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tion: je ne vis que plus tard ces hommes qui ont honoré leur patrie. Mais, à défaut de philosophie, dont on peut dire comme La Fontaine des chardons pour l'ânes

Point de chardons, pourtant; il s'en passa pour l'heure;
Il ne faut pas toujours être si délicat,

Et faute de servir ce plat
Karement un festin demeure.

je me consolais à entendre tous les jours de bonne musique, et à causer quelquefois avec un cavalier Litta, qui en composait lui-même et nous donnait souvent des concerts. Je fis alors un petit écrit, intitulé De l'expression en Musique, qui n'a été imprimé que quelques années après, et qui n'est peut-être pas indigne d'être conservé (1). J'y établis très-nettement des principes enseignés depuis par les deux écrivains qui ont le mieux analysé la théorie de l'union de la poésie avec la musique dans le mélodrame, et en général la nature de l'imitation dans les arts, M. le chevalier de Chastellux et M. Marmontel.

(1) On l'a conservé dans les Mélanges, tome Iv, page 366.

CHAPITRE IV.

Madame Geoffrin. Lefranc de Pompignan. Palissot. La Bastille.

REVENU en France à la fin de mars 1759, nous allâmes demeurer, l'abbé de la Galaizière et moi, au collège de Bourgogne, où il soutint sa première thèse, et se prépara, dès-lors, à entrer dans la maison de Sorbonne et à faire sa licence. Vers les derniers mois de l'année, il alla loger en Sorbonne; et moi, devenu plus libre, je repris mon occupation favorite, l'étude de l'économie publique, qui pouvait me procurer quelque ressource à joindre à cent pistoles de pension sur l'abbaye de Tholey, en Lorraine, dont le chancelier paya près de dix ans de soins donnés à son fils.

Quelque temps après mon retour, j'avais été présenté à Mm Geoffrin par M. Trudaine de Montigny. Je ne m'étendrai pas ici sur cette femme estimable et sur les agrémens de sa maison, parce que j'ai rempli ce devoir envers sa mémoire dans le petit ouvrage intitulé, Portrait de Mme Geoffrin, imprimé à sa mort, en 1777 (1), et où j'es

(1) Réimprimé en 1812, avec les écrits sur le même sujet, par Thomas et d'Alembert.

sayais d'exprimer les sentimens de reconnaissance qui m'attachaient à elle, et dont je suis encore aujourd'hui pénétré.

Je rappellerai seulement qu'à son dîner du lundi se trouvaient surtout les artistes qu'elle aimait; Pierre, Cochin, Soufflot, Vien, Lagrenée, Mariette, Carle Vanloo, etc.; des amateurs, tels que M. de Marigny, surintendant des bâtimens, Wattelet, Billy, l'abbé de Saint-Non, et des étrangers aimant les arts et faisant travailler les artistes. Le mercredi était réservé ordinairement aux gens de lettres de sa société, d'Alembert, Helvétius, le baron d'Holbach, Burigny, Galliani, Raynal, Mairan, Marmontel, Thomas, Bernard, l'abbé de Voisenon, le marquis Caraccioli, Gatti, Mua Lespinasse, et beaucoup d'étrangers de tous les pays, qui n'eussent pas cru avoir vu Paris, s'ils n'avaient été admis chez Mme Geoffrin.

Elle donnait aussi quelques soupers peu nombreux dans la semaine à des femmes agréables, et elle recevait dans la soirée beaucoup de gens du monde et de la meilleure compagnie : car elle ne sortait jamais, et on était sûr de la trouver.

Dans les sept ou huit dernières années de sa vie, elle m'avait engagé à ne manquer ni lundi ni mercredi, et j'allais aussi quelquefois y passer les soirées.

Après nos dîners chez elle, nous nous rendions souvent aux Tuileries, d'Alembert, Raynal, Helvétius, Galliani, Marmontel, Thomas, etc., pour y trouver d'autres amis, apprendre des nouvelles, fronder le gouvernement, et philosopher tout à notre aise. Nous faisions cercle, assis au pied d'un arbre dans la grande allée, et nous abandonnant à une conversation animée et libre comme l'air que nous respirions,

Nous mettions un intérêt tendre aux succès du roi de Prusse; consternés quand il avait fait quelque perte, et radieux quand il avait battu les armées d'Autriche. Nous étions indignés de cette réunion des puissances européennes contre un roi que nous appellions philosophe, et qui était en effet plus favorable qu'aucun autre de ses frères les rois, à l'établissement des vérités que nous re gardions comme utiles, et que nous nous effor cions de répandre.

La bonne femme démêlait parfaitement nos dispositions malévoles pour le ministère, qui avait fait déclarer la guerre à notre cher Frédéric; elle en était alarmée, et comme elle contenait un peu chez elle notre pétulance, elle voyait bien que nous allions quelque autre part fronder en liberté.

Quand nous la quittions, Raynal ou d'Alembert, d'Alembert ou moi, ou Marmontel, Je paric, disait-elle, que vous allez aux Tuilerics faire votre sabbat, et que M. Turgot ou l'abbé Bon vous y attendent; je ne veux pas que vous vous en alliez ensemble, et elle en gardait un. Puis elle se ravisait : Bon, que je suis solle! je ne gagne qien à vous retenir; il vous attend sûrement aw

bas de l'escalier; et cela était vrai, et nous lui en faisions l'aveu; et de rire.

Ce détail la montre comme elle était en effet, un peu méticuleuse et timide, obséquieuse envers le gouvernement, ménageant les gens en place et les gens de la cour: sentimens bien éxcusables et bien naturels dans une femme âgée, qui soignait avec raison sa vie, et ne voulait pas en compromettre la douceur et la tranquillité; mais rien de tout cela n'altérait en elle le fonds de bonté que ses gronderies cachaient à ceux qui ne l'observaient pas assez bien.

Je puis cependant, et je dois dire, que cette disposition craintive n'allait pas jusqu'à la faiblesse, et j'en donnerai une preuve qui m'est personnelle: c'est qu'après ma détention à la Bastille, dont je parlerai bientôt, elle me reçut avec la même bonté, quoiqu'un homme qui avait attiré l'animadversion du gouvernement pût lui faire quelque peur. Elle me gronda beaucoup; mais chacune de ses réprimandes était une absolution. Un véritable attachement pour les gens de lettres qui formaient sa société, l'emportait toujours sur ses craintes et ses égards pour les dépositaires du pou

voir.

J'aurai plus bas une occasion de parler encore de cette femme estimable et bonne, à qui j'ai dû, pendant près de vingt années, une partie des agré-mens de ma vie, et de véritables bienfaits.

Depuis mon retour d'Italie, j'avais repris mes

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