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peult: Qu'elle en face grand un Amasis, un Arses, un Tigranes Armenien, un Nicomedes Bithynien, dont l'un jetta son diadesme aux pieds de Pompeius, et perdit honteusement son royaume, et l'autre se faisant raire la teste, et se mettant un chappeau dessus, se declara liberte, c'est à dire serf affranchy des Romains. Nous disons doncques que la fortune rend petits les hommes, qui de leur nature sont couards, craintifs et bas de courage : mais il n'est pas raisonnable d'attribuer la lascheté à infortune, ny aussi la vaillance et prudence à la fortune.

X. MAIS bien peult on dire que la fortune est chose grande, par ce que Alexandre a dominé : car en luy et avec luy elle a esté glorieuse, invincible, magnanime, non superbe, ny insolente, ains humaine et clemente mais si tost qu'il fut decedé Leosthenes disoit, que son armée et sa puissance errante, s'entreheurtant soy - mesmes, ressembloit au Cyclops Polyphemus, qui après son aveuglement tastoit par tout de la main, sans sçavoir où il alloit, aussi la grandeur de sa puissance, luy mort, vaguoit et erroit tantost çà tantost là, bronchant et choppant à tout propos, pour ce qu'il n'y avoit plus personne à qui elle obeist : ou plus tost, ainsi comme les corps mourans, quand l'ame en est dehors, les parties ne s'entretiennent plus, ny ne se tienent plus l'une à l'autre, ains s'entrelaissent et se destachent l'une d'avec l'autre, et se retirent aussi l'armée d'Alexandre depuis qu'elle

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l'eut perdu, ne feit plus que palpiter, trembler et estre en fiebvre, sous je ne sçay quels Perdicques, Meleagres, Seleuques et Antigones qui estoient comme des esprits encore chauds et pouls saillans, tantost cy tantost là, par bouttées et intervalles, jusques à ce que finablement venans à se gaster et pourrir en soy mesme, elle grouilla toute de vers, qui furent des roys qui n'avoient aucune valeur generosité en eulx, et des capitaines lasches et faillis de cœur. Luy mesme Alexandre tensant un jour Hephestion, qui avoit pris querelle à l'encontre de Craterus luy dit : Quelle force ne puissance as tu de toy mesme? Que sçaurois tu faire qui te << osteroit Alexandre »? aussi ne faindray je pas d'en dire autant à la fortune de ce temps là: Quelle grandeur as tu? quelle gloire? où est ta puissance, où est ta force invincible, si lon t'oste Alexandre? c'est à dire, si lon oste des armes l'experience,' des richesses la liberalité, de la sumptuosité et magnificence la temperance, du combat la hardiesse et asseurance, de la victoire la bonté et la clemence? Fais en si tu peux un autre grand qui ne departe point liberalement ses biens, qui ne s'expose point luy mesme le premier aux perils devant son armée, qui n'honore point ses amis, qui n'ait point de pitié de ses ennemis captifs, qui ne soit point continent ès voluptez, vigilant aux occasions, aisé à appaiser en ses victoires, doux et humain en ses prosperitez.

XI. COMMENT pourroit estre un homme grand, quelque authorité et puissance qu'il eust, s'il est

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beste et vicieux quant et quant? Ostez la vertu à à un homme heureux, vous le trouverez petit en toutes sortes, petit en ses dons et presens pour sa chicheté, petit ès travaux pour sa delicatesse, petit envers les dieux pour sa superstition, petit envers les bons à cause de son envie, petit entre les hommes pour sa lascheté, petit entre les femmes pour estre trop subject à la volupté car ainsi comme les mauvais ouvriers qui posent de petites statues sur des bases grandes et amples, monstrent par là mesme la petitesse de leurs statues : aussi quand la fortune eleve un homme de foible et petit cœur en grand estat, où il doit estre veu de tout le monde, elle le descouvre, le descrie, et le deshonore davantage, faisant veoir comment il branle et chancelle pour sa legereté.

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XII. PAR ce moyen fault il confesser que la grandeur ne gist pas à posseder des biens, mais à en bien user car il y a bien souvent des enfans, qui dès le berceau heritent des royaumes, estats et seigneuries de leurs peres, comme feit Charillus, que Lycurgus son oncle apporta en son maillot au lieu où mangeoient les seigneurs, et le mettant au siege royal le declara roy de Sparte au lieu de luy 1, et pour cela l'enfant n'estoit pas grand, mais bien celuy qui rendoit au petit enfant venant de naistre, l'honneur et le degré qui luy appartenoit, sans le se vouloir attribuer ny en priver son neveu. Mais qui eut peu faire grand Aridæus que Meleager emmaillota seulement d'un manteau royal de pourpre, 1 Vie de Lycurgue, T. I, des Vies, ch. 3.

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ne differant point d'un petit enfant, et le colloqua dedans le trosne d'Alexandre? Faisant bien en cela, pour donner clairement à cognoistre au monde dedans bien peu de jours, comment les hommes regnent par la vertu, et comment par la fortune : car il subrogea à un vray prince et vray roy, un qui n'en avoit que la mine, ou pour mieux dire, il promena pour un peu de temps par la terre habitable, ne plus ne moins que sur un eschaffaut, un diademe sourd et muet :

La femme mesme un fardeau porteroit,

Que sur l'espaule un homme luy mettroit.

Mais on pourroit dire au contraire, que une femme ou un enfant mesme pourroit prendre et charger une seigneurie, un royaume, un estat et office, comme Bagoas, un Eunuque enleva et chargea sur les espaules des roys Arses et Darius second, le royaume des Perses mais après que lon a receu sur ses espaules une grande puissance, la porter, la manier, et ne se laisser point accabler ne briser dessous, par la grandeur et pesanteur des affaires, c'est fait en homme qui a la vertu, l'entendement et le courage tel comme l'avoit Alexandre.

XIII. IL y a quelques uns qui luy reprochent qu'il aimoit le vin et qu'il s'enyvroit, mais il estoit grand aux affaires, là où il demouroit sobre, et ne s'enyvroit ny ne se mescognoissoit point pour quelqué puissance, authorité, ne licence qu'il eust 1, de la

I Plutarque dissimule la vérité pour ne laisser appercevoir que des vertus dans son héros : Montesquieu la confesse ba

quelle depuis que les autres ont un petit gousté et participé, ils ne se peuvent plus retenir, ains si tost qu'ils sont ou remplis de deniers, ou qu'ils ont attainct à quelques honneurs et dignitez de ville, ils regibbent et devienent si insolens que lon ne peult plus durer à eulx,

Quand la fortune a leurs maisons rendues
En des grandeurs qu'ils n'avoient attendues.

XIV. CLITUS pour avoir mis à fond trois ou quatre galeres des Grecs près d'Amorges, se feit appeller Neptune, et porta le trident: Demetrius à qui la fortune avoit donné un petit lambeau de l'empire d'Alexandre, se laissoit appeller Jupiter: et quand on envoyoit devers luy, on n'appelloit pas les deputez ambassadeurs, mais Theores, qui sont ceulx que lon eslit pour aller enquerir quelque chose de l'oracle des dieux, aussi ses responses s'appelloient oracles. Et Lysimachus ayant occupé la Thrace, qui estoit comme une petite lisiere de son empire, monta en telle superbe, et arrogance si insupportable, qu'il osa bien dire, « Les Bysan

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tement et en tire l'éloge le plus flatteur pour Alexandre : «Il « fit deux mauvaises actions, dit Montesquieu; il brûla Persépolis, et tua Clitus. Il les rendit célèbres par son repen«tir de sorte qu'on oublia ses actions criminelles, pour se << souvenir de son respect pour la vertu; de sorte qu'elles << furent considérées plutôt comme des malheurs, que comme « des choses qui lui fussent propres ; de sorte que la postérité << trouve la beauté de son ame presque à côté de ses emporte« mens et de ses foiblesses; de sorte qu'il fallut le plaindre, « et qu'il n'étoit plus possible de le haïr ». Ibid.

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