Images de page
PDF
ePub

XV. C'EST une grande chose et digne d'admiration I , que si nous recevons en nostre corps autant de voluptez que sa nature en peult porter, ou qu'elle en a de besoing, ou qui plus est, si pour diverses occupations nous resistons à ses appetits, et le remettons à une autre fois, et qu'à toute peine nous luy obtemperions en ses necessitez, ou comme dit Platon, qu'à fine force après qu'il nous a bien espoinçonnez et gehennez, nous luy cedons, nous n'en souffrons point pour tout cela aucune perte ny dommage 2: et, au contraire, si ès cupiditez qui descendent de l'ame au corps, nous nous lais-, sons aller tant qu'elles nous forcent de servir, et de nous esmouvoir au gré des passions d'icelle, il est impossible qu'elles ne nous laissent de très

Tout ce chapitre est le commentaire d'un des plus' utiles préceptes de l'Hygiène, celui de ne jamais prévenir le besoin en rien.

2 Voici comme Voltaire développe cette pensée de Plutarque, dans ces beaux vers:

Le ciel nous fit un cœur, il lui faut des désirs:

[ocr errors][ocr errors][merged small]

Vous voulez changer l'homme et vous le détruisez.
Usez, n'abusez point, le sage ainsi l'ordonne,
Je fuis également Epictète et Pétrone.

L'abstinence ou l'excès ne fit jamais d'heureux.
Je ne conclus donc pas orateurs dangereux,
Qu'il faut lâcher la bride aux passions humaines,
De ce coursier fougueux je veux tenir les rènes.
Je veux que ce torrent, par un heureux secours,
Sans inonder nos champs, les abreuve en son cours.
Vents, épurez les airs et soufflez sans tempêtes;
Soleil, sans nous brûler, marche et luis sur nos têtes.

grandes et très notables pertes pour bien peu de voluptez, foibles, et peu apparentes, qu'elles nous auront données : ainsi se fault il bien garder de provoquer le corps aux voluptez par les cupiditez de l'ame, pource que le commancement en seroit contre la nature. Car tout ainsi comme le chattouillement des aixelles apporte à l'ame un rire qui n'est point proprement doulx ny gracieux, ains fascheux et ressemblant plus proprement à une convulsion et un esvanouissement aussi les voluptez que le corps pinsé et aiguillonné par l'amé reçoit, sont toutes violentes, forcées, turbulentes et hors de la

nature.

XVI. Toutes quantesfois doncques qu'il se presentera occasion de jouïr de quelques telles voluptez rares ou renommées, il sera meilleur faire gloire de s'en abstenir que non pas d'en jouïr, reduisans en memoire ce que souloit dire Simonides, qu'il ne s'estoit jamais repenty de s'estre teu: mais d'avoir parlé, souvent: aussi jamais nous ne nous sommes repentis d'avoir rejetté quelqne viande ny d'avoir beu de l'eau au lieu de bon vin de Falerne. Parquoy non seulement il ne fault jamais forcer la nature, mais si d'adventure quelquefois on nous sert de telles friandises qu'elle appete, il ne fault souvent divertir nostre appetit, et le ramener à l'usage des choses simples et ordinaires pour l'y accoustumer et exerciter.

Si violer en rien se peult la loy

Honestement, c'est pour se faire roy 2,

I Détourner.

2 Eurip. Phénic. v. 5a6..

ee dit le Thebain Etheocles, et dit mal: mais nous pourrions dire mieulx, et plus veritablement s'il fault estre ambitieux en telles choses que cela, il est très honeste de se contenir pour sa santé entretenir: toutefois il y en a qui par espargne mechanique, et par chicheté refrenent bien leurs cupiditez quand ils sont chez eulx, mais s'il advient qu'ils soient conviez cheż autruy, il se gorgent et se remplissent jusques au crever de ces viandes exquises et cheres, ne plus ne moins que lon fait à la guerre, quand on va fourrager, tant que lon peult, sur les terres de l'ennemy: et puis ils sortent de là mal disposez, rapportans de leur cupidité insatiable une belle provision pour le lendemain, c'est une crudité d'estomac.

XVII. OR le philosophe Crates, estimant que les guerres civiles et les tyrannies se suscitoient dedans les villes, autant pour la superfluité et pour les delices, que pour autre cause qui soit, souloit dire en jouant selon la coustume, «Garde toy de « nous jetter en sedition civile, en augmentant << le plat devant la lentille»: c'est à dire, en fai

I Voyez T. II, des Morales de Plutarque, p. 2o2, la note qui fixe l'époque où ce philosophe florissoit à Athènes. Voici le célèbre journal qu'il nous a laissé. et qu'on trouve dans sa vie par Diogène Laërce.

Donnez à votre cuisinier dix mines, (772 liv. de notre monnoye): au médecin une drachme, ( 16 s. ): à un flatteur cinq talens, ( près de mille louis): de là fumée à un magistrat : në talent (4,668 liv. ) à une courtisanne ; et trois oboles (près

[ocr errors]

sant despense plus grande que ne porte ton revenu: mais un chascun se doit commander à soy mesme N'augmente pas le plat devant la lentille, ny ne passe point par dessus le cresson et l'olive, jusques aux tourtes et aux delicieux poissons, et ne jette point ton corps puis après en choliques, et en flux de ventre pour avoir trop mangé : car les viandes simples et ordinaires contienent l'appetit dedans les bornes et la mesure de nature, mais les artifices des cuysiniers et des pastissiers, avec leurs friandises de saulses et de saupiquets, ainsi comme dit le poëte comique, avancent et mettent tousjours plus avant les limites de la volupté, et outre-passent l'utilité, et ne sçay comment, veu que nous detestons si fort, et avons en abomination si grande les femmes qui donnent des breuvages d'amour, et composent des charmes pour appliquer à leurs marits, nous abandonnons ainsi à des mercenaires, ou à des esclaves, noz viandes à empoisonner par maniere de dire, et à ensorceller: et bien que mot que souloit dire le philosophe Arcesilaus contre les paillards et luxurieux soit un peu trop brusque et trop aigre, qu'il ne peult chaloir de quel costé on le seoit, pource qu'il y a autant de mal à l'un qu'à l'autre, si ne vient il pas mal à propos pour le subject que nous traittons: car à la verité,

le

'Arcésilas de Pitane, philosophe et chef de la moyenne ou seconde Académie, naquit vers la cent trente-quatrième olympiade: un certain Aristochius stoïcien, l'appelloit corrupteur de jeunesse, impudique, éloquent et téméraire. Diog. Laër. in Arcesil.

quelle difference y a il de manger des herbes chauldes, que lon appelle Satyrion, pour se provoquer et semondre à la luxure, et irriter le sentiment par odeur et par saulses? comme les galleux, qui ne demandent autre chose, sinon qu'on leur frotte et qu'on leur galle tousjours leur rongne.

XVIII. MAIS à l'adventure vauldra il mieulx se reserver à un autre lieu pour parler contre les voluptez deshonestes en monstrant combien la continence de soy mesme est honeste et venerable : car le propos qui se presente maintenant, est pour defendre plusieurs grandes voluptez honestes, par ce que les maladies ne nous ostent pas tant d'actions, tant d'esperances, tant de voyages, ny tant de passetemps, comme elles nous empeschent et font perdre de voluptez: pourtant aussi peu est il expedient à ceulx qui aiment les voluptez, qu'à gens du monde, de mespriser leur santé car il y en a plusieurs à qui les maladies n'ostent point les moyens de philosopher 2, ny d'estre grand capitaines 5, ny de gouverner les royaumes: mais

'Lisez : c'est pourquoi il ne convient nullement à ceux qui aiment les voluptés, de mépriser leur santé. Voyez les Obser

vations.

2 Voyez dans les Observations une lettre de Pline le jeune, qui sert merveilleusement de commentaire à ce passage.

3 M. de la Bruyere, ch. XII, vers la fin, nous trace le portrait du fameux prince d'Orange, que la foiblesse de son physique n'empêcha pas d'être un des plus grands capitaines du dernier siècle. « Vous avez sur-tout, dit le Théophraste moderne, «< un homme pâle et livide, qui n'a pas sur soi dix onces de chair, et que l'on croiroit jetter à terre du moindre souffle :

[ocr errors]
« PrécédentContinuer »