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par l'oracle se réduit seulement à être bien convaincu que j'ignore ce que je ne sais pas.'

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Voilà donc le plus sage des hommes au jugement des dieux, et le plus savant des Athéniens au sentiment 5 de la Grèce entière, Socrate, faisant l'éloge de l'ignorance! Croit-on que, s'il ressuscitait parmi nous, nos savants et nos artistes lui feraient changer d'avis? Non, messieurs: cet homme juste continuerait de mépriser nos vaines sciences; il n'aiderait point à grossir IO cette foule de livres dont on nous inonde de toutes parts, et ne laisserait, comme il a fait, pour tout précepte à ses disciples et à nos neveux, que l'exemple et la mémoire de sa vertu. C'est ainsi qu'il est beau d'instruire les hommes.

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Socrate avait commencé dans Athènes, le vieux Caton continua dans Rome, de se déchaîner contre ces Grecs artificieux et subtils qui séduisaient la vertu et amollissaient le courage de ses concitoyens. Mais les sciences, les arts et la dialectique prévalurent encore: 20 Rome se remplit de philosophes et d'orateurs; on négligea la discipline militaire, on méprisa l'agriculture, on embrassa des sectes, et l'on oublia la patrie. Aux noms sacrés de liberté, de désintéressement, d'obéissance aux lois, succédèrent les noms d'Épicure, de Zénon, d'Arcé25 silas.18 Depuis que les savants ont commencé à paraî

12 The passage is a synopsis of a portion of Plato's Apology (cf. Jowett's translation, 1875. Vol. I, pp. 352-355). Rousseau frequently drew on Plato whom he seems to have read in a Latin version. He cites him in Latin in the Lettre à d'Alembert. The reference at the opening of the Seconde Partie is likewise to Plato.

13 Arcesilas (316-241 B.C.) like Zeno and Epicurus, a Greek

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tre parmi nous, disaient leurs propres philosophes, les gens de bien se sont éclipsés.14 Jusqu'alors les Romains s'étaient contentés de pratiquer la vertu; tout fut perdu quand ils commencèrent à l'étudier.

O Fabricius !15 qu'eût pensé votre grande âme, si, 5 pour votre malheur, rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras, et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes? "Dieux! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques 10 qu'habitaient jadis la modération et la vertu? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine? quel est ce langage étranger? quelles sont ces mœurs efféminées? que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices? Insensés, qu'avez-vous fait? Vous, les 15 maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus! Ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent! C'est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires et des histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et 20

philosopher and one of somewhat similar tendencies. We know him only from the writings of others. He held that because of the uncertainty of sensible data man must be content with probability; Diogenes Laertius says that he died of drink, but this is most probably a slander like those on Epicurus.

14 This phrase, rendered famous by Rousseau is taken from Seneca, "Postquam docti prodierunt, boni desunt." Like many another of his classical allusions, it probably came to him via Montaigne (cf. Essais Bk. I, Chap. XXIV).

15 The Roman general of the third century B.C. model of simplicity and incorruptible integrity. This is the portion of the discourse which Rousseau wrote in his first "illumination" on the road to Vincennes.

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l'Asie! Les dépouilles de Carthage sont la proie d'un joueur de flûte! Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres; brisez ces marbres, brûlez ces tableaux, chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d'autres mains s'illustrent par de vains talents; le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde, et d'y faire régner la vertu. Quand Cynéas16 prit notre sénat pour une assemblée de rois, il ne fut ébloui ni par une pompe Io vaine, ni par une élégance recherchée; il n'y entendit point cette éloquence frivole, l'étude et le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de si majestueux? O citoyens! il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts, le plus 15 beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel : l'assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome, et de gouverner la terre."

Mais franchissons la distance des lieux et des temps, et voyons ce qui s'est passé dans nos contrées et sous 20 nos yeux; ou plutôt, écartons des peintures odieuses

qui blesseraient notre délicatesse, et épargnons-nous la peine de répéter les mêmes choses sous d'autres noms. Ce n'est point en vain que j'évoquais les mânes de Fabricius; et qu'ai-je fait dire à ce grand homme, 25 que je n'eusse pu mettre dans la bouche de Louis XII ou de Henri IV? Parmi nous, il est vrai, Socrate n'eût point bu la ciguë; mais il eût bu dans une coupe encore plus amère la raillerie insultante, et le mépris pire cent fois que la mort.

16 Cineas, physician and friend of Pyrrhus, an ambassador who came to Rome in the time of Fabricius. The incident is taken from Plutarch's Life of Pyrrhus, 14-22.

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Voilà comment le luxe, la dissolution et l'esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l'heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés. Le voile épais dont elle a couvert toutes ses opérations 5 semblait nous avertir assez qu'elle ne nous a point destinés à de vaines recherches. Mais est-il quelqu'une de ses leçons dont nous ayons su profiter, ou que nous ayons négligée impunément? Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu vous préserver de la 10 science, comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant; que tous les secrets qu'elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, et que la peine que vous trouvez à vous instruire n'est pas le moindre de ses bienfaits. Les hommes sont 15 pervers; ils seraient pires encore, s'ils avaient eu le malheur de naître savants.

Que ces réflexions sont humiliantes pour l'humanité!

que nou notre orgueil en doit être mortifié! Quoi! la probité serait fille de l'ignorance? la science et la vertu 20 seraient incompatibles? Quelles conséquences ne tirerait-on point de ces préjugés? Mais, pour concilier ces contrariétés apparentes, il ne faut qu'examiner de près la vanité et le néant de ces titres orgueilleux qui nous éblouissent, et que nous donnons si gratuitement 25 aux connaissances humaines. Considérons donc les sciences et les arts en eux-mêmes. Voyons ce qui doit résulter de leur progrès: et ne balançons plus à convenir de tous les points où nos raisonnements se trouveront d'accord avec les inductions historiques.

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SECONDE PARTIE

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C'était une ancienne tradition passée de l'Égypte en Grèce, qu'un dieu ennemi du repos des hommes était l'inventeur des sciences. Quelle opinion fallait-il donc 5 qu'eussent d'elles les Égyptiens mêmes, chez qui elles étaient nées. C'est qu'ils voyaient de près les sources

qui les avaient produites. En effet, soit qu'on feuilletter

les annales du monde, soit qu'on supplée à des chroniques incertaines par des recherches philosophiques,17 Io on ne trouvera pas aux connaissances humaines une origine qui réponde à l'idée qu'on aime à s'en former. L'astronomie est née de la superstition; l'éloquence, de l'ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge; la géométrie, de l'avarice; la physique, d'une vaine curi

15 osité; toutes, et la morale même, de l'orgueil humain. Les sciences et les arts doivent donc leur naissance à nos vices; nous serions moins en doute sur leurs avantages, s'ils la devaient à nos vertus.

Le défaut de leur origine ne nous est que trop re20 tracé dans leurs objets. Que ferions-nous des arts,

"On voit aisément l'allégorie de la fable de Prométhée, et il ne paraît pas que les Grecs, qui l'ont cloué sur le Caucase, en pensassent guère plus favorablement que les Égyptiens de leur dieu Teuthus. "Le satyre, dit une ancienne fable, voulut baiser et embrasser le feu, la première fois qu'il le vit; mais Prométhée lui cria: "Satyre, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brûle quand on y touche."

17 In the eighteenth century historical studies may be said to have been in their infancy. To supplement history by recherches philosophiques was a favorite and often unfortunate tendency which resulted in forcing the facts and building up magnificently logical structures on insufficient data; this is perhaps the commonest vice of eighteenth century thinking.

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