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grets, et auquel j'aurais borné volontiers tout celui de mon existence. Oui, monsieur, que de pareils jours remplissent pour moi l'éternité, je n'en demande point d'autres, et n'imagine pas que je sois beaucoup moins 5 heureux dans ces ravissantes contemplations que les intelligences célestes. Mais un corps qui souffre ôte à l'esprit sa liberté; désormais je ne suis plus seul, j'ai un hôte qui m'importune, il faut m'en délivrer pour être à moi; et l'essai que j'ai fait de ces douces jouis10 sances ne sert plus qu'à me faire attendre avec moins d'effroi le moment de les goûter sans distraction.

Mais me voici déjà à la fin de ma seconde feuille. Il m'en faudrait pourtant encore une. Encore une lettre donc, et puis plus. Pardon, monsieur; quoique j'aime 15 trop à parler de moi, je n'aime pas à en parler avec tout le monde : c'est ce qui me fait abuser de l'occasion quand je l'ai et qu'elle me plaît. Voilà mon tort et mon excuse. Je vous prie de la prendre en gré.

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LES RÊVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE

(The Cinquième Promenade of the Rêveries recounts the story of Rousseau's brief sojourn at the Ile de Saint-Pierre where he found asylum for six weeks (September-October, 1765) from his real or imagined persecutors. He had already received the visit of David Hume who in all good faith had invited him to come to England, an invitation which Rousseau was to accept with disastrous results. His house at Motiers had been stoned. How serious this "lapidation" was and what had caused it, is a question on which biographers disagree. This account was written, not fifteen, but at latest thirteen years after the events recorded, in 1777. His sense of being unjustly persecuted by all mankind had now become deeply rooted in his spirit and amounted to an obsession. The situation will be clearer to anyone who reads the Confessions, Euvres Vol. IX, pp. 66-82, cf. also Metzger, J.-J. Rousseau à l'île de Saint-Pierre 1875,, also Mémoires de la Société Archéologique Savoisienne 1905.)

CINQUIÈME PROMENADE

Description de l'île de Saint-Pierre. Rousseau regrette de n'avoir pu y fixer son séjour. Il y travaille à la botanique. Détail de ses amusements dans cette île. Il y fonde une colonie.

De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai

eu de charmantes), aucune ne m'a rendu si véritablement heureux et ne m'a laissé de si tendres regrets que l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite île, qu'on appelle à Neuchâtel l'île de La Motte, 5 est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant elle est très agréable, et singulièrement située pour le bonheur d'un homme qui aime à se circonscrire; car, quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait 10 fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l'ais trouvé jusqu'ici chez nul

autre.

Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques1 que celles du lac de Genève, parce que les 15 rochers et les bois y bordent l'eau de plus près; mais elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés de bocages, des contrastes 20 plus fréquents et des accidents plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs, mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à 25 loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un 1 This was long considered the first use of the much-debated word in French. Littré so gives it. It has since been proved that it occurred in translations and lesser known writers as early as 1675 (cf. François. Romantique. Annales J. J. Rousseau. 1909. Vol. V, pp. 198-236. Morize. Revue d'Histoire littéraire de la France. 1911. Vol. VIII, p. 440. Delaruelle, ibid., P. 940).

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silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des
aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le
roulement des torrents qui tombent de la montagne.
Ce beau bassin, d'une forme presque ronde, enferme
dans son milieu deux petites îles, l'une habitée et cul- 5
tivée d'environ une demi-lieue de tour; l'autre plus
petite, déserte et en friche, et qui sera détruite à la fin
par les transports de la terre qu'on en ôte sans cesse
pour réparer les dégâts que les vagues et les orages font
à la grande. C'est ainsi que la substance du faible est 10
toujours employée au profit du puissant.

Il n'y a dans l'île qu'une seule maison, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne, ainsi que l'île, et où loge un receveur avec sa

Il

famille et ses domestiques y entretient une nom- 15

breuse basse-cour, une volière, et des réservoirs pour
le poisson. L'île, dans sa petitesse, est tellement variée
dans ses terrains et ses aspects, qu'elle offre toutes sortes
de sites, et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve
des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras 20
pâturages ombragés de bosquets, et bordés d'arbris-
seaux de toute espèce, dont le bord des eaux entretient
la fraîcheur; une haute terrasse plantée de deux rangs
d'arbres borde l'île dans sa longueur, et dans le milieu
de cette terrasse on a bâti un joli salon où les habitants 25
des rives voisines se rassemblent et viennent danser les
dimanches durant les vendanges.

C'est dans cette île que je me réfugiai après la lapida-
tion de Motiers. J'en trouvai le séjour si charmant,
j'y menais une vie si convenable à mon humeur, que 30
résolu d'y finir mes jours, je n'avais d'autre inquiétude

sinon qu'on ne me laissât pas exécuter ce projet qui ne s'accordait pas avec celui de m'entraîner en Angleterre, dont je sentais déjà les premiers effets. Dans les pressentiments qui m'inquiétaient, j'aurais voulu qu'on 5 m'eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu'on m'y eût confiné pour toute ma vie, et qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en sortir on m'eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme, de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisait dans le monde, 10 j'en eusse oublié l'existence, et qu'on eût oublié la mienne aussi.

On ne m'a laissé passer guère que deux mois dans cette île, mais j'y aurais passé deux ans, deux siècles, et toute l'éternité, sans m'y ennuyer un moment, 15 quoique je n'y eusses, avec ma compagne,* d'autre société que celle du receveur, de sa femme et de ses domestiques, qui tous étaient à la vérité de très bonnes gens, et rien de plus; mais c'était précisément ce qu'il me fallait. Je compte ces deux mois pour le temps le 20 plus heureux de ma vie, et tellement heureux, qu'il m'eût suffi durant toute mon existence, sans laisser naître un seul instant dans mon âme le désir d'un autre état.

Quel était donc ce bonheur, et en quoi consistait sa 25 jouissance? Je le donnerais à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j'y menais. Le précieux far niente fut la première et la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant mon séjour ne fut 30 en effet que l'occupation délicieuse et nécessaire d'un

*Thérèse Le Vasseur, (see note p. 201).

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