Peut-être étiez-vous déjà instruit de cet usage, I au moment où il retombe dans l'eau, ce qui ne mais vous ignoriez peut-être aussi la manière dont il se pratique parmi les Espagnols, qui surpassent, en fait de plaisanteries originales, toutes les autres nations. Je ne suis point entré dans tous les détails de cette fête, qui est sujette à bien des inconvéniens; je n'ai voulu que vous donner une idée du caractère d'un peuple qu'on ne connoît point encore assez. Lorsque nous cûmes passé la ligne, nous éprouvâmes des calmes qui nous chagrinèrent autant que le passage nous avoit réjouis. Pour tromper notre ennui, nous nous occupions à prendre des chiens de mer, ou requins. C'est un poisson fort gros, qui a ordinairement cinq ou six pieds de long et qui aime beaucoup à suivre les vaisseaux. Parmi ceux que nous primes, nous en trouvâmes un qui avait dans le ventre deux diamans de grand prix, que le capitaine s'appropria, un bras d'homme et une paire de souliers. La chair de ce poisson n'est rien moins qu'agréable: elle est fade, huileuse et malsaine; il n'y a guère que les matelots qui en mangent, encore n'en mangeroient-ils pas s'ils avoient d'autres mets. Nous n'avions pour le pêcher d'autre instrument que l'hameçon, que nous avions soin de couvrir de viande. Alléché par l'odeur, cet animal venoit accompagné d'autres poissons appelés romerinos, qu'on appelle les pilotes, parce que ordinairement ils le précèdent ou l'entourent; il avaloit le morceau que nous lui présentions, et dès qu'il étoit hors de l'eau, on s'armoit d'un gros bâton et on lui cassoit la tête. Ce qu'il y a de singulier, c'est que les poissons qui l'accompagnoient, le voyant pris, s'élançoient en foule sur son dos comme pour le défendre et se laissoient prendre avec lui. Le requin ne fut pas le seul poisson que nous prîmes. Il en est un que j'étois fort curieux de voir et je ne tardai pas à me satisfaire: c'étoit le poisson volant. Celui-ci a deux ailes fort semblables à celles de la chauve-souris; on l'appelle poisson volant parce que, pour se dérober aux poursuites d'un autre poisson trèsvorace, nommé la bonite, il s'élance hors de l'eau et vole avec une rapidité merveilleuse à deux ou trois jets de pierre, après quoi il retombe dans la mer, qui est son élément naturel. Mais comme la bonite est fort agile, elle le suit à la nage, et il n'est pas rare qu'elle se trouve à temps pour le recevoir dans sa gueule manque jamais d'arriver lorsque le soleil ou le trop grand air commence à sécher ses ailes. Les poissons volans, comme presque tous les oiseaux de mer, ne volent guère qu'en bande, et il en tombe souvent dans les vaisseaux. Il en tomba un sur le nôtre: je le pris dans ma main et je l'examinai à loisir. Je le trouvai de la grosseur du mulet de mer, dont le révérend père vous a donné la description dans la lettre curieuse qu'il vous écrivit l'an passé. Mais deux choses m'ont extrêmement frappé, c'est sa vi vacité extraordinaire et sa prodigieuse familiarité. On dit que ce poisson aime beaucoup la vue des hommes: si j'en juge par la quantité qui voltigeoient sans cesse autour de notre navire, je n'ai aucune peine à le croire; d'ailleurs il arrive souvent que, poursuivi par la bonite, il se réfugie sur le premier vaisseau qu'il rencontre et se laisse prendre par les matelots, quisont ordinairement assez généreux ou assez peu amateurs de sa chair pour lui rendre la liberté. Le 26 de février nous eûmes le soleil à pic', et à midi nous remarquâmes que les corps ne jetoient aucune ombre. Quelques jours auparavant nous avions essuyé une tempête que je ne vous décrirai point ici; je vous dirai seulement que ce fut dans cette circonstance que je vis le feu Saint-Elme pour la première fois; c'est une flamme légère et bleuâtre qui paroît au haut d'un mât où à l'extrémité d'une vergue. Les matelots prétendent que son apparition annonce la fin des tempêtes; voilà pourquoi ils portent toujours avec eux une image du saint dont ce feu porte le nom. Aussitôt que j'aperçus le phénomène, je m'approchai pour le considérer; mais le vent étoit si furieux et le vaisseau si agité que les mouvemens divers que j'éprouvois me permirent à peine de le voir quelques instans. Voici une autre chose que j'ai trouvée digne de remarque. Lorsqu'il pleut sous la zone torride, et surtout aux environs de l'équateur, au bout de quelques heures la pluie paraît se changer en une multitude de petits vers blancs assez semblables à ceux qui naissent dans le fro mage. Il est certain que ce ne sont point les gouttes de pluie qui se transforment en vers; il est bien plus naturel de croire que cette pluie plement éclore ces petits animaux, comme elle fait éclore en Europe les chenilles et les autres insectes qui rongent nos espaliers. Quoi qu'il en soit, le capitaine nous conseilla de faire sécher nos vêtemens; quelques-uns refusèrent de le faire, mais ils s'en repentirent bientôt après, car leurs habits se trouvérent si chargés de vers qu'ils eurent toutes les peines du monde à les nettoyer. Jeserois infini, mon révérend père, si je vous racontois toutes les petites aventures de notre voyage. Je ne vous parlerai pas même des lieux que nous avons vus sur notre route; p'étant point sorti du vaisseau, je ne pourrais vous en donner qu'une idée imparfaite. Je passerai donc sous silence tout ce qui nous est arrivé jusqu'à notre entrée dans le fleuve de la Plata, dont je crois devoir vous dire un mot. 1 Perpendiculairement. qui est très-chaude et très-malsaine, fait sim- | le navire court grand risque, à cause du peu de J'avais ouï dire en Europe que ce fleuve avait environ cinquante lieues de large à son embouchure: on ne me disoit rien de trop; je me suis convaincu par moi-même de la vérité du fait. Quand nous partimes d'une forteresse située à plus de trente lieues de l'embouchure, dans un endroit où la largeur du fleuve est moindre que partout ailleurs, nous perdimes la terre de vue avant d'arriver au milieu et nous naviguâmes un jour entier sans découvrir l'autre bord. Arrivé à Buenos-Ayres, je suis monté souvent sur une montagne très-élevée, par un temps fort serein, sans rien découvrir qu'un horizon terminé par l'eau. A la vérité le fleuve de la Plata est d'une profondeur peu proportionnée à sa largeur; outre cela, il est rempli de bancs de sable fort dangereux sur lesquels on ne trouve guère que quatre ou cinq brasses d'eau. Le plus périlleux est à l'embouchure, et on le nomme le banc anglois. J'ignore ce qui l'a fait appeler ainsi; cela vient peut-être de ce que les Anglois l'ont découvert les premiers ou de ce qu'un vaisseau de leur nation y a échoué. Quoi qu'il en soit, notre capitaine ne connoissoit la Plata que sous le nom redoutable d'enfer des pilotes : ce n'était pas sans raison, car ce fleuve est en effef plus dangereux que la mer même en courroux. En pleine mer, quand les vents se déchaînent, les vaisseaux n'ont pas beaucoup à craindre, à moins qu'ils ne rencontrent sur leur route quelque rocher à fleur d'eau. Mais sur la Plata on est sans cesse environné d'écueils; d'ailleurs les eaux s'y élevant davantage qu'en haule mer, profondeur, de toucher le fond et de s'ouvrir en descendant de la vague en furie dans l'abîme qu'elle creuse en s'élevant. Nous n'entrames dans le fleuve qu'aux approches de la nuit; mais, grâce à l'habileté du pilote, la navigation fut si heureuse que nous abordámes beaucoup plus tôt que nous ne pensions à l'île de los Lobos. Quoique nous y ayons séjourné quelque temps, je n'ai cependant rien de particulier à yous en écrire, sinon qu'elle n'est pour ainsi dire habitée que par des loups marins. Lorsque ces animaux aperçoivent un bâtiment, ils courent en foule au-devant de lui, s'y accrochent, en considèrent les hommes avec attention, grincent des dents et se replongent dans l'eau; ensuite ils passent et repassent continuellement devant le navire en jetant des cris dont le son n'est point désagréable à l'oreille; et lorsqu'ils ont perdu le bâtiment de vue, ils se retirent dans leur île ou sur les côtes voisines. Vous vous imaginez peut-être que la chasse de ces animaux est fort dangereuse. Je vous dirai qu'ils ne sont ni redoutables par leur férocité ni difficiles à prendre; d'ailleurs ils s'enfuient ausitôt qu'ils aperçoivent un chasseur armé. Leur peau est très-belle et très-estimée pour la beauté de son poil, qui est ras, doux et de longue durée. J'ai vu encore dans le fleuve de la Plata un poisson qu'on appelle viagros. Il a quatre longues moustaches; sur son dos est un aiguillon dont la piqûre est extrêmement dangereuse, elle est même mortelle lorsqu'on n'a pas soin d'y remédier promptement; cet aiguil lon paroît cependant foible, mais on en jugeroit mal si l'on n'examinoit que les apparences. Voici un trait qui peut vous en donner une idée. Ayant pris un de ces poissons, nous le mimes sur une table épaisse d'un bon doigt; il la perça de part en part avec une facilité qui nous surprit tous également. Le reste du voyage fut on ne peut pas plus satisfaisant. Après une navigation agréable et tranquille, nous nous trouvâmes à la vue de Buenos-Ayres, d'où je vous écris. Cette ville est, je crois, sous le 32 degré de latitude méridionale. On y respire un air assez tempéré, quoique souvent un peu trop rafraîchi par les vents qui règnent sur le fleuve de la Plata. Les campagnes des environs n'offrent que de vastes déserts, et l'on Ile des Loups. n'y trouve que quelques cabanes répandues ça et là, mais toujours fort éloignées les unes des autres. Le pêcher est presque le seul arbre fruitier que l'on voie aux environs de BuenosAyres. La vigne ne sauroit y venir à cause de la multitude innombrable de fourmis dont cette terre abonde; ainsi l'on ne boit dans ce pays d'autre vin que celui qu'on y fait venir d'Espagne par mer, ou par terre de Mendoza, ville de Chili, assise au pied des Cordillières, à trois cents lieues de Buenos-Ayres. A la vérité, ces déserts arides et incultes dont je viens de vous parler sont peuplés de chevaux et de bœufs sauvages. Quelques jours après mon arrivée à Buenos-Ayres, un Indien vendit à un homme de ma connoissance huit chevaux pour un baril d'eau-de-vie, encore auroient-ils été fort chers s'ils n'eussent été d'une extrême beauté, car on en trouve communément à six ou huit francs, on peut même en avoir à meilleur marché, mais alors il faut aller les chercher à la campagne, où les paysans en ont toujours un grand nombre à vendre. Les bœufs ne sont pas moins communs; pour s'en convaincre, on n'a qu'à faire attention à la quantité prodigieuse de leurs peaux qui s'envoient en Europe. Vous ne serez pas faché, mon révérend père, de savoir la manière dont on les prend. Une vingtaine de chasseurs à cheval s'avancent en bon ordre vers l'endroit où ils prévoient qu'il peut y en avoir un certain nombre; ils ont en main un long bâton armé d'un fer taillé en croissant et bien aiguisé; ils se servent de cet instrument pour frapper les animaux qu'ils poursuivent, et c'est ordinairement aux jambes de derrière qu'ils portent le coup, mais toujours avec tant d'adresse qu'ils ne manquent presque jamais de couper le nerf de la jointure. L'animal tombe bientôt à terre sans pouvoir se relever. Le chasseur, au lieu de s'y arrêter, poursuit les autres, et frappant de la même manière tous ceux qu'il rencontre, il les met hors d'état de fuir, de sorte qu'en une heure de temps, vingt hommes peuvent en abattre sept à huit cents. Lorsque les chasseurs sont las, ils descendent de cheval, et après avoir pris un peu de repos, ils assomment les bœufs qu'ils ont terrassés, en emportent la peau, la la langue et le suif, et abandonnent le reste aux corbeaux, qui sont ici en si grande quantité que l'air en est souvent obscurci. On feroit beaucoup mieux d'exterminer les chiens sauvages, qui se sont prodigieusement multipliés dans le voisinage de Buenos-Ayres. Ces animaux vivent sous terre dans des tannières faciles à reconnoître par les tas d'ossemens que l'on aperçoit autour. Comme il est fort à craindre que les bœufs sauvages venant à leur manquer, ils ne se jettent sur les hommes mêmes, le gouverneur de Buenos-Ayres avoit jugé cet objet digne de toute son attention. En conséquence il avoit envoyé à la chasse de ces chiens carnassiers des soldats qui en tuèrent beaucoup à coups de fusil; mais au retour de leur expédition, ils furent tellement insultés par les enfans de la ville, qui les appeloient vainqueurs de chiens, qu'ils n'ont plus voulu retourner à cette espèce de chasse. Je vous ai dit que le fleuve de la Plata étoit un des plus dangereux de l'Inde; l'Uraguay, qui n'en est séparé que par une pointe de terre, ne l'est pas moins ; il est vrai qu'il n'est point rempli de bancs de sable comme le premier, mais il est semé de rochers cachés à fleur d'eau qui ne permettent point aux bâtimens à voiles d'y naviguer. Les balses sont les seules barques qu'on y voie et les seules qui n'y courent aucun risque à cause de leur légèreté. Ce fleuve est, à ce qu'on dit, très-poissonneux. On y trouve des loups marins et une espèce de porc appelé capigua, du nom d'une herbe que cet animal aime beaucoup; il est d'une familiarité excessive, et cette familiarité le rend fort incommode à ceux qui veulent le nourrir. Les deux bords du fleuve sont presque couverts de bois de palmiers et d'autres arbres assez peu connus en Europe et qui conservent toute l'année leur verdure. On y trouve des oiseaux en quantité. Je ne m'arrêterai point à vous faire la description de tous ceux que j'y ai vus. Je ne vous parlerai que d'un seul, non moins remarquable par sa petitesse que par la beauté de son plumage : cet oiseau 2 n'est pas plus gros qu'un roitelet, son col est d'un rouge éclatant, son ventre d'un jaune tirant sur l'or Les balses sont des espèces de radeaux faits de deux canots, c'est-à-dire de deux troncs d'arbres creusés. On les unit ensemble par le moyen de quelques solives légères qui portent également sur les deux canots et y sont solidement attachées. On les couvre de bambous, et sur cette espèce de plancher on construit avec des nattes une petite cabane couverte de paille ou de cuir et capable de contenir un lit avec les autres petits meubles d'un voyageur. 2 C'est probablement le colibri. et ses ailes d'un vert d'émeraude. Il a les yeux | frappa l'animal à la tête. Le missionnaire m'a vifs et brillans, la langue longue, le vol rapide et les plumes d'une finesse qui surpasse tout ce que j'ai vu en ce genre de plus doux et de plus délicat. Cet oiseau, dont le ramage m'a paru beaucoup plus mélodieux que celui du rossignol, est presque toujours en l'air, excepté le matin et le soir, temps auquel il suce la rosée qui tombe sur les fleurs et qui est, dit-on, sa seule nourriture. Il voltige de branche en branche tout le reste de la journée, et lorsque la nuit tombe, il s'enfonce dans un buisson ou se perche sur un cotonnier pour y prendre le repos. Cet oiseau conserve encore tout son éclat après sa mort, et comme il est extraordinairement petit, les femmes des sauvages s'en font des pendans d'oreilles, et les Espagnols en enyoient souvent à leurs amis dans des lettres. raconté qu'il vit en même temps partir le coup et le tigre enferré dans les lances. Car dès qu'il se sentit blessé, il voulut s'élancer sur celui qui avoit tiré le coup; mais les deux autres, prévoyant bien ce qui devoit arriver, avoient tenu leurs lances prêtes pour arrêter l'animal. Ils l'arrêtèrent en effet, lui percèrent les flancs chacun de leur côté et le tinrent un moment suspendu en l'air. Quelques instans après ils prirent un de ses petits, qui pouvoit avoir tout au plus un mois; je l'ai vu et touché, non sans crainte, car tout jeune qu'il étoit, il écumoit de rage, ses rugissemens étoient affreux, il se jetoit sur tout le monde, sur ceux même qui lui apportoient à manger: heureusement que ses forces ne répondoient point à son courage, autrement il les eût dévorés. Voyant donc qu'on ne pouvoit l'apprivoiser, et craignant d'ailleurs que ses rugissemens ne nous attirassent la visite des tigres du voisinage, nous lui attachâmes une pierre au col et le fîmes jeter dans l'Uraguay, sur les bords duquel nous nous trouvions alors. Ces bois dont je viens de vous parler sont remplis de cerfs, de chevreuils, de sangliers et de tigres. Ces derniers sont beaucoup plus grands et plus féroces que ceux d'Afrique. Quelques Indiens m'apportèrent, il y a huit jours, la peau d'un de ces animaux; je la fis tenir droite et je pus à peine, même en haussant le bras, atteindre à la gueule de l'animal. Il est vrai qu'il étoit d'une taille extraordinaire; mais il n'est pas rare d'en trouver de semblables. Ordinairement ils fuient lorsqu'ils aperçoivent des chasseurs; cependant aussitôt qu'ils se sentent frappés d'un balle ou d'un trait, s'ils ne tombent pas morts du coup, ils se jettent sur celui qui les a frappés avec une impétuosité et une fureur incroyables; on prétend même qu'ils le distingueroient au milieu de cent autres personnes. Le révérend père supérieur des missions de l'Uraguay en fut témoin il y a quelques jours. Ce respectable missionnaire étoit en route avec trois Indiens qui virent entrer un tigre dans un bois voisin de leur route'; aussitôt ils résolurent de l'attaquer. Le missionnaire, curieux de voir cette chasse, ❘ communément avec eux que leur arc et leurs se mit incontinent à l'écart pour pouvoir, sans danger, examiner ce qui se passeroit. Les Indiens, accoutumés à ce genre de combat, s'arrangèrent de cette manière: deux étoient armés de lances, le troisième portoit un mousquet chargé à balles. Celui-ci se plaça entre les deux autres. Tous trois s'avancèrent dans cet ordre et tournèrent autour du bois jusqu'à ce qu'enfin ils aperçurent le tigre; alors celui qui portoit le mousquet lacha son coup et Les Indiens ont encore une manière de faire la guerre aux bêtes féroces. Outre la lance, l'arc et les flèches, ils portent à leur ceinture deux pierres rondes enfermées dans un sac de cuir et attachées aux deux bouts d'une corde longue d'environ trois brasses; les sacs sont de peau de vache. Les Indiens n'ont pas d'armes plus redoutables. Lorsqu'ils trouvent l'occasion de combattre un lion ou un tigre, ils prennent une de leurs pierres de la main gauche, et de la droite font tourner l'autre à peu près comme une fronde jusqu'à ce qu'ils se trouvent à même de porter le coup, et ils la lancent avec tant de force et d'adresse qu'ordinairement ils abattent ou tuent l'animal. Quand les Indiens sont à la chasse des oiseaux et des bêtes moins dangereuses, ils ne portent flèches. Rarement il arrive qu'ils manquent des oiseaux, même au vol. Souvent ils tuent ainsi de gros poissons qui s'élèvent au-dessus de la surface de l'eau. Mais pour prendre le cerf, la vigogne, le guanacos et d'autre animaux légers à la course, ils emploient les lacets et les deux pierres attachées au bout de la corde dont j'ai parlé. La vigogne ressemble au cerf pour la forme et l'agilité, mais elle est un peu plus grosse. Du poil qui croft sous son ventre, on fabrique des chapeaux fins qu'on appelle pour | il est pourvu néanmoins d'armes terribles. Ne cette raison chapeaux de vigogne. Le poil des côtés sert à faire des serviettes et des mouchoirs fort estimés. Le guanacos tient aussi de la figure du cerf; il est cependant beaucoup plus petit; il a le col long, de grands yeux noirs et une tête haute qu'il porte fort majestueusement. Son poil est une espèce de laine assez semblable au poil de chèvre, mais j'ignore l'usage qu'on en fait. Cet animal est ennemi de la chaleur: quand le soleil est un peu plus ardent qu'à l'ordinaire, il crie, s'agite et se jette à terre, où il reste quelquefois très-longtemps sans pouvoir se relever. pouvant se jeter sur son ennemi avec fureur, comme font les lions et les tigres, il l'embrasse, il le serre et le déchire avec ses pattes. Cet animal est souvent aux prises avec le tigre; mais comme celui-ci sait faire un aussi bon usage de ses dents que celui-là de ses griffes, le combat se termine d'ordinaire par la mort des deux combattans. Du reste toutes ces bêtes féroces n'attaquent guère les hommes à moins qu'elles n'en soient attaquées les premières, de sorte que les Indiens, qui le savent, passent souvent les journées entières au milieu des forêts sans courir aucun danger. Ces différens animaux ne sont pas la seule richesse du pays. Il produit toutes les espèces d'arbres que nous connoissons en Europe. On y trouve même dans quelques endroits le fameux arbre du Brésil, et celui dont on tire cette liqueur célèbre qu'on appelle sang de dragon et sur laquelle les voyageurs ont débité les fables les plus extravagantes. Je ne vous en dirai rien à présent, parce que je n'en connois point encore toutes les propriétés. Je me réserve à vous les détailler lorsque j'en serai plus instruit. Le pays produit encore certains fruits singuliers dont vous serez bien aise d'avoir quelque idée. Il en est un entre autres qui ressemble assez à une grappe de raisin; mais cette grappe est composée de grains aussi menus que ceux du poivre. Chaque grain renferme une petite semence qu'on mange ordinai Outre ces animaux, il en est un qui m'a paru fort singulier, c'est celui que les Moxes appellent orocomo': il a le poil roux, le museau pointu, et les dents larges et tranchantes. Lorsque cet animal, qui est de la grandeur d'un gros chien, aperçoit un Indien armé, il prend aussitôt la fuite; mais s'il le voit sans armes, il l'attaque, le renverse par terre, le foule à plusieurs reprises, et quand il le croit mort, il le couvre de feuilles et de branches d'arbres, et se retire. L'Indien, qui connoît l'instinet de cette bête, se relève dès qu'elle a disparu et cherche son salut dans la fuite ou monte sur un arbre, d'où il considère à loisir tout ce qui se passe. L'orocomo ne tarde pas à revenir accompagné d'un tigre qu'il semble avoir invité à venir partager sa proie; mais ne la trouvant plus, il pousse des hurlemens épouvantables, regarde son compagnon d'un air triste et dé-rement après le repas, et sa vertu consiste à solé et semble lui témoigner le regret qu'il a de lui avoir fait faire un voyage inutile. Je ne puis m'empêcher de vous parler encore d'une espèce d'ours particulière qu'on appelle ours aux fourmis. Cet animal a, au lieu de gueule, un trou rond toujours ouvert. Le pays produit une quantité prodigieuse de fourmis; l'ours dont je vous parle met son museau à procurer quelque temps après une évacuation douce et facile. Ce fruit, qu'on appelle mbegue, est d'un goût et d'une odeur fort agréable. Le pigna, autre fruit du pays, a quelque ressemblance avec la pomme de pin: c'est ce qui a fait donner le nom de pin à l'arbre qui le produit. Cependant la figure du pigna approche davantage de celle de l'artichaut; sa l'entrée de la fourmilière et y pousse fort avant | chair, qui est jaune comme celle du coing, lui sa langue, qui est extrêmement pointue; il attend qu'elle soit couverte de fourmis, ensuite il la retire avec promptitude pour engloutir tous ces petits animaux. Le même jeu continue jusqu'à ce que l'ours soit rassasié de ce mets favori. Voilà pourquoi on l'appelle ours aux fourmis. Quoique l'ours aux fourmis soit sans dents, 1 Le couguar. |