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of nature as a factor in the story and his lyric treatment of sentiment and virtue.)

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De Saint-Preux à milord Edouard

ΙΟ

Après le dîner, l'eau continuant d'être forte et le bateau ayant besoin de racommoder1, je proposai 5 un tour de promenade. Julie m'opposa le vent, le soleil, et songeait à ma lassitude. J'avais mes vues; ainsi je répondis à tout. "Je suis, lui dis-je, accoutumé dès l'enfance aux exercices pénibles; loin de nuire à ma santé, ils l'affermissent, et mon dernier voyage m'a 10 rendu bien plus robuste encore. A l'égard du soleil et du vent, vous avez votre chapeau de paille; nous gagnerons des abris et des bois; il n'est question que de monter entre quelques rochers, et vous qui n'aimez pas la plaine en supporterez volontiers la fatigue." Elle 15 fit ce que je voulais, et nous partîmes pendant le dîner de nos gens.

Vous savez qu'après mon exil du Valais, je revins, il y a dix ans, à Meillerie, attendre la permission de mon retour. C'est là que je passai des jours si tristes 20 et si délicieux, uniquement occupé d'elle; et c'est de la que je lui écrivis une lettre dont elle fut si touchée. J'avais toujours désiré de revoir la retraite isolée qui me servit d'asile au milieu des glaces, et où mon cœur se plaisait à converser en lui-même avec ce qu'il eut de 25 plus cher au monde. L'occasion de visiter ce lieu si chéri dans une saison plus agréable, et avec celle dont l'image l'habitait jadis avec moi, fut le motif secret de ma promenade. Je me faisais un plaisir de lui

1 For d'être raccommodé.

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montrer d'anciens monuments d'une passion si constante et si malheureuse.

Nous y parvînmes après une heure de marche par des sentiers tortueux et frais, qui, montant insensiblement 5 entre les arbres et les rochers, n'avaient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant et reconnaissant mes anciens renseignements,2 je fus prêt à me trouver mal; mais je me surmontai, je cachai mon trouble, et nous arrivâmes. Ce lieu solitaire for10 mait un réduit sauvage et désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu'aux âmes sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent formé par la fonte des neiges roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse, et charriait avec bruit du limon, du 15 sable et des pierres. Derrière nous, une chaine de roches inaccessibles séparait l'esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu'on nomme les Glacières, parce que d'énormes sommets de glaces qui s'accroissent incessamment les couvrent depuis le commence20 ment du monde. Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chênes était à gauche, au delà du torrent, et, au-dessous de nous, cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparait des riches côtes 25 du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnait le tableau.

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2 Markings, blazes to indicate his paths.

3 Ces montagnes sont si hautes qu'une demi-heure après le soleil couché leurs sommets sont encore éclairés de ses rayons, dont le rouge forme sur ces cimes blanches une belle couleur de rose qu'on aperçoit de fort loin.

Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous étions étalait les charmes d'un séjour riant et champêtre; quelques ruisseaux filtraient à travers les rochers et roulaient sur la verdure en filets de cristal; quelques arbres fruitiers sauvages penchaient 5 leurs têtes sur les nôtres; la terre, humide et fraîche, était couverte d'herbe et de fleurs. En comparant un si doux séjour aux objets qui l'environnaient il semblait que ce lieu désert dût être l'asile de deux amants échappés seuls au bouleversement de la nature.

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Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je l'eus quelque temps contemplé: "Quoi! dis-je à Julie en la regardant avec un œil humide, votre cœur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque émotion secrète à l'aspect d'un lieu si plein de vous ?" Alors, sans 15 attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher, et lui montrai son chiffre gravé dans mille endroits, et plusieurs vers du Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation où j'étais en les traçant. En les revoyant moimême après si longtemps, j'éprouvai combien la pré- 20 sence des objets peut ranimer puissamment les sentiments violents dont on fut agité près d'eux. Je lui dis avec un peu de véhémence: "O Julie! éternel charme de mon cœur, voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde; voici le séjour où ta chère 25 image faisait son bonheur, et préparait celui qu'il reçut enfin de toi-même. On n'y voyait alors ni ces fruits, ni ces ombrages, la verdure et les fleurs ne tapissaient

4 Modernized texts read de. Rousseau, however wrote du as it was still customary at that time to write le Pétrarque as well as le Tasse.

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point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n'en formait point les divisions, ces oiseaux n'y faisaient point entendre leurs ramages; le vorace épervier, le corbeau funèbre, et l'aigle terrible des Alpes, faisaient 5 seuls retentir de leurs cris ces cavernes; d'immenses glaces pendaient à tous ces rochers, des festons de neige étaient le seul ornement de ces arbres: tout respirait ici les rigueurs de l'hiver et l'horreur des frimas; les feux seuls de mon cœur me rendaient ce lieu sup10 portable, et les jours entiers s'y passaient à penser à toi. Voilà la pierre où je m'asseyais pour contempler au loin ton heureux séjour; sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton cœur ; ces cailloux tranchants me servaient de burin pour graver ton chiffre; ici je passai 15 le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu'emportait un tourbillon; là je vins relire et baiser mille fois la dernière que tu m'écrivis; voilà le bord où, d'un œil avide et sombre, je mesurais la profondeur de ces abîmes; enfin ce fut ici qu'avant mon triste départ je 20 vins te pleurer mourante, et jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui j'étais né, faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux, et regretter le temps que j'y passais à gémir de ton absence!..." J'allais continuer; mais Julie, qui, me 25 voyant approcher du bord s'était effrayée et m'avait saisi la main, la serra şans mot dire en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir; puis

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5 To describe the revisiting of scenes in nature where the author had experienced love was to provide perhaps the greatest theme of the romantic lyrists. See Lamartine's Le Lac, Hugo's Tristesse d'Olympio, Musset's Souvenir, Ste. Beuve's La Colline.

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tout à coup détournant la vue et me tirant par le bras: "Allons-nous-en, mon ami, me dit-elle d'une voix émue: l'air de ce lieu n'est pas bon pour moi." Je partis avec elle en gémissant, mais sans lui répondre, et je quittai pour jamais ce triste réduit comme j'aurais quitté Julie 5 elle-même.

Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener, sans trop savoir où j'allais. A mon retour, le bateau n'étant pas encore prêt, ni l'eau 10 tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l'air rêveur, mangeant peu et parlant encore moins. Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève, en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l'eau devint plus calme, et Julie me pro- 15 posa de partir. Je lui donnai la main' pour entrer dans le bateau, et, en m'asseyant à côté d'elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m'excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retra- 20 çant les plaisirs d'un autre âge, au lieu de m'égayer m'attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j'étais accablé. Un ciel serein, la fraîcheur

6 Notice the effective simplicity and naturalness of this reply with its absence of customary rhetoric.

As Mornet points out this does not indicate familiarity. To give the hand to a lady at this time was quite as formal as to offer one's arm at present.

8 La bécassine du lac de Genève n'est point l'oiseau qu'on appelle en France du même nom. Le chant plus vif et plus animé de la nôtre donne au lac, durant les nuits d'été, un air de vie et de fraîcheur qui rend ses rives encore plus charmantes.

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