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DU TRAITÉ

SICE MOT COMMUN

CACHE TA VIE, EST BIEN DIT.

Cette maxime, Cache ta vie, suppose beaucoup d'orgueil. II. Beaucoup d'ambition. III. Est contraire à la correction des méchans. IV. Démentie par la conduite des grands hommes. V. Ne peut étre adoptée que dans la vue d'un libertinage effréné. VI. Il faut que les talens soient connus. VII. Avantages tirés de cette connoissance. VIII. Les talens se perdent faute de les cultiver. IX. Comparaison tirée de la succession des jours et des nuits. X. Cette vie n'est accordée aux hommes que pour se faire connoître. XII. Horreur de l'ignorance et d'une vie cachée. XIII. Le bonheur de l'autre vie consiste à connoître et à étre connu. XIV. Les méchans y seront oubliés et ignorés.

CACHE TA VIE, EST BIEN DIT.

V

que

OIRE-MAIS celuy mesme qui l'a dit vouloit bien lon sceust, que c'estoit luy qui l'avoit dit: car il le disoit expressement à fin qu'il ne demourast pas incogneu, ains que lon sçeust qu'il entendoit quelque chose plus que les autres, se voulant acquerir une gloire qui ne luy estoit pas deuë, par divertir les autres de tascher à en acquerir:

C'estoit un precepte fort commun et fort estimé entre les Epicuriens, mis en avant par Néoclès le frere d'Epicurus, ainsi que dit Suidas, par lequel ils conseilloient à qui vouloit estre heureux, de ne s'entremettre d'affaire quelconque publique. Amyot. On trouvera dans ce Traité de fortes raisons pour refuter cette maxime, considérée sous ce point de vue. Plutarque y parle avec chaleur contre l'insouciance de ces hommes que l'on voit, faute de cultiver leurs talens, se rendre inutiles à leurs semblables, et assoupir leur bienveillance naturelle. Ce mot, cache ta vie, est cependant bien dit pour nous apprendre que notre prospérité blesse le plus grand nombre, et que pour vivre heureux, il est prudent de cacher ses avantages. C'est ainsi que Voltaire l'entendoit, lorsqu'il à dit du bonheur, sous le nom de Macare.

Macare, c'est toi qu'on desire :
On t'aime, on te perd, et je croi
Que je t'ai rencontré chez moi;
Mais je me garde de le dire.
Quand on se vante de t'avoir,
On en est privé par l'envie :
Pour te garder, il faut sçavoir
Te cacher, et cacher sa vie.

Je hay celuy qui a nom d'estre sage,

Et ne sçais pas l'estre à son advantage.

II. On lit que Philoxemus fils de Eryxis, et Gnaton le Sicilien, hommes glouttons et fort subjects à leur bouche, quand ils estoient en un banquet, se mouchoient dedans les plats, à fin que par ce moyen2 divertissans ceulx qui estoient à table, ils se gorgeassent et remplissent eulx seuls à cœur saoul des viandes servies: aussi ceulx qui sont demesureement et excessivement ambitieux, blasment devant les autres, comme devant leurs corrivaux, la gloire et l'honneur, à fin qu'eulx en jouissent seuls et sans competiteurs: en quoy ils font ne plus ne moins que les forsaires 5 qui voguent en une galere: car combien qu'ils regardent vers la pouppe 4 si est ce qu'ils poussent la prouë 5 en avant, à fin que le flus de l'eau courante tout à l'entour par la reciprocation des rames aide à chasser le vaisseau en avant 6 aussi ceulx qui donnent de tels preceptes, faisans semblant de fuïr la gloire, la poursuivent. Car (7 qu'il soit ainsi), quel besoing es

3

I Ce Philoxene prenoit un si grand plaisir à manger, qu'il desiroit avoir le col aussi long qu'une grue. Arist. moral. 2 Dégoûtant de manger. C.

2 Forçats.

L'arrière du vaisseau.

5 Le devant du vaisseau.

• Amyot a embrouillé cette comparaison. Le grec porte;

Car de même que les rameurs,

tournés du côté de la poupe,

chassant en avant la proue poussée par l'effort des rames, qui

agissent sur l'eau en sens contraire (à la direction).

toit il de dire cela, quel besoing de l'escrire? et après l'avoir escript, quel besoing estoit il de le publier à la posterité, s'il vouloit que ceulx de son temps ne le cogneussent point, veu qu'il veult estre cogneu de ceulx mesmes qui seront après luy?

III. Et comment ne seroit la chose mauvaise, Cache ta vie, que lon ne sache point que tu ayes vescu, comme s'il disoit, garde que lon ne sache que tu ayes fouillé et saccagé les sepulchres des trespassez: mais au contraire il est deshonneste de vivre en sorte que personne n'en sçache rien, et voudrois dire tout l'opposite, Ne cache point ta vie, encore que tu ayes mal vescu, ains fais toy cognoistre, amende toy, repens toy: si tu as de la vertu, ne sois point inutile: si tu as des vices, ne demeure point sans te faire penser: ou plus tost, fais une distinction et division: A qui est ce que tu donnes ce precepte là? si c'est à un ignorant, ou à un meschant, ou à un fol, c'est autant comme si tu disois, cache ta fiebvre, cache ta frenesie, garde que le medecin ne le sçache, va te jetter en quelque lieu tenebreux où personne ne te voye, ny toy ny tes passions aussi : va te cacher avec la maladie incurable et mortelle des vices, couvre tes envies, tes superstitions, comme un poulx hasté et elevé, craignant de te bailler et monstrer à ceulx qui auroient le moyen de t'admonester, corriger et guarir là où les bien anciens jadis souloient penser et traitter les malades mesmes du corps tout publiquement: et lors chascun qui avoit eu cog

noissance d'un mal semblable, ou en soy mesme ou en autruy, dont il auroit esté guary, si le declaroit à celuy qui en avoit besoing : et dit on que la science de medecine née et accreuë par experience, est ainsi devenue grande. Ainsi falloit il descouvrir à tous, les vies malades, et les infirmitez de l'ame, les toucher et en considerant les inclinations de chascun, leur dire: à l'un, Tu es subject à te courroucer, donne toy garde de cela: à l'autre, Tu es jaloux, fais une telle chose à un autre, Es tu amoureux? je l'ay aussi esté autrefois, mais je m'en suis repenty. Et maintenant, au contraire, en le nyant, en le cachant, et le couvrant, les hommes enfoncent le plus bas qu'ils peuvent le vice au dedans d'eulx.

IV. Er si c'est aux gens de bien que tu conseilles de se cacher, et de ne se faire point cognoistre, c'est autant comme si tu disois à Epaminondas, Ne prens point charge d'armée: ou à Lycurgus, ne t'amuse point à faire des loix ; et à Thrasybulus, ne tue point les tyrans: et à Pythagoras, n'enseigne point, et à Socrate ne discours point: et à toy le premier Epicurus 2, n'escris point à tes amis qui sont en Asie, ne communique point avec ceulx d'AEgypte, et ne coustoye 3 point, comme estafier, les jeunes gentils hommes de Lampsaque, et n'envoye point à tous et à toutes de tes livres, pour faire monstre de ta science, et n'ordonne point de I Les incommodités de la vie.

2 Voyez la vie de ce philosophe dans Diogène Laërce.

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