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beaucoup pour qu'on m'y conduisît, afin de recueillir le plus de livres et de papiers que je pourrois.

Le second lieutenant, qui étoit le chef, affecta alors de décharger devant moi un pistolet qu'il portoit en bandoulière, et il le chargea tout de suite, ayant grand soin de me le faire remarquer. J'ai conçu depuis d'où venoit cette affectation de sa part. Ensuite il me fit dire que si je voulois aller chez moi, il m'y conduiroit.

Étant arrivé, je me mis à chercher encore quelques papiers, et comme il ne restoit avec moi qu'un matelot qui parloit françois, tous les autres s'étant un peu écartés, à dessein sans doute, celui-ci me dit: Mon père, tous nos gens sont loin, sauvez-vous si vous voulez. Je compris bien qu'il vouloit me tenter, et je lui répondis froidement que des hommes de notre état ne savent ce que c'est que de manquer à leur parole. J'ajoutai que si j'avois voulu prendre la fuite, il y avoit longtemps que je l'aurois fait, en ayant plusieurs fois trouvé l'occasion favorable pendant qu'ils s'amusoient à piller ou à boire.

Enfin, après m'avoir laissé quelque temps dans cette situation en se regardant l'un l'autre, ils me dirent de me lever et de les suivre.

Ils me menèrent sous la galerie de la maison qui donnoit sur un petit plantage de cacaoyers, que j'avois fait en forme de verger, et m'ayant fait asseoir, le lieutenant se mit aussi sur une chaise; après quoi, prenant un air gai, il me fit dire que je ne devois pas avoir peur, qu'il ne prétendait pas me faire aucun mal, mais qu'il étoit impossible que je n'eusse rien caché, puisque j'en avois eu le temps, les ayant vus passer devant ma porte lorsqu'ils alloient prendre le fort. Je lui répétai ce que j'avois déjà dit si souvent, que la frayeur nous avoit si fort saisis au bruit qu'ils firent dans la nuit par leurs huées, par leurs cris et par la quantité de coups qu'ils tirèrent, que nous n'avions songé d'abord qu'à nous mettre à couvert de la mort par une prompte fuite, d'autant que nous nous imaginions qu'ils se répandoient en même temps dans toutes les maisons.

Mais enfin, répliqua-t-il, les François prisonniers connoissent bien vos facultés: pourquoi nous auroient-ils avertis que vous aviez beaucoup d'argent si cela n'étoit pas vrai? Ne voyez-vous pas, lui dis-je, qu'ils ont voulu vous flatter et vous faire leur cour à mes dépens. - Non, non, continua-t-il, c'est que vous ne voulez pas vous dessaisir de votre trésor. Je vous assure pourtant et je vous donne ma parole d'honneur que vous aurez votre liberté et que nous vous laisserons ici sans brûler vos maisons si vous voulez enfin découvrir votre trésor. - C'est bien inutilement, lui répondis-je, ennuyé de tous ses discours, que vous me faites de si vives instances. Encore une fois, je n'ai pas d'autre chose à vous dire que ce que je vous ai déjà si souvent répété. Il parla alors au matelot qui servoit d'interprète et qui n'avoit pas cessé de me regarder pendant tout cet entretien, pour voir de quel côté je jetois les yeux; après quoi celui-ci alla visiter tous mes ca

Enfin, après avoir bien fouillé partout, et ne trouvant plus rien, je déclarai que j'avois fini et que nous nous en irions quand il leur plairoit. Alors le lieutenant s'approcha avec un air grave et menaçant, et me fit dire par l'interprète que j'eusse à leur montrer l'endroit où j'avois caché mon argent, sinon qu'il m'arriveroit malheur. Je répondis avec cette assurance que donne la vérité que je n'avois point caché d'argent, que si j'avois pensé à mettre quelque chose en sûreté, j'aurois commencé par ce qui servoit à l'autel. Vous avez beau nier le fait, me répondit pour lors l'interprète par l'ordre de l'officier, nous sommes certains, à n'en pouvoir douter, que vous avez beaucoup d'argent, car les soldats qui sont à bord prisonniers nous l'ont dit, et cependant nous n'en avons trouvé que fort peu dans votre armoire. Il faut donc que vous l'ayez caché, et si vous ne le donnez pas au plus vite, prenez garde à vous, vous savez que mon pistolet n'est pas mal chargé. Je me jetai pour lors à genoux, en disant qu'ils étoient les maîtres de m'oter la vie, puisque j'étois entre leurs mains et à leur discrétion; que cependant, s'ils vouloient en venir lá, je les suppliois de me donner un moment pour faire ma prière; que, du reste, je n'avois pas d'autre argent que celui qu'ils avoient déjà pris. ❘ vous enfoui dans la terre? - Non, répondis-je,

caoyers.

Je me rappelai pour lors un petit entretien que j'avois eu avec le capitaine quelques jours auparavant. Je lui disois que si les sentinelles avoient fait leur devoir et qu'elles nous eussent avertis de l'arrivée de l'ennemi, nous aurions caché nos meilleurs effets. Dans quel endroit, me dit-il, auriez-vous mis tout cela ? L'auriezmoi, le mardi, me dire que si je voulois aller | le sus dans la suite. Ces bonnes gens, avides au au fort, il m'y feroit conduire. J'acceptai vo- dernier point, s'imaginoient que j'avois de l'arlontiers son offre; mais avant que je m'embar-gent caché et que lorsque j'avois témoigné quasse il me recommanda fort de ne pas fuir, parce qu'on ne manqueroit pas, dit-il, de vous arrêter avec un coup de fusil. Je le rassurai làdessus et nous partimes.

Celui qui commandoit le canot étoit le second lieutenant, celui-là même qui m'avoit menacé de me couper la langue; et comme je m'en étois plaint au capitaine, qui lui en avoit sans doute parlé, il s'excusa fort là-dessus en chemin, et me fit mille politesses.

Nous arrivâmes insensiblement au terme, et aussitôt je vis tous ceux qui gardoient le fort venir au débarquement les uns avec des fusils, les autres avec des sabres pour me recevoir. Peu accoutumés peut-être à la bonne foi, ils craignoient toujours que je ne leur échappasse, malgré tout ce que je pouvois leur dire pour les tranquilliser sur mon compte.

Après que nous fùmes un peu reposés, je demandai d'aller chez moi et l'on m'y conduisit sous une bonne escorte. Je commençai d'abord par visiter l'église afin de voir pour la dernière fois dans quel état elle étoit. Et comme je ne pus retenir mes larmes et mes soupirs en voyant les autels renversés, les tableaux déchirés, les pierres sacrées mises en pièces et éparses de côté et d'autre, les deux principaux de la bande me dirent qu'ils étoient bien fachés de tout ce désordre; que cela s'étoit fait, malgré leurs intentions, par les matelots, les nègres et les Indiens dans la fureur du pillage et dans l'ardeur de l'ivresse, et qu'ils m'en faisoient leurs excuses. Je leur répondis que c'étoit à Dieu principalement et premièrement qu'ils devoient demander pardon d'une telle profanation dans son temple; qu'il étoit très à craindre pour eux qu'il ne se vengeât et qu'il ne les châtiât comme ils le méritoient. Je mejetai ensuite à genoux et je fis une espèce d'amende honorable à Dieu, à la sainte Vierge et à saint Joseph, à l'honneur desquels j'avois dressé des autels pour exciter la dévotion de mes paroissiens; après quoi je me levai et nous prîmes le chemin de ma maison.

J'avois autour de moi cinq à six personnes qui 'observoient scrupuleusement toutes mes démarches, tous mes mouvemens et surtout les coups d'œil que je jetois. Je ne voyois pas pourquoi tant d'attention de leur part, mais je

tant d'empressement de revenir à terre, c'étoit pour voir si on n'avoit pas découvert mon trésor. Nous entrâmes donc tous ensemble dans la maison, et ce fut un vrai chagrin pour moi, je vous l'avoue, de voir l'affreux désordre où elle étoit.

Il y a près de dix-sept ans que j'allai pour la première fois à Oyapoc et que je commençai d'y amasser ce qui est nécessaire pour la fondation des missions indiennes, prévoyant que се quartier abondant en sauvages fourniroit une vaste carrière à notre zèle et que la cure d'Oyapoc seroit comme l'entrepôt de tous les autres établissemens. Je n'avois cessé depuis ce tempslà de me fournir toujours de mieux en mieux par les soins charitables d'un de nos pères qui vouloit bien être mon correspondant à Cayenne. Dieu a permis qu'un seul jour absorbât le fruit de tant de peines et de tant d'années : que son saint nom soit béni! Ce qui me fâche le plus, c'est de savoir les trois missionnaires qui restent dans ce quartier-là dénués de tout, sans que je puisse pour le présent leur procurer même le pur nécessaire, malgré toute la libéralité et les bonnes intentions de nos supérieurs.

Enfin, après avoir parcouru rapidement tous les petits appartemens qui servoient de logement à nos pères quand ils venoient me voir, j'entrai dans mon cabinet: je trouvai tous mes livres et papiers par terre, dispersés, confondus et à moitié déchirés. Je pris ce je pus, et, comme on me pressoit de finir, il fallut m'en retourner au fort.

Peu d'heures après arrivérent ceux qui étoient allés ravager les habitations, et s'étant un peu rafraîchis, ils continuèrent leur route jusqu'au vaisseau, emportant avec eux ce qu'ils avoient pillé, qui, de leur aveu et à leur grand regret, n'étoit pas fort considérable.

Le lendemain, toute la matinée se passa à achever de faire des ballots, à casser les meubles qui restoient dans les différentes maisons, à arracher les serrures, les gonds des portes, surtout ce qui étoit de cuivre, el enfin, environ midi, on mit le feu aux maisons des habitans, lesquelles farent bientôt réduites en cendres, n'étant couvertes que de paille, suivant l'usage du pays. Comme je voyois bien que la mienne alloit avoir le même sort, je pressai

beaucoup pour qu'on m'y conduisît, afin de recueillir le plus de livres et de papiers que je pourrois.

Le second lieutenant, qui étoit le chef, affecta alors de décharger devant moi un pistolet qu'il portoit en bandoulière, et il le chargea tout de suite, ayant grand soin de me le faire remarquer. J'ai conçu depuis d'où venoit cette affectation de sa part. Ensuite il me fit dire que si je voulois aller chez moi, il m'y conduiroit.

Étant arrivé, je me mis à chercher encore quelques papiers, et comme il ne restoit avec moi qu'un matelot qui parloit françois, tous les autres s'étant un peu écartés, à dessein sans doute, celui-ci me dit: Mon père, tous nos gens sont loin, sauvez-vous si vous voulez. Je compris bien qu'il vouloit me tenter, et je lui répondis froidement que des hommes de notre état ne savent ce que c'est que de manquer à leur parole. J'ajoutai que si j'avois voulu prendre la fuite, il y avoit longtemps que je l'aurois fait, en ayant plusieurs fois trouvé l'occasion favorable pendant qu'ils s'amusoient à piller ou à boire.

Enfin, après m'avoir laissé quelque temps dans cette situation en se regardant l'un l'autre, ils me dirent de me lever et de les suivre.

Ils me menèrent sous la galerie de la maison qui donnoit sur un petit plantage de cacaoyers, que j'avois fait en forme de verger, et m'ayant fait asseoir, le lieutenant se mit aussi sur une chaise; après quoi, prenant un air gai, il me fit dire que je ne devois pas avoir peur, qu'il ne prétendait pas me faire aucun mal, mais qu'il étoit impossible que je n'eusse rien caché, puisque j'en avois cu le temps, les ayant vus passer devant ma porte lorsqu'ils alloient prendre le fort. Je lui répétai ce que j'avois déjà dit si souvent, que la frayeur nous avoit si fort saisis au bruit qu'ils firent dans la nuit par leurs huées, par leurs cris et par la quantité de coups qu'ils tirèrent, que nous n'avions songé d'abord qu'à nous mettre à couvert de la mort par une prompte fuite, d'autant que nous nous imaginions qu'ils se répandoient en même temps dans toutes les maisons.

Mais enfin, répliqua-t-il, les François prisonniers connoissent bien vos facultés: pourquoi nous auroient-ils avertis que vous aviez beaucoup d'argent si cela n'étoit pas vrai? Ne voyez-vous pas, lui dis-je, qu'ils ont voulu vous flatter et vous faire leur cour à mes dépens. - Non, non, continua-t-il, c'est que vous ne voulez pas vous dessaisir de votre trésor. Je vous assure pourtant et je vous donne ma parole d'honneur que vous aurez votre liberté et que nous vous laisserons ici sans brûler vos maisons si vous voulez enfin découvrir votre trésor. - C'est bien inutilement, lui répondis-je, ennuyé de tous ses discours, que vous me faites de si vives instances. Encore une fois, je n'ai pas d'autre chose à vous dire que ce que je vous ai déjà si souvent répété. Il parla alors au matelot qui servoit d'interprète et qui n'avoit pas cessé de me regarder pendant tout cet entretien, pour voir de quel côté je jetois les yeux; après quoi celui-ci alla visiter tous mes ca

Enfin, après avoir bien fouillé partout, et ne trouvant plus rien, je déclarai que j'avois fini et que nous nous en irions quand il leur plairoit. Alors le lieutenant s'approcha avec un air grave et menaçant, et me fit dire par l'interprète que j'eusse à leur montrer l'endroit où j'avois caché mon argent, sinon qu'il m'arriveroit malheur. Je répondis avec cette assurance que donne la vérité que je n'avois point caché d'argent, que si j'avois pensé à mettre quelque chose en sûreté, j'aurois commencé par ce qui servoit à l'autel. Vous avez beau nier le fait, me répondit pour lors l'interprète par l'ordre de l'officier, nous sommes certains, à n'en pouvoir douter, que vous avez beaucoup d'argent, car les soldats qui sont à bord prisonniers nous l'ont dit, et cependant nous n'en avons trouvé que fort peu dans votre armoire. Il faut donc que vous l'ayez caché, et si vous ne le donnez pas au plus vite, prenez garde à vous, vous savez que mon pistolet n'est pas mal chargé. Je me jetai pour lors à genoux, en disant qu'ils étoient les maîtres de m'ôter la vie, puisque j'étois entre leurs mains et à leur discrétion; que cependant, s'ils vouloient en venir là, je les suppliois de me donner un moment pour faire ma prière; que, du reste, je n'avois pas d'autre argent que celui qu'ils avoient déjà pris. | vous enfoui dans la terre? - Non, répondis-je,

caoyers.

Je me rappelai pour lors un petit entretien que j'avois eu avec le capitaine quelques jours auparavant. Je lui disois que si les sentinelles avoient fait leur devoir et qu'elles nous eussent avertis de l'arrivée de l'ennemi, nous aurions caché nos meilleurs effets. Dans quel endroit, me dit-il, auriez-vous mis tout cela ? L'auriezJe m'attendois de trouver le vaisseau où je l'avois laissé; mais il avoit déjà pris le large, en sorte que nous n'y arrivâmes que bien avant dans la nuit, ce qui fit qu'on ne déchargea le le butin que le lendemain matin 19 du mois. Pour moi, dans la persuasion où j'étois que On n'avança guère de toute cette journée, quoinos pères que j'avois laissés dans le bois où qu'on se servît d'avirons, ne pouvant pas faire | quelques-uns des François qui avoient fui n'avoient pas manqué d'aller au plus vite à Cayenne | entrèrent en effet le dimanche matin; ils pillė

nous nous serions contentés de transporter tout dans le bois et de le couvrir de feuillages. C'est donc là-dessus que ces rusés corsaires, qui pesoient et combinoient toutes nos paroles, s'imaginant que je n'avois pas eu le temps de porter bien loin ce que j'avois de précieux, voulurent, par un dernier effet de leur cupidité et de leur défiance, parcourir le dessous des arbres de mon jardin. Mais il étoit impossible qu'ils y trouvassent ce qui n'y avoit pas été mis: aussi le matelot s'ennuya-t-il bientôt de chercher, et étant revenu, nous prîmes tous ensemble le chemin du fort, eux sans aucun butin, moi avec le peu de papiers que j'avois ramassés.

Alors ils conférèrent ensemble pendant quelque temps, et environ les trois heures ils allèrent mettre le feu chez moi. Je les priai d'épargner au moins l'église, et ils me le promirent. Elle brûla pourtant, et comme je m'en plaignois, ils me dirent que le vent, qui étoit ce jour-là très-grand, avoit emporté sans doute quelques étincelles qui l'avoient embrasée. Il fallut se contenter de cette réponse et laisser à Dieu le temps, le soin et la manière de venger l'insulte faite à sa maison. Pour moi, voyant les flammes s'élever jusqu'aux nues, et ayant le cœur percé de la plus vive douleur, je me mis à réciter le psaume 78. Deus, venerunt gentes, etc.

Enfin, lorsque tout fut transporté aux canots, nous nous embarquâmes nous-mêmes. Il étoit un peu plus de cinq heures, et les matelots qui devoient nous suivre dans deux petits canots achevèrent d'incendier toutes les maisons du fort; ensuite s'étant tirés un peu au large dans la rivière, et se laissant dériver tout doucement au courant, ils crièrent plusieurs fois Houra! qui est leur Vive le roi! et leur cri de joie. Ils n'avoient pas néanmoins grand sujet de s'applaudir de leur expédition, qui ne leur étoit ni glorieuse, puisque sans la noire trahison qui nous avoit livrés entre leurs mains, elle ne leur eût jamais réussi, ni utile, puisqu'en nous faisant à la vérité beaucoup de tort, ils en tiroient très-peu de profit.

voile faute de vent. Cette lenteur m'inquiétoit beaucoup, parce que j'aurois voulu savoir au plus tôt quel seroit mon sort. Me laisseront-ils à Cayenne, me disois-je à moi-même? Me mèneront-ils à Surinam? Me conduiront-ils à la Barbade ou même jusqu'à la Nouvelle-Angletere? Et comme je m'entretenois dans ces pensées, couché dans ma cabane, que je ne pouvois quitter à cause de mon extrême foiblesse et du mal de mer, qui m'incommodoit infiniment, quelqu'un me vint dire qu'on avoit renvoyé à terre trois de nos soldats avec une vieille Indienne prise dans le canot d'Arouas, dont j'ai déjà parlé. J'en fus un peu surpris, et en ayant demandé la raison au capitaine, il me dit que c'étoient autant de bouches inutiles de moins. Et pourquoi, lui dis-je, ne faites-vous pas de même envers tous les autres prisonniers? -C'est que j'attends une bonne rançon de vous autres, répliqua-t-il. Il auroit accusé plus juste s'il eût dit que, voulant faire des descentes à Cayenne, il appréhendoit que quelqu'un des siens n'y fût pris, et qu'en ce cas il vouloit avoir de quoi faire un échange, ce qui est arrivé en effet, comme on le verra dans la suite.

Le vent ayant un peu rafraîchi sur le soir, nous fîmes route toute la nuit, et dès avant midi on nous aperçut de Cayenne, à la hauteur d'un gros rocher qu'on nomme Connestable et qui est à cinq ou six lieues au large. On y étoit instruit déjà du désastre arrivé à Oyapoc, soit par un billet qu'avoit écrit un jeune sauvage, soit par quelques habitans d'Aproakac qui étoient venus se réfugier à Cayenne; mais on en ignoroit toutes les circonstances, et le public, comme il arrive ordinairement en pareil cas, faisoit courir plusieurs bruits plus fâcheux les uns que les autres : les uns disoient que tout avoit été massacré à Oyapoc, et que moi en particulier j'avois souffert mille cruautés; les autres publioient qu'il y avoit plusieurs vaisseaux et que Cayenne pourroit bien avoir le même sort. Ce qui paroissoit un peu accréditer cette dernière nouvelle, c'est que le navire qui nous avoit pris emmenoit avec lui trois canots, qui, avec sa chaloupe, faisoient cinq bâtimens, lesquels ayant des voiles et étant bien au large, ne laissoient pas de paroître quelque chose de considérable à ceux qui étoient à terre.

donner par eux-mêmes des nouvelles sûres de notre triste sort, ou tout au moins d'y envoyer d'amples instructions là-dessus, je m'imaginois qu'on enverroit quelqu'un pour me réclamer; mais je me trompois, et l'on ignoroit parfaitement tout ce qui m'étoit arrivé. Cependant le vendredi se passa, et le lendemain nous mouillâmes tout proche de l'Enfant Perdu (c'est un écueil éloigné de terre de six mille treize toises, ce qui a été exactement mesuré par M. de la Condamine, membre de l'Académie royale des sciences, à son retour du Pérou).

rent et ravagèrent pendant tout le jour et toute la nuit l'habitation qui étoit l'objet de leur haine, et, après avoir mis le feu aux maisons le lundi matin, ils retournèrent à bord sans que personne fit la moindre opposition: les nègres étoient si fort effrayés qu'ils n'osoient paroître, et les François qu'on avoit envoyés de Cayenne dès le dimanche matin n'avoient pas encore pu arriver.

Pendant cette expédition, ceux qui étoient restés avec moi dans le vaisseau raisonnoient chacun suivant ses désirs ou ses craintes. Les uns appréhendoient un heureux succès de cette entreprise, et les autres le désiroient. Enfin, comme chacun se repaissoit ainsi de ses propres idées, je vis encore sur notre bord une grande agitation vers les trois heures après midi: c'étoit le maître de l'équipage, homme vif, hardi et déterminé, qui, à la tête de neuf hommes seulement, alloit dans la chaloupe tenter une descente à la côte, tout proche de Cayenne, se faisant conduire par un nègre qui connoît le pays, parce qu'il est créole. Peutêtre aussi que le sieur Potter vouloit faire diversion et empêcher par là qu'on envoyât de Cayenne après ceux de ses gens qui alloient à Macouria.

Vers les neuf heures du matin, après de grands mouvemens dans le navire, je vis démarrer deux grands canots qui alloient à une petite rivière nommée Macouria pour y ravager spécialement l'habitation d'une certaine dame, en revanche, disoient-ils, de quelques sujets de mécontentement qu'elle avoit donnés autrefois à des Anglois qui avoient été chez elle prendre des sirops: car vous savez, mon révérend père, qu'en temps de paix cette nation commerce ici, principalement pour fournir des chevaux aux sucreries. Comme je ne remarquai que treize hommes dans chaque pirogue, y compris deux François qui devoient leur servir de guides, je commençai dès-lors à concevoir quelque espérance de ma liberté, parce que je m'imaginois bien que, le temps étant fort serein, on s'apercevroit à terre de cette manœuvre, et qu'on ne manqueroit pas de courir sus. Je m'entretenois ainsi dans cette douce pensée lorsqu'on vint me dire que ces canots devoient aller premièrement à Couron, qui n'est éloigné de Macouria que d'environ quatre lieues, pour y prendre, s'ils pou-troupe françoise et entièrement défaits. Trois

voient, le père Lombard, ce missionnaire qui travaille avec tant de succès et depuis si longtemps, dans la Guyane, à la conversion des sauvages, afin d'exiger de lui une rançon convenable à son âge et à son mérite.

Je vous laisse à penser quel coup de foudre ce fut pour moi qu'une nouvelle de cette nature: car je voyois par moi-même que si ce digne missionnaire étoit conduit à notre bord, il succomberoit infailliblement à la fatigue. Mais la Providence, qui ne vouloit pas affliger jusqu'à ce point nos missions, déconcerta leur projet. Ils échouèrent en chemin et furent obligés de s'en tenir à leur premier dessein, qui étoit d'insulter seulement Macouria. Ils y

Quoi qu'il en soit, lorsque je fus averti du départ de la chaloupe, je ne doutai plus que le Seigneur ne voulût me tirer de mon esclavage, persuadé que j'étois que si la première troupe n'étoit pas attaquée, la seconde le seroit infailliblement. Ce que je prévoyois arriva en effet. Les dix Anglois, après avoir pillé une de nos habitations, furent rencontrés par une

restèrent sur la place et sept furent faits prisonniers; de notre côté, il n'y eut qu'un soldat blessé à l'épaule d'un coup de fusil. Pour mon pauvre négre, il est surprenant que dans ce combat il n'ait pas même été blessé. Le Seigneur a sans doute voulu le récompenser de sa fidélité envers son maître: ce fut par lui qu'on apprit enfin à Cayenne tout le détail de la prise d'Oyapoc et tout ce qui me regardoit personnellement.

Nous étions sur notre bord fort impatiens de savoir quelle réussite auroient toutes ces expéditions, mais rien ne venoit ni de la côte ni de Macouria. Enfin, lorsque le soleil commenca á paroître et qu'il fit assez clair pour pouvoir

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