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De plus l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle peut l'être, et nul associé n'a plus rien à réclamer: car, s'il restait quelques droits aux paarticuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientôt l'être en tout; l'état de nature subsisterait, et l'association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.

Enfin, chacun se donnant à tous, ne se donne à personne; et, comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a.

Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants: "Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprème direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque 20 membre comme partie indivisible du tout."

A l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif, composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même 25 acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République, ou de Corps politique, lequel est appelé par ses membres État, quand 30 il est passif; Souverain, quand il est actif; Puissance, en le comparant à ses semblables. A l'égard des asso

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ciés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et
s'appellent en particulier citoyens, comme participants
à l'autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux
lois de l'État. Mais ces termes se confondent souvent
et se prennent l'un pour l'autre; il suffit de les savoir 5
distinguer quands ils sont employés dans toute leur
précision.

-Livre I, Chap. VI.

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DE L'ÉTAT CIVILE

Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en sub- IO stituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir, succédant à l'impulsion physique, et le droit à l'appetit, l'homme, qui, jusque-là, n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de con- 15 sulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière 20 s'élève à tel point, que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un 25 homme.

• It has frequently been objected that morality is not the result of social or political organization but its indispensible antecedent condition.

Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre; ce qu'il gagne, c'est 5 la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle, qui n'a pour borne que les forces de l'individu, de la liberté civile, qui est limitée par la volonté générale, et la possession, qui 10 n'est que l'effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété, qui ne peut être fondée que sur un titre positif.

On pourrait sur ce qui précède ajouter à l'acquit de l'état civil la liberté morale, qui seule rend l'homme 15 vraiment maître de lui, car l'impulsion du seul appétit

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est l'esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est la liberté. Mais je n'en ai déjà que trop dit sur cet article, et le sens philosophique du mot liberté n'est pas ici de mon sujet.

-Livre I, Chap. VIII.

SI LA VOLOnté Générale PEUT ERRER

Il s'ensuit de ce qui précède que la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l'utilité publique; mais il ne s'ensuit pas que les délibérations du peuple 25 aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours; jamais on ne corrompt le peuple mais souvent on le trompe, et c'est alors seulement qu'il paraît vouloir ce qui est mal.

Il y a souvent bien de la différence entre la volonté 30 de tous et la volonté générale: celle-ci ne regarde qu'à

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l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé, et n'est qu'une somme de volontés particulières; mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s'entre-détruisent,' reste pour somme des différences la volonté générale.

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Si, quand le peuple, suffisamment informé, délibère, les citoyens n'avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences resulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des 10 associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l'État; on peut dire alors qu'il n'y a plus autant de votants que d'hommes, mais seulement autant que d'as- 15 sociations: les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin, quand une de ces associations est si grande qu'elle l'emporte sur toutes les autres, vous n'avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence 20 unique; alors il n'y a plus de volonté générale, et l'avis qui l'emporte n'est qu'un avis particulier.

Il importe donc, pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale, qu'il n'y ait pas de société partielle dans

7 "Chaque intérêt, dit le Marquis d'Argenson, a des principes différents. L'accord de deux intérêts particuliers se forme par opposition à celui d'un tiers."* Il eut pu ajouter que l'accord de tous les intérêts se forme par opposition à celui de chacun. S'il n'y avait point d'intérêts différents, à peine sentirait-on l'intérêt commun qui ne trouverait jamais d'obstacle : tout irait de lui-même, et la politique cesserait d'être un art.

* Considerations sur le Governement de la France, Chap. II.

l'État, et que chaque citoyen n'opine que d'après lui. Telle fut l'unique et sublime institution du grand Lycurgue. Que s'il y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir l'inégalité, comme 5 firent Solon, Numa, Servius. Ces précautions sont les seules bonnes pour que la volonté générale soit toujours éclairée et que le peuple ne se trompe point.

DE LA LOI

-Livre II, Chap. III.

Par le pacte social, nous avons donné l'existence et 10 la vie au corps politique; il s'agit maintenant de lui donner le mouvement et la volonté par la legislation. Car l'acte primitif par lequel ce corps se forme et s'unit ne détermine rien encore de ce qu'il doit faire pour se

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conserver.

Ce qui est bien et conforme à l'ordre est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions humaines. Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source; mais si nous savions la recevoir de si haut, nous n'aurions besoin ni de gouvernement ni de lois. 20 Sans doute il est une justice universelle, émanée de la raison seule; mais cette justice, pour être admise entre nous, doit être réciproque. A considérer humainement les choses, faute de sanction naturelle, les lois de la justice sont vaines parmi les hommes; elles ne font 25 que le bien du méchant et le mal du juste, quand celuici les observe avec tout le monde, sans que personne les observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs, et ramener la justice à son objet. Dans l'état de nature, où tout est

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