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pense qu'un des principaux devoirs d'un bon père de famille n'est pas seulement de rendre son séjour riant afin que ses enfants s'y plaisent, mais d'y mener luimême une vie agréable et douce, afin qu'ils sentent qu'on est heureux en vivant comme lui, et ne soient 5 jamais tentés de prendre pour l'être une conduite opposée à la sienne. Une des maximes que M. de Wolmar répète le plus souvent au sujet des amusements des deux cousines est que la vie triste et mesquine des pères et mères est presque toujours la première source 10 du désordre des enfants. ...

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Comme le premier pas vers le bien est de ne point faire de mal, le premier pas vers le bonheur est de ne point souffrir. Ces deux maximes, qui bien entendues épargneraient beaucoup de préceptes de morale, sont 15 chères à Mme de Wolmar. Le mal-être lui est extrêmement sensible et pour elle et pour les autres; et il ne lui serait pas plus aisé d'être heureuse en voyant des misérables qu'à l'homme droit de conserver sa vertu toujours pure en vivant sans cesse au milieu des méchants 20 Elle n'a point cette pitié barbare qui se contente de détourner les yeux des maux qu'elle pourrait soulager; elle les va chercher pour les guérir; c'est l'existence, et non la vue des malheureux, qui la tourmente; il ne lui suffit pas de ne point savoir qu'il y en a, il faut pour 25 son repos qu'elle sache qu'il n'y en a pas, du moins autour d'elle, car ce serait sortir des termes de la raison que de faire dépendre son bonheur de celui de tous les hommes. Elle s'informe des besoins de son voisi

nage avec la chaleur qu'on met à son propre intérêt; elle 30 en connaît tous les habitants; elle y étend pour ainsi dire

l'enceinte de sa famille, et n'épargne aucun soin pour en écarter tous les sentiments de douleur et de peine auxquels la vie humaine est assujettie.

Ce qui me plaît le plus dans les soins qu'on prend ici 5 du bonheur d'autrui, c'est qu'ils sont tous dirigés par la sagesse, et qu'il n'en résulte jamais d'abus. N'est pas toujours bienfaisant qui veut; et souvent tel croit rendre de grands services, qui fait de grands maux qu'il ne voit pas, pour un petit bien qu'il aperçoit. Une 10 qualité rare dans les femmes du meilleur caractère, et qui brille éminemment dans celui de Mme de Wolmar, c'est un discernement exquis dans la distribution de ses bienfaits, soit par le choix des moyens de les rendre utiles, soit par le choix des gens sur qui elle les répand. 15 Elle s'est fait des règles dont elle ne se départ point. Elle sait accorder et refuser ce qu'on lui demande sans qu'il y ait ni faiblesse dans sa bonté, ni caprice dans son refus. Quiconque a commis en sa vie une méchante action n'a rien à espérer d'elle que justice, et pardon 20 s'il l'a offensée; jamais faveur ni protection qu'elle puisse placer sur un meilleur sujet. Je l'ai vue refuser assez sèchement à un homme de cette espèce une grâce qui dépendait d'elle seule. "Je vous souhaite du bonheur, lui dit-elle, mais je n'y veux pas contribuer, de 25 peur de faire du mal à d'autres en vous mettant en état d'en faire. Le monde n'est pas assez épuisé de gens de bien qui souffrent pour qu'on soit réduit à songer à vous." Il est vrai que cette dureté lui coûte extrêmement, et qu'il lui est rare de l'exercer. Sa maxime est 30 de compter pour bons tous ceux dont la méchanceté ne lui est pas prouvée; et il y a bien peu de méchants qui

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n'aient l'adresse de se mettre à l'abri des preuves. Elle
n'a point cette charité paresseuse des riches qui payent
en argent aux malheureux le droit de rejeter leurs
prières, et pour un bienfait imploré ne savent jamais
donner que l'aumône. Sa bourse n'est pas inépuisable, 5
et, depuis qu'elle est mère de famille, elle en sait mieux
régler l'usage. De tous les secours dont on peut sou-
lager les malheureux, l'aumône est à la vérité celui
coûte le moins de peine, mais il est aussi le plus passă-
ger et le moins solide; et Julie ne cherche pas à se 10
délivrer d'eux, mais à leur être utile.

qui livel

Elle n'accorde pas non plus indistinctement des recommendations et des services sans bien savoir si l'usage qu'on en veut faire est raisonnable et juste. Sa protection n'est jamais refusée à quiconque en a un 15 véritable besoin et mérite de l'obtenir; mais pour ceux que l'inquiétude ou l'ambition porte à vouloir s'élever et quitter un état où ils sont bien, rarement peuvent-ils l'engager à se mêler de leurs affaires. La condition naturelle à l'homme est de cultiver la terre et de vivre 20 de ses fruits. Le paisible habitant des champs n'a besoin pour sentir son bonheur que de le connaître. Tous les vrais plaisirs de l'homme sont à sa portée; il n'a que les peines inséparables de l'humanité, des peines que celui qui croit s'en délivrer ne fait qu'échanger 25 contre d'autres plus cruelles.2 Cet état est le seul nécessaire et le plus utile: il n'est malheureux que quand les autres le tyrannisent par leur violence, ou le séduisent

2 L'homme sorti de sa première simplicité devient si stupide qu'il ne sait pas même désirer. Ses souhaits exaucés le mèneraient tous à la fortune, jamais à la félicité.

par l'exemple de leurs vices. C'est en lui que consiste la véritable prospérité d'un pays, la force et la grandeur qu'un peuple tire de lui-même, qui ne dépend en rien des autres nations, qui ne contraint jamais d'attaquer 5 pour se soutenir, et donne les plus sûrs moyens de se défendre. Quand il est question d'estimer la puissance publique, le bel esprit visite les palais du prince, ses ports, ses troupes, ses arsenaux, ses villes: le vrai politique parcourt les terres et va dans la chaumière du 10 laboureur. Le premier voit ce qu'on a fait, et le second ce qu'on peut faire.

Sur ce principe on s'attache ici, et plus encore à Étange, à contribuer autant qu'on peut à rendre aux paysans leur condition douce, sans jamais leur aider 15 à en sortir. Les plus aisés et les plus pauvres ont également la fureur d'envoyer leurs enfants dans les villes, les uns pour étudier et devenir un jour des messieurs, les autres pour entrer en condition et décharger leurs parents de leur entretien. Les jeunes gens, de leur côté, 20 aiment souvent à courir; les filles aspirent à la parure bourgeoise; les garçons s'engagent dans un service étranger: ils croient valoir mieux en rapportant dans leur village, au lieu de l'amour de la patrie et de la licrown berté, l'air à la fois rogue et rampant des soldats mer25 cenaires, et le ridicule mépris de leur ancien état. On leur montre à tous l'erreur de ces préjugés, la corruption des enfants, l'abandon des pères et les risques continuels de la vie, de la fortune et des mœurs, où cent périssent pour un qui réussit. S'ils s'obstinent, on ne 30 favorise point leur fantaisie insensée, on les laisse courir au vice et à la misère, et l'on s'applique à dédom

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mager ceux qu'on a persuadés des sacrifices qu'ils font à la raison. On leur apprend à honorer leur condition naturelle en l'honorant soi-même; on n'a point avec les paysans les façons des villes, mais on use avec eux d'une honnête et grave familiarité, qui, maintenant 5 chacun dans son état, leur apprend pourtant à faire cas du leur. Il n'y a point de bon paysan qu'on ne porte à se considérer lui-même, en lui montrant la différence qu'on fait de lui à ces petits parvenus qui viennent briller un moment dans leur village et ternir leurs 10 parents de leur éclat. M. de Wolmar, et le baron3, quand il est ici, manquent rarement d'assister aux exercices, aux prix, aux revues du village et des environs. Cette jeunesse, déjà naturellement ardente et guerrière, voyant de vieux officiers se plaire à ses assemblées, s'en 15 estime davantage, et prend plus de confiance en ellemême. On lui en donne encore plus en lui montrant des soldats retirés du service étranger en savoir moins qu'elle à tous égards: car, quoi qu'on fasse, jamais cinq sous de paye et la peur des coups de canne ne produiront une émulation pareille à celle que donne à un homme libre et sous les arbres la présence de ses parents, de ses voisins, de ses amis, de sa maîtresse, et la gloire de son pays.

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La grande maxime de Mme de Wolmar est donc de 25 ne point favoriser les changements de condition, mais de contribuer à rendre heureux chacun dans la sienne, et surtout d'empêcher que la plus heureuse de toutes, qui est celle du villageois dans un état libre, ne se dépeuple en faveur des autres.

3 Baron d'Etange, father of Julie.

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