dont l'esprit vif et pénétrant voit aussitôt le fond des choses; je me reconnais un simple écolier auprès de ces grands maîtres. C'est pourquoi je les avertis par avance de ne s'attendre pas à voir ici autre chose que des pensées communes que mon esprit m'a fournies, et qui sont proportionnées à des esprits de la même portée, lesquels ne trouveront peut-être pas mauvais que j'aie pris quelque peine pour leur faire voir clairement certaines vérités que des préjugés établis, ou ce qu'il y a de trop abstrait dans les idées mêmes, peuvent avoir rendues difficiles à comprendre. Certains objets ont besoin d'être tournés de tous côtés pour pouvoir être vus distinctement; et lorsqu'une notion est nouvelle à l'esprit, comme je confesse que quelques-unes de celles-ci le sont à mon égard, ou qu'elle est éloignée du chemin battu, comme je m'imagine que plusieurs de celles que je me propose dans cet ouvrage le paraîtront aux autres, une simple vue ne suffit pas pour la faire entrer dans l'entendement de chaque personne, ou pour l'y fixer par une impression nette et durable. Il y a peu de gens, à mon avis, qui n'aient observé en eux-mêmes, ou dans les autres, que ce qui, proposé d'une certaine manière, avait été fort obscur, est devenu fort clair et fort intelligible, exprimé en d'autres termes; quoique dans la suite l'esprit ne trouvât pas grande différence dans ces différentes phrases, et qu'il fût surpris que l'une eût été moins aisée à entendre que l'autre. Mais chaque chose ne frappe pas également l'imagination de chaque homme en particulier. Il n'y a pas moins de différence dans l'entendement des hommes que dans leur palais; et quiconque se figure que la même vérité sera également goûtée de tous, étant proposée à chacun de la même manière, peut espérer avec autant de fondement de régaler tous les hommes avec un même ragoût. Le mets peut être excellent en luimême; mais, assaisonné de cette manière, il ne sera pas au goût de tout le monde: de sorte qu'il faut l'apprêter autrement, si vous voulez que certaines personnes, qui ont d'ailleurs l'estomac fort bon, puissent le digérer. La vérité est que ceux qui m'ont exhorté à publier cet ouvrage, m'ont conseillé par cette raison de le publier tel qu'il est. Et puisque je me suis décidé à le laisser paraître, je suis bien aise d'apprendre à quiconque se donnera la peine de le lire, que j'ai si peu d'envie d'être imprimé, que, si je ne me flattais que cet Essai pourrait être de quelque usage aux autres, comme je crois qu'il l'a été à moi-même, je me serais contenté de le faire voir à ces mêmes amis qui m'ont fourni la première occasion de le composer. Mon dessein ayant donc été, en publiant cet ouvrage, d'être autant utile qu'il dépend de moi, j'ai cru que je devais nécessairement rendre ce que j'avais à dire, aussi clair et aussi intelligible que je pourrais, à toutes sortes de lecteurs. J'aime bien mieux que les esprits spéculatifs et pénétrants se plaignent que je les ennuie en quelques endroits de mon livre, que si d'autres personnes, qui ne sont pas accoutumées à des spéculations abstraites, ou qui sont prévenues de notions différentes de celles que je leur propose, n'entraient pas dans mon sens ou ne pouvaient absolument point comprendre mes pensées. On regardera peut-être comme l'effet d'une vanité et d'une insolence insupportable, que je prétende instruire un siècle aussi éclairé que le nôtre, puisque c'est à peu près ce que j'annonce, en avouant que je publie cet Essai dans l'espérance qu'il pourra être utile à d'autres: mais, s'il est permis de parler librement de ceux qui, par une feinte modestie, publient que ce qu'ils écrivent n'est d'aucune utilité, je crois qu'il y a beaucoup plus de vanité et d'insolence de ne se proposer aucun autre but que l'utilité publique, en mettant un livre au jour; de sorte que qui fait imprimer un ouvrage où il ne prétend pas que les lecteurs trouvent rien d'utile, ni pour eux ni pour les autres, pèche visiblement contre le respect qu'il doit au public. Quand ce livre n'offrirait effectivement rien qui fût louable, mon dessein ne laissera pas de l'être, et j'espère que la bonté de mon intention excusera le peu de valeur du présent que je fais au public. C'est là principalement ce qui me rassure contre la crainte des censures auxquelles je n'espère pas échapper plutôt que de plus excellents écrivains. Les principes, les notions et les goûts des hommes sont si différents, qu'il est malaisé de trouver un livre qui plaise ou déplaise à tout le monde. Je reconnais que le siècle où nous vivons n'est pas le moins éclairé, et qu'il n'est pas par conséquent le plus facile à contenter. Si je n'ai pas le bonheur de plaire, personne ne doit m'en savoir mauvais gré. Je déclare naïvement à tous mes lecteurs, qu'excepté une demi-douzaine de personnes, ce n'était pas pour eux que cet ouvrage avait d'abord été destiné, et qu'ainsi il n'est pas nécessaire qu'ils se donnent la peine de se ranger dans ce petit nombre. Mais si, malgré tout cela, quelqu'un juge à propos de critiquer ce livre avec un esprit d'aigreur et de médisance, il peut le faire hardiment, car je trouverai le moyen d'employer mon temps à quelque chose de meilleur qu'à repousser ses attaques. J'aurai toujours la satisfaction d'avoir eu pour but de chercher la vérité, et d'être de quelque utilité aux hommes, quoique par un moyen fort peu considérable. La république des lettres ne manque pas présentement de fameux architectes, qui, dans les grands desseins qu'ils se proposent pour l'avancement des sciences, laisseront des monuments qui seront admirés de la postérité la plus reculée; mais tout le monde ne peut pas espérer d'être un Boyle, ou un Sydenham. Et dans un siècle qui produit d'aussi grands maîtres que l'illustre Huygens et l'incomparable M. Newton, avec quelques autres de la même volée, c'est un assez grand honneur que d'être employé en qualité de simple ouvrier à nettoyer un peu le terrain, et à écarter une partie des vieilles ruines qui se rencontrent sur le chemin de la connaissance, dont les progrès auraient sans doute été plus sensibles, si les recherches de bien des gens pleins d'esprit et laborieux n'eussent été embarrassées par un savant mais frivole usage de termes barbares, affectés et inintelligibles, qu'on a introduit dans les sciences et réduit en art; de sorte que la philosophie, qui n'est autre chose que la véritable connaissance des choses, a été jugée indigne ou incapable d'être admise dans la conversation des personnes polies et bien élevées. Il y a si long-temps que l'abus du langage et certaines façons de parler, vagues et de nul sens, passent pour des mystères de science, et que de grands mots ou des termes mal appliqués, qui signifient fort peu de chose, ou qui ne signifient absolument rien, se sont acquis, par prescription, le droit de passer faussement pour le savoir le plus profond et le plus abstrus, qu'il ne sera pas facile de persuader à ceux qui parlent ce langage, ou qui l'entendent parler, que ce n'est dans le fond autre chose qu'un moyen de cacher son ignorance, et d'arrêter le progrès de la vraie connaissance. Ainsi, je m'imagine que ce sera rendre service à l'entendement humain, de faire quelque brèche à ce sanctuaire d'ignorance et de vanité. Quoiqu'il y ait fort peu de gens qui s'avisent de soupçonner que, dans l'usage des mots, ils trompent ou soient trompés, ou que le langage de la secte qu'ils ont embrassée ait aucun défaut qui mérite d'être examiné ou corrigé, j'espère pourtant qu'on m'excusera de m'être si fort étendu sur ce sujet, dans le troisième livre de cet ouvrage, et d'avoir tâché de faire voir si évidemment cet abus des mots, que la longueur invétérée du mal, ni l'empire de la coutume, ne pussent plus servir d'excuse à ceux qui ne voudront pas se mettre en peine du sens qu'ils attachent aux mots dont ils se servent, ni permettre que d'autres en recherchent la signification. |