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Voilà, Milord, ce que j'avais à vous dire sur l'économie de cette maison et sur la vie privée des maìtres qui la gouvernent. Contents de leur sort, ils en jouissent paisiblement; contents de leur fortune, ils ne travaillent 5 pas à l'augmenter pour leurs enfants, mais à leur laisser, avec l'héritage qu'ils ont reçu, des terres en bon état, des domestiques affectionnés, le goût du travail, de l'ordre, de la modération, et tout ce qui peut rendre douce et charmante à des gens sensés la jouissance d'un Io bien médiocre, aussi sagement conservé qu'il fut honnêtement acquis.

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-Cinquième Partie, Lettre II.

JOYS OF THE VINTAGE

(This letter, also from Saint-Preux to Milord Édouard, gives in more concrete form a picture of the simple joys of country life.)

De Saint-Preux à Milord Edouard

Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle, avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante, on rit toute la journée, et le travail n'en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité; tout le monde est égal, et personne ne s'oublie. Les dames sont sans airs, les paysannes sont décentes, les hommes badins et non grossiers. C'est à qui trouvera les meilleures chan25 sons, à qui fera les meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. L'union même engendre les folâtres querelles, et l'on ne s'agace mutuellement que pour montrer combien on est sûr les uns des autres. On ne revient point ensuite faire chez soi les messieurs; on

passe aux vignes toute la journée: Julie y a fait faire une loge où l'on va se chauffer quand on a froid et dans laquelle on se réfugie en cas de pluie. On dîne avec les paysans et à leur heure, aussi bien qu'on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un 5 peu grossière, mais bonne, saine et chargée d'excellents légumes. On ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche et de leurs compliments rustauds: pour les mettre à leur aise, on s'y prête sans affectation. Ces complaisances ne leur échappent pas, ils y sont sen- 10 sibles; et, voyant qu'on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s'en tiennent d'autant plus volontiers dans la leur. A dîner on amène les enfants, et ils passent le reste de la journée à la vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voient arriver! "O bienheureux en- 15 fants! disent-ils en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu prolonge vos jours aux dépens des nôtres! ressemblez à vos pères et mères, et soyez comme eux la bénédiction du pays!" Souvent, en songeant que la plupart de ces hommes ont porté les armes 20 et savent manier l'épée et le mousquet aussi bien que la serpette et la houe, en voyant Julie au milieu d'eux, si charmante et si respectée, recevoir, elle et ses enfants, leurs touchantes acclamations, je me rappelle l'illustre et vertueuse Agrippine montrant son fils* aux troupes 25 de Germanicus. Julie! femme incomparable! vous exercez dans la simplicité de la vie privée le despotique empire de la sagesse et des bienfaits; vous êtes pour tout le pays un dépôt cher et sacré que chacun voudrait défendre et conserver au prix de son sang, et vous vivez 30 * Caligula.

plus sûrement, plus honorablement, au milieu d'un peuple entier qui vous aime, que les rois entourés de tous leurs soldats.

Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nour5 rit et loge les ouvriers tout le temps de la vendange; et même le dimanche, après le prêche du soir, on se rassemble avec eux et l'on danse jusqu'au souper. Les autres jours on ne se sépare point non plus en rentrant au logis, hors le baron, qui ne soupe jamais et se couche 10 de fort bonne heure, et Julie, qui monte avec ses enfants chez lui jusqu'à ce qu'il s'aille coucher. A cela près, depuis le moment qu'on prend le métier de vendangeur jusqu'à celui qu'on le quitte, on ne mêle plus la vie citadine à la vie rustique. Ces saturnales sont bien plus 15 agréables et plus sages que celles des Romains. Le renversement qu'ils affectaient était trop vain pour instruire le maître ni l'esclave; mais la douce égalité qui règne ici rétablit l'ordre de la nature, forme une instruction pour les uns, une consolation pour les autres, et un 20 lien d'amitié pour tous.*

* Si de là naît un commun état de fête, non moins doux à ceux qui descendent qu'à ceux qui montent, ne s'ensuit-il pas que tous les états sont presque indifférents par eux-mêmes, pourvu qu'on puisse et qu'on veuille en sortir quelquefois? Les gueux sont malheureux parce qu'ils sont toujours gueux; les rois sont malheureux parce qu'ils sont toujours rois. Les états moyens, dont on sort plus aisément, offrent des plaisirs au-dessus et au-dessous de soi; ils étendent aussi les lumières de ceux qui les remplissent, en leur donnant plus de préjugés à connaître, et plus de degrés à comparer. Voilà, ce me semble, la principale raison pourquoi c'est généralement dans les conditions médiocres qu'on trouve les hommes les plus heureux et du meilleur sens.

ΙΟ

Le lieu d'assemblée est une salle à l'antique avec une grande cheminée où l'on fait bon feu. La pièce est éclairée de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capuchons de fer-blanc pour intercepter la fumée et réfléchir la lumière. Pour pré- 5 venir l'envie et' les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces bonnes gens qu'ils ne puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer d'autre opulence que le choix du bon dans les choses communes et un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l'appareil des festins n'y sont pas, mais l'abondance et la joie y sont. Tout le monde se met à table: maîtres, journaliers, domestiques; chacun se lève indifféremment pour servir sans exclusion, sans préférence, et le service se fait 15 toujours avec grâce et avec plaisir. On boit à discrétion; la liberté n'a point d'autres bornes que l'honnêteté. La présence de maîtres si respectés contient tout le monde et n'empêche pas qu'on ne soit à son aise et gai. Que s'il arrive à quelqu'un de s'oublier, on ne trouble point la fête par des réprimandes, mais il est congédié sans rémission dès le lendemain.

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Je me prévaux aussi des plaisirs du pays et de la saison. Je reprends la liberté de vivre à la valaisane et de boire assez souvent du vin pur; mais je n'en bois 25 point qui n'ait été versé de la main d'une des deux cousines. Elles se chargent de mesurer ma soif à mes forces et de ménager ma raison. Qui sait mieux qu’elles comment il la faut gouverner et l'art de me l'ôter et de me la rendre? Si le travail de la journée, la 30 durée et la gaieté du repas, donnent plus de force au

vin versé de ces mains chéries, je laisse exhaler mes transports sans contrainte; ils n'ont plus rien que je doive taire, rien que gêne la présence du sage Wolmar. Je ne crains point que son œil éclairé lise au fond de 5 mon cœur, et, quand un tendre souvenir y veut renaître, un regard de Claire lui donne le change, un regard de Julie m'en fait rougir.

Après le souper, on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre; chacun dit sa chanson tour à 10 tour. Quelquefois les vendangeuses chantent en choeur toutes ensemble, ou bien alternativement à voix seule et en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles romances dont les airs ne sont pas piquants, mais ils ont je ne sais quoi d'antique et de doux qui 15 touche à la longue. Les paroles sont simples, naïves, souvent tristes; elles plaisent pourtant. Nous ne pouvons nous empêcher, Claire de sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand nous retrouvons dans ces chansons des tours et des expressions dont nous nous 20 sommes servis autrefois. Alors, en jetant les yeux sur elles et me rappelant les temps éloignés, un tressaillement me prend, un poids insupportable me tombe tout à coup sur le cœur et me laisse une impression funeste qui ne s'efface qu'avec peine. Cependant je trouve à 25 ces veillés une sorte de charme que je ne puis vous ex

pliquer, et qui m'est pourtant fort sensible. Cette réunion des différents états, la simplicité de cette occupation, l'idée de délassement, d'accord, de tranquillité, le sentiment de paix qu'elle porte à l'âme, a quelque 30 chose d'attendrissant qui dispose à trouver ces chansons plus intéressantes. Ce concert des voix de femmes

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