ment une liberté qui le préservait de toute illusion sur les choses et sur lui-même. Les brillantes apparences, le bon état même des affaires publiques ne couvraient point à ses yeux les périls prochains de la situation. Au dehors, le bruit de la révolution française ébranlait déjà l'Amérique. Une guerre inévitable, et mal commencée, contre les Indiens, exigeait d'assez grands efforts. Dans le cabinet, la dissidence entre Jefferson et Hamilton était devenue très-vive; les plus pressantes exhortations du président échouaient à la contenir; elle éclatait presque officiellement dans deux journaux, la Gazette nationale et la Gazette des États-Unis, ennemis ardents au nom des deux rivaux; un employé des bureaux de Jefferson' était le rédacteur connu du premier. Ainsi encouragée, la presse de l'opposition se livrait à la plus amère violence. Washington en concevait une inquiétude extrême : « Si le mécontentement, la méfiance, l'irritation sont ainsi semés à pleines mains, écrivait-il au procureur général Randolph, si le gouvernement et ses officiers ont incessamment à subir les outrages des journaux, sans qu'on daigne seulement examiner les faits ou les motifs, je crains qu'il ne devienne impossible, à aucun homme sous le soleil, de manier le gouvernail et de tenir ensemble les pièces de la machine'.» Dans quelques parties du pays, surtout dans l'ouest de la Pensylvanie, l'une des taxes décrétées 1 Il s'appelait Freneau. Washington à Edmond Randolph; Writings, t. X, p. 287. our faire face à la dette publique avait réveillé l'esprit le sédition; des réunions nombreuses avaient annoncé qu'elles en refuseraient le payement; et Washington 'était vu contraint d'annoncer à son tour, par une prolamation solennelle, qu'il assurerait l'exécution des ois. Au sein même du congrès, l'administration n'obteait plus un appui aussi constant, aussi efficace; Hamilon était l'objet d'attaques de jour en jour plus vives; 'opposition échouait dans les motions qu'elle tentait contre lui, mais ses propres propositions n'étaient pas oujours adoptées. Enfin, envers Washington lui-même, e langage de la chambre des représentants, toujours espectueux et affectueux, n'était plus aussi expansif, ni aussi tendre; et le 22 février 1793, jour anniversaire de sa naissance, la proposition de suspendre la séance une demi-heure pour aller le complimenter, vivement combattue, ne passa qu'à une majorité de vingt-trois voix. Aucun de ces faits, de ces symptômes, n'échappait à la sagacité vigilante de Washington. Son goût naturel pour la vie privée et le repos de Mount-Vernon en redoublait. Le succès passé, loin de le rassurer, le rendait plus craintif pour l'avenir. Modestement, mais passionnément attaché à sa considération et à sa gloire, il n'y voulait pas souffrir le moindre déclin. Les instances universelles n'auraient point suffi à le déterminer; sa conviction personnelle, le bien public, l'intérêt évident des affaires, le désir ou plutôt le devoir de porter un im peu plus loin son œuvre encore chancelante, pouva seuls balancer dans son âme sa prudence et son pe chant. Il pesait et débattait en lui-même ces divers m tifs, avec une sollicitude plus agitée que ne semblait comporter sa nature, et finissait par dire, dans la piers lassitude de sa pensée : « Le maître souverain et souven rainement sage des événements a veillé jusqu'ici s mes pas; j'ai cette confiance que, dans l'importante ré solution à laquelle je serai peut-être bientôt appelé, m'indiquera si clairement la route que je ne pourra m'y tromper'. » Réélu à l'unanimité, il reprit son fardeau avec k même désintéressement, le même courage, et, malgre son succès, peut-être avec moins de confiance que Ja première fois. Il avait un juste pressentiment des épreuves qui l'a tendaient. Il y a des événements que la Providence n'admet pas les contemporains à comprendre; si grands, si complexes qu'ils surpassent longtemps l'esprit de l'homme, et que, même en éclatant, ils demeurent longtemps obscurs dans ces profondeurs où se préparent les coups qui décident des destinées du monde. Telle a été la révolution française. Qui l'a mesurée De qui n'a-t-elle pas trompé cent fois l'opinion et l'atente, amis ou adversaires, enthousiastes ou détracteurs Quand l'âme et la société humaine sont à ce point 1 Washington à Edmond Randolph ; Writings, t. X, p. 286. a emuées et soulevées, il en sort des choses qu'aucune nagination n'avait conçues, qu'aucun dessein ne sauait embrasser. Ce que l'expérience nous a enseigné, Washington entrevit dès le premier jour. La révolution française ommençait à peine; déjà il retenait son jugement et renait sa place en dehors de tous les partis, de tous les pectateurs, étranger à la présomption de leurs prohéties, et à l'aveuglement de leur hostilité ou de leur spérance. « L'événement est si extraordinaire à son lébut, si merveilleux dans son progrès, et peut devenir i prodigieux dans ses conséquences, que je demeure comme perdu dans la contemplation... Personne n'en souhaite avec plus d'anxiété que moi l'issue favorable; personne ne fait des vœux plus sincères pour la prospérité de la nation française... Si les choses finissent comme l'annoncent nos plus récents rapports1, elle sera la plus heureuse et la plus puissante de l'Europe. Mais quoiqu'elle ait traversé triomphalement le premier paroxysme, je crains bien que ce ne soit pas le dernier... Le roi sera cruellement mortifié; les intrigues de la reine, le mécontentement des princes et de la noblesse fomenteront des divisions dans l'assemblée nationale. La licence du peuple, le sang répandu alarmeront les meilleurs amis du régime nouveau... Il est difficile de ne pas courir d'un extrême à l'autre, et, dans ce cas, des écueils aujourd'hui invisibles pour 1 Au 1er août 1789. ront bien briser le navire et amener un despotisme plus rude que l'ancien.... Ceci est un océan sans limites d'où l'on ne voit plus de terre 1. » Il garda dès lors, envers les nations et les événements d'Europe, une extrême réserve; fidèle aux principe qui avaient fondé l'indépendance et les libertés de l'Amérique, animé pour la France d'une bienveillance reconnaissante, et saisissant avec empressement toutes les occasions de la témoigner, mais silencieux et contenu, comme sous le pressentiment de quelque grave responsabilité dont il aurait à porter le fardeau, et Dr voulant engager d'avance ni son opinion personnelle ni la politique de son pays. Quand le jour difficile arriva, quand la déclaration de guerre entre la France et l'Angleterre fit éclater en Europe la grande lutte révolutionnaire, la résolution de Washington fut nette et prompte. Il proclama sur-lechamp la neutralité des États-Unis. «Ma politique est simple. Vivre en relations amicales avec toutes les nations de la terre, mais ne dépendre d'aucune, n'épouser les querelles d'aucune; tenir envers toutes nos engagements, pourvoir par le commerce aux besoins de toutes, c'est là notre intérêt et notre droit.... Je veux une attitude américaine, le renom d'une politique américaine, afin que les puissances européennes soient bien convaincues que nous agissons 1 Washington au marquis de la Luzerne; Writings, t. X, p. 89. - A Gouverneur Morris; Ibid., p. 40.- A Henri Lee; Ibid., p. 344. |