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ravit l'esprit et les sens; on oublie tout, on s'oublie soimême, on ne sait plus où l'on est.

J'aurais passé tout le temps de mon voyage dans le seul enchantement du paysage si je n'en eusse éprouvé 5 un plus doux encore dans le commerce des habitants. Vous trouverez dans ma description un léger crayon de leur mœurs, de leur simplicité, de leur égalité d'âme, et de cette paisible tranquillité qui les rend heureux par l'exemption des peines plutôt que par le goût des plai10 sirs. Mais ce que je n'ai pu vous peindre et qu'on ne peut guère imaginer, c'est leur humanité désintéressée, et leur zèle hospitalier pour tous les étrangers que le hasard ou la curiosité conduisent parmi eux: j'en fis une épreuve surprenante, moi qui n'étais connu de per15 sonne, et qui ne marchais qu'à l'aide d'un conducteur. Quand j'arrivais le soir dans un hameau, chacun venait avec tant d'empressement m'offrir sa maison que j'étais embarrassé du choix; et celui qui obtenait la préférence en paraissait si content que la première fois je pris 20 cette ardeur pour de l'avidité. Mais je fus bien étonné quand, après en avoir usé chez mon hôte à peu près comme au cabaret, il refusa le lendemain mon argent, s'offensant même de ma proposition; et il en a partout été de même. Ainsi c'était le pur amour de l'hospi25 talité, communément assez tiède, qu'à sa vivacité j'avais pris pour l'apreté du gain. Leur désintéressement fut si complet que dans tout le voyage je n'ai pu trouver à placer un patagon.2 En effet, à quoi dépenser de l'argent dans un pays où les maîtres ne reçoivent point 30 le prix de leurs frais, ni les domestiques celui de leurs

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2 Écu du pays.

soins, et où l'on ne trouve aucun mendiant? Cependant l'argent est fort rare dans le Haut-Valais, mais c'est pour cela que les habitants sont à leur aise: car les denrées y sont abondantes sans aucun débouché au dehors, sans consommation de luxe au dedans, et sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux. Si jamais ils ont plus d'argent, ils seront infailliblement plus pauvres ; ils ont la sagesse de le sentir, et il y a dans le pays des mines d'or qu'il n'est pas permis d'exploiter.

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J'étais d'abord fort surpris de l'opposition de ces usages avec ceux du Bas-Valais, où, sur la route d'Italie, on rançonne assez durement les passagers; et j'avais peine à concilier dans un mème peuple des manières si différentes. Un Valaisan m'en expliqua la 15 raison. "Dans la vallée," me dit-il, "les étrangers qui passent sont des marchands, et d'autres gens uniquement occupés de leur négoce et de leur gain; il est juste qu'ils nous laissent une partie de leur profit, et nous les traitons comme ils traitent les autres. Mais ici, où 20 nulle affaire n'appelle les étrangers, nous sommes sûrs que leur voyage est désintéressé; l'accueil qu'on leur fait l'est aussi. Ce sont des hôtes qui nous viennent voir parce qu'ils nous aiment, et nous les recevons avec amitié.

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"Au reste, ajouta-t-il en souriant, cette hospitalité n'est pas coûteuse, et peu coûteuse, et peu de gens s'avisent d'en profiter."-"Ah! je le crois," lui répondis-je; "que ferait-on chez un peuple qui vit pour vivre, non pour gagner ni pour briller? Hommes heureux et dignes de 30 l'être, j'aime à croire qu'il faut vous ressembler en quelque chose pour se plaire au milieu de vous."

Ce qui me paraissait le plus agréable dans leur accueil, c'était de n'y pas trouver le moindre vestige de gêne ni pour eux ni pour moi; ils vivaient dans leur maison comme si je n'y eusse pas été, et il ne tenait 5 qu'à moi d'y être comme si j'y eusse été seul. Ils ne connaissent point l'incommode vanité d'en faire les honneurs aux étrangers, comme pour les avertir de la présence d'un maître, dont on dépend au moins en cela. Si je ne disais rien, ils supposaient que je voulais vivre 10 à leur manière; je n'avais qu'à dire un mot pour vivre à la mienne, sans éprouver jamais de leur part la moindre marque de répugnance ou d'étonnement. Le seul compliment qu'ils me firent, après avoir su que j'étais Suisse, fut de me dire que nous étions frères, et que je 15 n'avais qu'à me regarder chez eux comme étant chez moi; puis ils ne s'embarrassèrent plus de ce que je faisais, n'imaginant pas même que je pusse avoir le moindre doute sur la sincérité de leurs offres, ni le moindre scrupule à m'en prévaloir. Ils en usent entre 20 eux avec la même simplicité: les enfants en âge de raison sont les égaux de leurs pères; les domestiques s'asseyent à table avec leurs maîtres; la même liberté règne dans les maisons et dans la république, et la famille est l'image de l'État.

25 La seule chose sur laquelle je ne jouissais pas de la liberté était la durée excessive des repas: j'étais bien le maître de ne pas me mettre à table; mais, quand j'y étais une fois, il y fallait rester une partie de la journée, et boire d'autant. Le moyen d'imaginer qu'un homme, et un Suisse, n'aimât pas à boire? En effet, j'avoue que le bon vin me paraît une excellente chose,

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et que je ne hais point à m'en égayer, pourvu qu'on ne
m'y force pas. J'ai toujours remarqué que les gens
faux sont sobres, et la grande réserve de la table an-
nonce assez souvent des mœurs feintes et des âmes
doubles. Un homme franc craint moins ce babil affec-
tueux et ces tendres épanchements qui précèdent
l'ivresse; mais il faut savoir s'arrêter et prévenir
l'excès. Voilà ce qu'il ne m'était guère possible de faire
avec d'aussi déterminés buveurs que les Valaisans, des
vins aussi violents que ceux du pays, et sur des tables 10
où l'on ne vit jamais d'eau. Comment se résoudre à
jouer si sottement le sage et à fâcher d'aussi bonnes
gens? Je m'enivrais donc par reconnaissance; et, ne
pouvant payer mon écot de ma bourse, je le payais
de ma raison.

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Un autre usage qui ne me gênait guère moins, c'était de voir, même chez des magistrats, la femme et les filles de la maison, debout derrière ma chaise, servir à table comme des domestiques. La galanterie française se serait d'autant plus tourmentée à réparer cette in- 20 congruité qu'avec la figure des Valaisanes, des servantes mêmes rendraient leurs services embarrassants. Vous pouvez m'en croire, elles sont jolies puisqu'elles m'ont paru l'être. Des yeux accoutumés à vous voir sont 25 difficiles en beauté. . . .

Je remarquai aussi un grand défaut dans l'habillement des Valaisanes: c'est d'avoir des corps de robe si élevés par derrière qu'elles en paraissent bossues; cela fait un effet singulier avec leurs petites coiffures noires plus ni de simplicité ni d'élégance. Je vous porte un

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et le reste de leur ajustement, qui ne manque au sur- て

habit complet à la valaisane, et j'espère qu'il vous ira bien; il a été pris sur la plus jolie taille du pays.

Tandis que je parcourais avec extase ces lieux si peu connus et si dignes d'être admirés, que faisiez-vous ce5 pendant, ma Julie? Etiez-vous oubliée de votre ami? Julie oubliée! Ne m'oublierais-je pas plutôt moi-même ? et que pourrais-je être un moment seul, moi qui ne suis plus rien que par vous? Je n'ai jamais mieux remarqué avec quel instinct je place en divers lieux notre exisIO tence commune selon l'état de mon âme. Quand je suis triste, elle se réfugie auprès de la vôtre, et cherche des consolations aux lieux où vous êtes; c'est ce que j'éprouvais en vous quittant. Quand j'ai du plaisir, je n'en saurais jouir seul, et pour le partager avec vous je 15 vous appelle alors où je suis. Voilà ce qui m'est arrivé durant toute cette course, où la diversité des objets me rappelant sans cesse en moi-même, je vous conduisais partout avec moi. Je ne faisais pas un pas que nous ne le fissions ensemble. Je n'admirais pas une vue sans me 20 hâter de vous la montrer. Tous les arbres que je rencontrais vous prêtaient leur ombre, tous les gazons vous servaient de siège. Tantôt, assis à vos côtés, je vous aidais à parcourir des yeux les objets; tantôt à vos genoux j'en contemplais un plus digne des regards 25 d'un homme sensible. Rencontrais-je un pas difficile, je vous le voyais franchir avec la légèreté d'un faon qui bondit après sa mère. Fallait-il traverser un torrent, j'osais presser dans mes bras une si douce charge; je passais le torrent lentement, avec délices, et voyais à 30 regret le chemin que j'allais atteindre. Tout me rappelait à vous dans ce séjour paisible, et les touchants

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