération de l'esprit à l'égard de ses idées, c'est la comparaison qu'il fait d'une idée avec l'autre par rapport à l'étendue, aux degrés, au temps, au lieu, ou à quelque autre circonstance; et c'est de là que dépend ce grand nombre d'idées qui sont comprises sous le nom de relation. Mais j'aurai occasion dans la suite d'examiner quelle en est la vaste étendue. Les Bétes ne comparent des idées que d'une manière imparfaite. Il n'est pas aisé de déterminer jusqu'à quel point cette faculté se trouve dans les bêtes. Je crois, pour moi, qu'elles ne la possèdent pas dans un fort grand degré; car, quoiqu'il soit probable qu'elles ont plusieurs idées assez distinctes, il me semble pourtant que c'est un privilége particulier de l'entendement humain, lorsqu'il a suffisamment distingué deux idées, jusqu'à reconnaître qu'elles sont parfaitement différentes, et à s'assurer par conséquent que ce sont deux idées; c'est, dis-je, une de ses prérogatives, de voir et d'examiner en quelles circonstances elles peuvent être comparées ensemble. C'est pourquoi je crois crois que les bêtes ne comparent (a) leurs idées que, par rapport à (a) « Aux spectacles de Rome, dit Montaigne sur la foi (*) Liv. II, chap. XII, tom. II, p. 270, édition de La Haye, 1727. 1 |