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sur votre sein, sur tous vos charmes; il pénètre partout comme une vapeur subtile; et je suis plus heureux en dépit de vous que je ne fus jamais de votre gré.

5

J'ai ici quelques personnes à voir, quelques affaires à traiter; voilà ce qui me désole. Je ne suis point à plaindre dans la solitude où je puis m'occuper de vous et me transporter aux lieux ou vous êtes. La vie active qui me rappelle à moi tout entier m'est seule insupportable. Je vais faire mal et vite pour être promptement libre, et pouvoir m'égarer à mon aise dans les lieux 10 sauvages qui forment à mes yeux les charmes de ce pays. Il faut tout fuir et vivre seul au monde, quand on n'y peut vivre avec vous.

-Première Partie Lettre XVIII.

SAINT-PREUX ON THE MOUNTAIN SCENERY

OF THE VALAIS

(Saint-Preux writes an account of his journey with gives Rousseau's attitude toward mountain scenery, his power of observation and delight in what a later generation was to call "local color." His reflections on the life of the people show his love of directness and sincerity, while the next to the last paragraph is a good example of his lyricism. This passage, beginning “O ma Julie" needed only to be versified to make a romantic lyric.)

A Julie

A peine ai-je employé huit jours à parcourir un pays do

qui demanderait des années d'observation; mais outre
que la neige me chasse, j'ai voulu revenir au-devant du
courrier, qui m'apporte, j'espère, une de vos lettres. 30

En attendant qu'elle arrive, je commence par vous écrire celle-ci, après laquelle j'en écrirai, s'il est nécessaire, une seconde pour répondre à la vôtre.

Je ne vous ferai point ici un détail de mon voyage 5 et de remarques; j'en ai fait une relation que je mes compte vous porter. Il faut réserver notre correspondance pour les choses qui nous touchent de plus près l'un et l'autre. Je me contenterai de vous parler de la situation de mon âme; il est juste de vous rendre 10 compte de l'usage qu'on fait de votre bien.

J'étais parti, triste de mes peines et consolé de votre joie; ce qui me tenait dans un certain état de langueur qui n'est pas sans charme pour un cœur sensible. Je gravissais lentement et à pied des sentiers assez rudes, 15 conduit par un homme que j'avais pris pour être mon guide, et dans lequel, durant toute la route, j'ai trouvé plutôt un ami qu'un mercenaire. Je voulais rêver, et j'en étais toujours détourné par quelque spectacle inattendu. Tantôt d'immenses roches pendaient en ruines 20 au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leur épais brouillard. Tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme dont les yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelquefois je me perdais dans l'obscurité d'un bois touffu. 25 Quelquefois, en sortant d'un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes, où l'on eût cru qu'ils n'avaient jamais pénétré; à côté d'une caverne 30 on trouvait des maisons; on voyait des pampres secs où l'on n'eût cherché que des ronces, des vignes dans

des terres éboulées, d'excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices.

5

Ce n'était pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays étranges si bizarrement contrastés; la nature semblait encore prendre plaisir à s'y mettre en opposition avec elle-même, tant on la trouvait différente en un même lieu sous divers aspects. Au levant les fleurs du printemps, au midi les fruits de l'automne, au nord les glaces de l'hiver: elle réunissait toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le 10 même lieu, des terrains contraires sur le même sol, et formait l'accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines et de celles des Alpes. Ajoutez à tout cela les illusions de l'optique, les pointes des monts différemment éclairées, le clair-obscur du soleil et des 15 ombres, et tous les accidents de lumière qui en résultaient le matin et le soir, vous aurez quelque idée des scènes continuelles qui ne cessèrent d'attirer mon admiration, et qui semblaient m'être offertes en un vrai théâtre: car la perspective des monts étant verticale 20 frappe les yeux tout à la fois et bien plus puissamment que celle des plaines qui ne se voit qu'obliquement, en fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre.

J'attribuai, durant la première journée, aux agréments de cette variété le calme que je sentais renaître 25 en moi. J'admirais l'empire qu'ont sur nos passions les plus vives les êtres les plus insensibles, et je méprisais la philosophie de ne pouvoir pas même autant sur l'âme qu'une suite d'objets inanimés. Mais, cet état paisible ayant duré la nuit et augmenté le lendemain, je ne tar- 30 dai pas de juger qu'il y avait encore quelque autre cause

qui ne m'était pas connue. J'arrivai ce jour-là sur des montagnes les moins élevées, et, parcourant ensuite leurs inégalités, sur celles des plus hautes qui étaient à ma portée. Après m'être promené dans les nuages, 5 j'atteignais un séjour plus serein, d'où l'on voit dans la saison le tonnerre et l'orage se former au-dessous de soi; image trop vaine de l'âme du sage, dont l'exemple n'exista jamais, ou n'existe qu'aux mêmes lieux d'où l'on en a tiré l'emblème.

ΙΟ

Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l'air où je me trouvais la véritable cause du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intérieure que j'avais perdue depuis si longtemps. En effet, c'est une impression générale qu'éprouvent tous 15 les hommes, quoiqu'ils ne l'observent pas tous, que sur les hautes montagnes, où l'air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l'esprit; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées. Les 20 méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n'a rien d'âcre ni de sensuel. Il semble qu'en s'élevant au-dessus du séjour des hommes on y laisse tous les sentiments bas 25 et terrestres, et qu'à mesure qu'on approche des régions

éthérées, l'âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d'être et de penser: tous les désirs trops vifs s' Sémoussent, ils perdent cette pointe 30 aiguë qui les rend douloureux, ils ne laissent au fond du cœur qu'une émotion légère et douce; et c'est ainsi

qu'un heureux climat fait servir à la félicité de l'homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu'aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs, pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l'air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale:

Quì non palazzi, non teatro o loggia;

Ma'n lor vece un' abete, un faggio, un pino,
Trà l'erba verde e 'l bel monte vicino

Levan di terra al ciel nostr' intelletto.1

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Supposez les impressions réunies de ce que je viens de vous décrire, et vous aurez quelque idée de la situation délicieuse où je me trouvais. Imaginez la variété, la grandeur, la beauté de mille étonnants spectacles; le 15 plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des oiseaux étranges, des plantes bizarres et inconnues; d'observer en quelque sorte une autre nature, et de se trouver dans un nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mélange inexprimable, dont le charme 20 augmente encore par la subtilité de l'air, qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marqués, rapproche tous les points de vue; les distances paraissant moindres que dans les plaines, où l'épaisseur de l'air couvre la terre d'un voile, l'horizon présente aux yeux plus d'ob- 25 jets qu'il semble n'en pouvoir contenir; enfin ce spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui

1 Au lieu des palais, des pavillons, des théâtres, les chênes, les noirs sapins, les hêtres, s'élancent de l'herbe verte au sommet des monts, et semblent élever au ciel, avec leurs têtes, les yeux et l'esprit des mortels. PÉTRARQUE.

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