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qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement: "Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je 10 n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon; et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifferent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. 15 Je me suis montré tel que je fus: méprisable et vil quand je l'ai été; bon, généreux, sublime, quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toimême Etre éternel. Rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité; et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: Je fus meilleur que cet homme-là.

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-Partie I., Livre I.

THE GENESIS OF LA NOUVELLE HÉLOISE

Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n'y plus habiter;1 car je ne compte pas pour habitation

1 Rousseau had already written the Confessions before his unexpected return to Paris in 1770.

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quelques courts séjours que j'ai faits depuis, tant à
Paris qu'à Londres et dans d'autres villes, mais tou-
jours de passage, ou toujours malgré moi. Mme d'Épi-
nay vint nous prendre tous trois2 dans son carrosse; son
fermier vint charger mon petit bagage, et je fus in- 5
stallé dès le même jour. Je trouvai ma petite retraite
arrangée et meublée simplement, mais proprement et
même avec goût. La main qui avait donné ses soins à
cet ameublement le rendait à mes yeux d'un prix ines-
timable, et je trouvais délicieux d'être l'hôte de mon 10
amie, dans une maison de mon choix, qu'elle avait bâtie
exprès pour moi.2

Quoiqu'il fît froid et qu'il y eût même encore de la
neige, la terre commençait à végéter; on voyait des
violettes et des primevères; les bourgeons des arbres 15
commençaient à poindre, et la nuit même de mon ar-
rivée fut marquée par le premier chant du rossignol,
qui se fit entendre presque à ma fenêtre, dans un bois
qui touchait la maison. Après un léger sommeil, oubli-
ant à mon réveil ma transplantation, je me croyais 20
encore dans la rue de Grenelle, quand tout à coup ce
ramage me fit tressaillir, et je m'écriai dans mon trans-
port: "Enfin tous mes vœux sont accomplis !" Mon
premier soin fut de me livrer à l'impression des objets
champêtres dont j'étais entouré. Au lieu de commen- 25

2 Some time before, on a visit to Mme d'Épinay's estate, La Chevrette, near the forest of Montmorency, Rousseau had admired the site of a dilapidated cottage and exclaimed, "Voilà un asile tout fait pour moi!" Unknown to him she had it rebuilt, offered it to him as a residence, and he came to occupy it with Thérèse Le Vasseur and her mother.

3 Where he had lived in Paris at the Hôtel de Languedoc.

cer à m'arranger dans mon logement, je commençai par m'arranger pour mes promenades, et il n'y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure, que je n'eusse parcouru dès le 5 lendemain. Plus j'examinais cette charmante retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage me transportait en idée au bout du monde. Il avait de ces beautés touchantes qu'on ne trouve guère auprès des villes; et jamais, en s'y trou 10 vant transporté tout d'un coup, on n'eût pu se croire à quatre lieues de Paris....

Les souvenirs des divers temps de ma vie m'amenèrent à réfléchir sur le point où j'étais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de l'âge, en proie à des maux dou15 loureux,* et croyant approcher du terme de ma carrière sans avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon cœur était avide, sans avoir donné l'essor aux vifs sentiments que j'y sentais en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins 20 cette enivrante volupté que je sentais dans mon âme en puissance, et qui, faute d'objet, s'y trouvait toujours comprimée, sans pouvoir s'exhaler autrement que par mes soupirs.

Comment se pouvait-il qu'avec une âme naturelle25 ment expansive, pour qui vivre c'était aimer, je n'eusse pas trouvé jusqu'alors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me sentais si bien fait pour l'être. Comment se pouvait-il qu'avec des sens si combustibles, avec un cœur tout pétri d'amour, je n'eusse pas du 30 moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet dé4 Rousseau believed himself seriously ill.

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terminé ? Dévoré du besoin d'aimer, sans jamais l'avoir pu bien satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu.

Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me faisaient replier sur moi-même avec un regret qui n'était 5 pas sans douceur. Il me semblait que la destinée me devait quelque chose qu'elle ne m'avait pas donné. A quoi bon m'avoir fait naître avec des facultés exquises, pour les laisser jusqu'à la fin sans emploi? Le sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette 10 injustice, m'en dédommageait en quelque sorte, et me faisait verser des larmes que j'aimais à laisser couler.

Je faisais ces méditations dans la plus belle saison de l'année, au mois de juin, sous des bocages frais, au chant du rossignol, au gazouillement des ruisseaux. 15 Tout concourut à me replonger dans cette mollesse trop séduisante, pour laquelle j'étais né, mais dont le ton dur et sévère où venait de me monter une longue effervescence m'aurait dû délivrer pour toujours. J'allai malheureusement me rappeler le dîner du château de 20 Toune, et ma rencontre avec ces deux charmantes filles, dans la même saison et dans des lieux à peu près semblables à ceux où j'étais dans ce moment. Ce souvenir, que l'innocence qui s'y joignait me rendait plus doux encore, m'en rappela d'autres de la même 25 espèce. Bientôt je vis rassemblés autour de moi tous les objets qui m'avaient donné de l'émotion dans ma jeunesse, Mlle Galley, Mlle de Graffenried, Mlle de

5 Rousseau, as a lad, met one day in early summer two young ladies, Mlles de Graffenried and Galley and accompanied them to Toune (see Confessions, Partie I, Livre IV).

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Breil, Mme Bazile, Mme de Larnage, mes jolies écolières, et jusqu'à la piquante Zulietta, que mon cœur ne peut oublier. Je me vis entouré d'un sérail de houris, de mes anciennes connaissances, pour qui le goût le plus 5 vif ne m'était pas un sentiment nouveau. Mon sang

s'allume et pétille, la tête me tourne, malgré mes cheveux déjà grisonnants, et voilà le grave citoyen de Genève,* voilà l'austère Jean-Jacques, à près de quarante-cinq ans, redevenu tout à coup le berger extrava10 gant. L'ivresse dont je fus saisi, quoique si prompte et si folle, fut si durable et si forte, qu'il n'a pas moins fallu, pour m'en guérir, que la crise imprévue et terrible des malheurs où elle m'a précipité....

ΙΟ

Que fis-je en cette occasion? Déjà mon lecteur l'a 15 deviné, pour peu qu'il m'ait suivi jusqu'ici. L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères : et ne voyant rien d'existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d'êtres 20 selon mon cœur. Jamais cette ressource ne vint plus à

propos, et ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases, je m'enivrais à torrents des plus délicieux sentiments qui jamais soient entrés dans un cœur d'homme. Oubliant tout à fait la race humaine, je me 25 fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d'amis sûrs, tendres,

6 Women of various types whom Rousseau had met in his wanderings and to whose memory he had a sentimental attachment. The écolières are the pupils to whom he taught music.

*During Rousseau's visit to Geneva in 1754, citizenship in the republic had been conferred upon him, an honor of which he was proud.

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