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J'allais voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes, j'avais dans ma poche un Mercure de France, que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon, qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture: tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières; des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force et une 10 confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et 15 j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j'en répandais. O monsieur! si j'avais jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre, avec 20 quelle clarté j'aurais fait voir toutes les contradictions du système social! avec quelle force j'aurais exposé tous les abus de nos institutions! avec quelle simplicité j'aurais démontré que l'homme est bon naturellement, et que c'est par ces institutions seules que les hommes 25 deviennent méchants! Tout ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités, qui, dans un quart d'heure, m'illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars dans les trois principaux de mes écrits; savoir, ce premier Discours, celui sur l'Inégalité, et le Traité de 30 l'éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables,

et forment ensemble un même tout. Tout le reste a

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été perdu; et il n'y eut d'écrit là-dessus que la Prosopo-
pée de Fabricius. Voilà comment, lorsque j'y pensais
le moins, je devins auteur presque malgré moi. Il est
aisé de concevoir comment l'attrait d'un premier suc-
cès et les critiques des barbouilleurs me jetèrent tout de 5
bon dans la carrière. Avais-je quelque vrai talent pour
écrire? je ne sais. Une vive persuasion m'a toujours
tenu lieu d'éloquence, et j'ai toujours écrit lâchement
et mal quand je n'ai pas été fortement persuadé: ainsi
c'est peut-être un retour caché d'amour-propre qui m'a 10
fait choisir et mériter ma devise,' et m'a si passionné-
ment attaché à la vérité ou à tout ce que j'ai pris pour
elle. Si je n'avais écrit que pour écrire, je suis con-
vaincu que l'on ne m'aurait jamais lu.

Après avoir découvert, ou cru découvrir, dans les 15
fausses opinions des hommes, la source de leurs mi-
sères et de leur méchanceté, je sentis qu'il n'y avait que
ces mêmes opinions qui m'eussent rendu malheureux
moi-même, que mes maux et mes vices me venaient
bien plus de ma situation que de moi-même. Dans le 20
même temps, une maladie,2 dont j'avais dès l'enfance
senti les premières atteintes, s'étant déclarée absolument
incurable, malgré toutes les promesses des faux guéris-
seurs dont je n'ai pas été longtemps la dupe, je jugeai
que si je voulais être conséquent, et secouer une fois dc 25
1 Rousseau's motto was vitam impendere vero.

2 Rousseau had believed himself ill at various times during his youth and had made ineffectual journeys in search of relief. At about the time when his First Discourse was published, and again in 1762, his affliction, or at least his discomfort, became more distressing. Though he was undoubtedly ill, he believed his malady more dangerous than was really the case.

dessus mes épaules le pesant joug de l'opinion, je n’avais pas un moment à perdre. Je pris brusquement mon parti avec assez de courage, et je l'ai assez bien soutenu jusqu'ici avec une fermeté dont moi seul peux 5 sentir le prix, parce qu'il n'y a que moi seul qui sache quels obstacles j'ai eus et j'ai encore tous les jours à combattre pour me maintenir sans cesse contre le courant. Je sens pourtant bien que depuis dix ans j'ai un peu dérivé; mais si j'estimais seulement en avoir encore 10 quatre à vivre, on me verrait donner une deuxième secousse, et remonter tout au mons à mon premier niveau, pour n'en plus guère redescendre; car toutes les grandes épreuves sont faites, et il est désormais démontré pour moi, par l'expérience, que l'état où je me suis mis est 15 le seul où l'homme puisse vivre bon et heureux, puisqu'il est le plus indépendant de tous, et le seul où on ne se trouve jamais pour son propre avantage dans la nécessité de nuire à autrui.

J'avoue que le nom que m'ont fait mes écrits a beau20 coup facilité l'exécution du parti que j'ai pris. Il faut être cru bon auteur, pour se faire impunément mau

*

vais copiste, et ne pas manquer de travail pour cela. Sans ce premier titre, on m'eût pu trop prendre au mot sur l'autre, et peut-être cela m'aurait-il mortifié; car je 25 brave aisément le ridicule, mais je ne supporterais pas si bien le mépris. Mais si quelque réputation me donne à cet égard un peu d'avantage, il est bien compensé par tous les inconvénients attachés à cette même réputation, quand on ne veut point être esclave, et qu'on veut

* Rousseau earned his living, or at least attempted to, at this and later times by copying music at ten sous a page.

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vivre isolé et indépendant. Ce sont ces inconvénients
en partie qui m'ont chassé de Paris, et qui, me poursui-
vant encore dans mon asile, me chasseraient très cer-
tainement plus loin, pour peu que ma santé vînt à se
raffermir. Un autre de mes fléaux dans cette grande 5
ville était ces foules de prétendus amis qui s'étaient
emparés de moi, et qui, jugeant de mon cœur par les
leurs, voulaient absolument me rendre heureux à leur
mode, et non pas à la mienne. Au désespoir de ma
retraite, ils m'y ont poursuivi pour m'en tirer. Je n'ai 10
pu m'y maintenir sans tout rompre. Je ne suis vrai-
ment libre que depuis ce temps-là.

Libre! non, je ne le suis point encore; mes derniers
écrits ne sont point encore imprimés; et, vu le déplo-
rable état de ma pauvre machine, je n'espère plus sur- 15
vivre à l'impression du recueil de tous: mais si, contre
mon attente, je puis aller jusque-là et prendre une fois
congé du public, croyez, monsieur, qu'alors je serai
libre, ou que jamais homme ne l'aura été. O utinam!
O jour trois fois heureux! Non, il ne me sera pas 20
donné de le voir.

Je n'ai pas tout dit, monsieur, et vous aurez peut-être encore au moins une lettre à essuyer. Heureusement rien ne vous oblige de les lire, et peut-être y seriez-vous bien embarrassé. Mais pardonnez, de 25 grâce; pour recopier ces longs fatras, il faudrait les refaire, et en vérité, je n'en ai pas le courage. J'ai sûrement bien du plaisir à vous écrire, mais je n'en pas moins à me reposer, et mon état ne me permet pas d'écrire longtemps de suite.

ai

30

A M. de MALESHERBES

A Montmorency, le 26 janvier 1762.

Après vous avoir exposé, monsieur, les vrais motifs de ma conduite, je voudrais vous parler de mon état 5 moral dans ma retraite. Mais je sens qu'il est bien tard; mon âme aliénée d'elle-même est tout à mon corps: le délabrement de ma pauvre machine l'y tient de jour en jour plus attachée, et jusqu'à ce quelle s'en sépare enfin tout à coup. C'est de mon bonheur que 10 je voudrais vous parler, et l'on parle mal du bonheur quand on souffre.

Mes maux sont l'ouvrage de la nature, mais mon bonheur est le mien. Quoi qu'on en puisse dire, j'ai été sage, puisque j'ai été heureux autant que ma nature 15 m'a permis de l'être: je n'ai point été chercher ma félicité au loin, je l'ai cherchée auprès de moi, et l'y ai trouvée. Spartien3 dit que Similis, courtisan de Trajan, ayant sans mécontentement personnel quitté la cour et tous ses emplois pour aller vivre paisiblement à la cam20 pagne, fit mettre ces mots sur sa tombe: J'ai demeuré soixante-seize ans sur la terre, et j'en ai vécu sept. Voilà ce que je puis dire à quelque égard, quoique mon sacrifice ait été moindre: je n'ai commencé de vivre que le 9 avril 1756.

25

Je ne saurais vous dire, monsieur, combien j'ai été touché de voir que vous m'estimiez le plus malheureux des hommes. Le public sans doute en jugera comme vous,

3 Ælius Spartianus, a minor Roman historian, who wrote in the reign of Diocletian. The reference is probably taken from Dio Cassius Historia Romana. LXIX. Similis is merely referred to in Aelius, De Vita Hadriani. IX, 5-6.

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