CONDITIONNELLES ET PRODUCTRICES DES IDÉES OU DE L'ENCHAINEMENT NATUREL DES PROPRIÉTÉS ET DES PHÉNOMÈNES DE L'AME. CAUSE CONDITIONNELLE. J'appelle cause conditionnelle d'un phénomène, la propriété (ou la faculté) que ce phénomène suppose, et qu'il suppose nécessairement; car le phénomène n'est pas autre chose que cette propriété en tant qu'elle se manifeste actuellement par une cause efficiente. En sorte qu'on peut toujours dire que le phénomène existait en puissance, ou virtuellement, dans sa cause conditionnelle. Ainsi, par exemple, la fusion d'un corps, par l'action de la chaleur, suppose nécessairement que ce corps est fusible. Or c'est cette propriété, la fusibilité, que j'appelle cause conditionnelle, ou condition nécessaire de la fusion. Et je dis que ce phénomène, la fusion, n'est que la fusibilité en acte, et qu'avant de se manifester, il existait en puissance dans cette propriété. Bien que cela paraisse aussi simple qu'évident, comme c'est là un de mes principes fondamentaux en philosophie, et que j'y attache une très-grande importance, j'entrerai à cet égard dans quelques détails, en cherchant d'abord à bien caractériser le phénomène. $ 1. Vulgairement parlant, on ne désigne sous le nom de phénomènes que les faits surprenants et extraordinaires. Mais les savants et les philosophes donnent à ce terme une extension beaucoup plus grande : ils nomment phénomène tout événement, quel qu'il soit, toute action, ordinaire ou extraordinaire, n'importe de quelle nature, tout changement, toute modification, en un mot, tout ce qui survient, tout ce qui arrive dans le monde, soit physique, soit moral ou intellectuel. Une action, un événement, un fait, est le plus souvent, pour ne pas dire toujours, composé de plusieurs autres plus simples, qui coexistent ou se succèdent sans interruption sensible, de manière à ne former, pour ainsi dire, qu'un seul tout, qu'un seul fait. A la rigueur, tout phénomène simple est instantané. S'il paraît ordinairement avoir une certaine durée, cela provient ou de ce qu'il est suivi d'une manière d'être qui dure au moins quelques instants, et que l'on confond mal à propos avec le phénomène lui-même, ou de ce qu'il se compose en effet de plusieurs phénomènes plus simples séparés les uns des autres par des intervalles de temps dont chacun séparément est tout à fait insensible, mais qui tous ensemble forment une durée appréciable. Examiné de bien près, et en dernière analyse, un phénomène simple est un changement subit qu'éprouve actuellement une substance ou quelqu'une de ses propriétés; c'est le passage instantané d'une manière d'être à une autre. Qu'il vienne à pleuvoir un moment, ce sera déjà un fait très-complexe, et il y aura ici tout à la fois coexistence et succession de phénomènes; car la chute de chaque goutte d'eau est un phénomène à part, et, tout mouvement de gravitation étant accéléré, il y a réellement dans la chute de chaque goutte de pluie une suite non interrompue de changements ou de phénomènes distincts; puisqu'à chaque instant elle passe d'une vitesse acquise à une vitesse plus grande, ou d'une manière d'être à une autre. Le passage du repos au mouvement ou du mouvement au repos de tout corps mobile; les transformations successives qu'éprouve un corps mou; la fracture, la pulvérisation d'un corps fragile; la liquéfaction d'un corps fusible; les vibrations d'un corps élastique; l'attraction ou la répulsion de deux corps électrisés, sont des phénomènes simples ou peu complexes, qui, avec beaucoup d'autres du même genre, font l'objet des études du physicien et du chimiste: et ces phénomènes, nous croyons les conce-voir assez bien. Il en est d'autres moins simples et qui s'expliquent plus difficilement: telles sont les fonctions régulières et toutes les maladies des plantes et des animaux; telles sont aussi nos actions volontaires. Enfin, il en est qui semblent tout à fait in compréhensibles, quoique très-simples en apparence et peut-être en réalité : ce sont les modifications que nous éprouvons nous-mêmes, en tant que doués de sensibilité et d'intelligence, et que l'on nomme sensations, sentiments, idées, volitions. Il est à remarquer que les phénomènes de la première classe, je veux dire ceux qui appartiennent au règne minéral ou à la matière brute, ne peuvent se reproduire que par une cause semblable ou analogue à celle qui les avait d'abord fait naître, et qu'ils ne se reproduisent pas avec plus de facilité à la deuxième, à la centième fois qu'à la première : tandis qu'il en est tout autrement des phénomènes intellectuels, ou des idées. Par exemple, que l'on fasse fondre cent fois le même morceau de plomb, l'action du feu et le même degré de chaleur seront aussi nécessaires à la centième fois qu'à la première : au lieu que l'idée que j'ai acquise de cette opération, en la voyant pratiquer, pourra se réveiller dans mon esprit par la seule présence ou de l'opérateur, ou du creuset dont il se sera servi, ou de tout autre objet qui n'aura avec cette opération qu'un simple rapport de convention ou de circonstance; et cette idée renaîtra d'autant plus facilement, qu'elle se sera plus souvent renouvelée. Cette différence caractéristique entre les phénomènes de l'intelligence et ceux de la matière, est une des plus considérables parmi celles qui distinguent ces deux ordres de phénomènes. Je dois cependant faire observer que, sous le rapport où nous envisageons ici les choses, les sensations ne peuvent pas être entièrement assimilées aux idées, ni les phénomènes des corps bruts à ceux de la matière organisée, il s'en faut beaucoup : car les sensations ne peuvent se reproduire que par la cause même qui les a produites, en quoi elles diffèrent essentiellement des idées ; et le corps organisé est susceptible de contracter certaines habitudes, en vertu desquelles ses mouvements deviennent de plus en plus faciles, ce qui, sous ce rapport, le place bien au-dessus de la matière brute. Ce sont les phénomènes, c'est-à-dire les modifications qu'une substance éprouve ou les actions qu'elle exerce, qui nous révèlent les propriétés dont elle est douée ou qui la constituent, et rigoureusement parlant, nous n'apercevons jamais que des phénomènes : une substance qui n'agit sur nous par aucune de ses propriétés, et sur laquelle nous ne pouvons agir actuellement, est pour nous comme si elle n'était pas. Mais, en elle-même, une propriété où une substance n'a pas besoin, pour exister, de se manifester actuellement par quelque phénomène; au lieu qu'un phénomène suppose nécessairement l'existence de certaines propriétés, et, par conséquent, d'une substance. Les vibrations sonores qui viennent frapper nos sens ne seraient point possibles sans un corps doué d'élasticité; mais ce corps et cette élasticité n'ont pas besoin pour exister de se manifester par des vibrations, ni par aucun autre phénomène. Qu'on ne s'imagine donc pas que les propriétés des corps ni celles de l'âme, ne sont que de simples dispositions sans aucune réalité, ou que ces dispositions |