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toujours esclave, n'éprouva plus dans ses révolutions que des changements de maîtres. Toute l'éloquence de Démosthène ne put jamais ranimer un corps que le luxe et les arts avaient énervé.

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C'est au temps des Ennius et des Térence que Rome, fondée par un pâtre et illustrée par des laboureurs, commence à dégénérer. Mais après les Ovide, les Catulle, les Martial, et cette foule d'auteurs obscènes dont les noms seuls alarment la pudeur, Rome, jadis le temple de la vertu, devient le théâtre du crime, l'oppro- 10 bre des nations, et le jouet des barbares. Cette capitale du monde tombe enfin sous le joug qu'elle avait imposé à tant de peuples, et le jour de sa chute fut la veille de celui où l'on donna à l'un de ses citoyens le titre d'arbitre du bon goût !8.

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Que dirai-je de cette métropole de l'empire d'Orient, qui par sa position semblait devoir l'être du monde entier, de cet asile des sciences et des arts proscrits du reste de l'Europe, plus peut-être par sagesse que par barbarie? Tout ce que la débauche et la corruption ont 20 de plus honteux; les trahisons, les assassinats et les poisons de plus noir; le concours de tous les crimes de plus atroce: voilà ce qui forme le tissu de l'histoire de Constantinople; voilà la source pure d'où nous sont émanées les lumières dont notre siècle se glorifiek

Mais pourquoi chercher dans des temps reculés des preuves d'une vérité dont nous avons sous nos yeux des témoignages subsistants? Il est en Asie une contrée immense où les lettres honorées conduisent aux

8a This title, arbiter elegantiarum was bestowed upon Petronius in the reign of Nero.

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premières dignités de l'État. Si les sciences épuraient les mœurs, si elles apprenaient aux hommes à verser leur sang pour la patrie, si elles animaient le courage, les peuples de la Chine devraient être sages, libres et 5 invincibles. Mais s'il n'y a point de vice qui ne les domine, point de crime qui ne leur soit familier; si les lumières des ministres, ni la prétendue sagesse des lois, ni la multitude des habitants de ce vaste empire, n'ont pu le garantir du joug du Tartare ignorant et grossier; 10 de quoi lui ont servi tous ses savants? Quel fruit a-t-il retiré des honneurs dont ils sont comblés? serait-ce d'être peuplé d'esclaves et de méchants?

Opposons à ces tableaux celui des mœurs du petit nombre de peuples qui, préserves de cette contagion des 15 vaines connaissances, ont par leurs vertus fait leur propre bonheur et l'exemple des autres nations. Tels furent les premiers Perses: nation singulière, chez laquelle on apprenait la vertu comme chez nous on apprend la science; qui subjugua l'Asie avec tant de 20 facilité, et qui seule a eu cette gloire, que l'histoire de ses institutions ait passé pour un roman de philosophie. Tels furent les Scythes, dont on nous a laissé de si magnifiques éloges. Tels les Germains, dont une plume, lasse de tracer les crimes et les noirceurs d'un 25 peuple instruit, opulent et voluptueux, se soulageait à peindre la simplicité, l'innocence et les vertus. Telle avait été Rome même, dans les temps de sa pauvreté et de son ignorance. Telle enfin s'est montrée jusqu'à 9 It is hardly necessary to say that in the light of modern scholarship the motives of Tacitus were possibly not those here given by Rousseau. Political passion and prejudice seem to have had their part in coloring his famous narrative.

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Ce n'est point par stupidité que ceux-ci ont préféré d'autres exercices à ceux de l'esprit. Ils n'ignoraient 5 pas que dans d'autres contrées des hommes oisifs passaient leur vie à disputer sur le souverain bien, sur le vice et sur la vertu, et que d'orgueilleux raisonneurs, se donnant à eux-mêmes les plus grands éloges, confondaient les autres peuples sous le nom méprisant de 10 barbares;10 mais ils ont considéré leurs mœurs et appris à dédaigner leur doctrine.a

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Je n'ose parler de ces nations heureuses qui ne connaissent pas même de nom les vices que nous avons tant de peine à réprimer; de ces sauvages de l'Amérique dont Montaigne ne balance point à préférer la simple et naturelle police, non seulement aux lois de Platon, mais même à tout ce que la philosophie pourra jamais imaginer de plus parfait pour le gouvernement des peuples. Il en cite quantité d'exemples frappants pour qui les saurait admirer: "Mais quoy! dit-il, ils ne portent point de hault-de-chausses." (Liv. I, chap. xxx.)

10 On Rousseau's fondness for the barbare and glorification of the primitive life, see more particularly the Discours sur l'origine de l'inégalité and Morel's study on the sources of this discourse. Annales J.-J. Rousseau, Vol. V, pp. 119-198.

De bonne foi, qu'on me dise quelle opinion les Athéniens mêmes devaient avoir de l'éloquence, quand ils l'écartèrent avec tant de soin de ce tribunal intègre des jugements duquel les dieux mêmes n'appelaient pas. Que pensaient les Romains de la médecine, quand ils la bannirent de leur république? Et quand un reste d'humanité porta les Espagnols à interdire à leurs gens de loi l'entrée de l'Amérique, quelle idée fallait-il qu'ils eussent de la jurisprudence? Ne dirait-on pas qu'ils ont cru réparer par ce seul acte tous les maux qu'ils avaient faits à ces malheureux Indiens*?

*Le roy Ferdinand, envoyant des colonies aux Indes, pour

Oublierais-je que ce fut dans le sein même de la Grèce qu'on vit s'élever cette cité aussi célèbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses lois, cette république de demi-dieux plutôt que d'hommes, tant 5 leurs vertus semblaient supérieures à l'humanité? O Sparte, opprobre éternel d'une vaine doctrine! tandis que les vices conduits par les beaux-arts s'introduisaient ensemble dans Athènes, tandis qu'un tyran11 y rassemblait avec tant de soin les ouvrages du prince 10 des poëtes, tu chassais de tes murs les arts et les artistes, les sciences et les savants! L'événement marqua cette différence. Athènes devint le séjour de la politesse et du bon goût, le pays des orateurs et des philosophes : l'élégance des bâtiments 15 y répondait à celle du langage: on y voyait de toutes parts le marbre et la toile animés par les mains des maîtres les plus habiles. C'est d'Athènes que sont sortis ces ouvrages surprenants qui serviront de modèles dans tous les âges corrompus. Le tableau de 20 Lacédémone est moins brillant. Là, disaient les autres peuples, les hommes naissent vertueux, et l'air même du pays semble inspirer la vertu. Il ne nous reste de ses habitants que la mémoire de leurs actions héroïques. De tels monuments vaudraient-ils moins pour nous que 25 les marbres curieux qu'Athènes nous a laissés ?

veut sagement qu'on n'y menast aulcuns escoliers de la iurisprudence . . .iugeant avecques Platon que c'est une mauvaise provision de pais, que iurisconsultes et médecins." (Montaigne, liv. III, chap. xiii.)

11 Peisistratus (605?-527 B.C.), tyrant of Athens. According to a tradition universally accepted in Rousseau's day, he first collected the poems of Homer. This tradition arose so late, however, that many modern scholars are inclined to doubt it.

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Quelques sages, il est vrai, ont résisté au torrent général, et se sont garantis du vice dans le séjour des Muses. Mais qu'on écoute le jugement que le premier et le plus malheureux d'entre eux portait des savants et des artistes de son temps.

"J'ai examiné, dit-il, les poètes, et je les regarde comme des gens dont le talent en impose à eux-mêmes et aux autres, qui se donnent pour sages, qu'on prend pour tels, et qui ne sont rien moins.

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"Des poètes, continue Socrate, j'ai passé aux artistes. 10 Personne n'ignorait plus les arts que moi; personne n'était plus convaincu que les artistes possédaient de fort beaux secrets. Cependant je me suis aperçu que leur condition n'est pas meilleure que celle des poètes, et qu'ils sont, les uns et les autres, dans le même pré- 15 jugé. Parce que les plus habiles d'entre eux excellent dans leur partie, ils se regardent comme les plus sages des hommes. Cette présomption a terni tout à fait leur savoir à mes yeux: de sorte que, me mettant à la place de l'oracle, et me demandant ce que j'aimerais le 20 mieux être, ce que je suis ou ce qu'ils sont, savoir ce qu'ils ont appris ou savoir que je ne sais rien, j'ai répondu à moi-même et au dieu: "Je veux rester ce que je suis."

"Nous ne savons, ni les sophistes, ni les poètes, ni 25 les orateurs, ni les artistes, ni moi, ce que c'est que le vrai, le bon et le beau. Mais il y a entre nous cette différence, que, quoique ces gens ne sachent rien, tous croient savoir quelque chose: au lieu que moi si je ne sais rien, au moins je n'en suis pas en doute. De sorte 30 que toute cette supériorité de sagesse qui m'est accordée

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