Voici les principaux changements qu'on avait faits, comme je l'ai dit dans l'Avertissement, au texte original de cet Entretien : « J'ose dire qu'il mériterait d'être adoré [Épictète], s'il avait aussi XX V bien connu son impuissance, puisqu'il fallait être dieu pour apprendre l'un et l'autre aux hommes. Aussi comme il était terre et cendre, après avoir, etc. »> On a mis seulement : « Heureux s'il avait aussi connu sa faiblesse, mais après avoir, etc. » « Pour Montaigne, dont vous voulez aussi, monsieur, que je vous parle. » On avait supprimé cette excuse, si bien placée quand il s'agit de parler d'un homme comme Montaigne à un homme comme Saci. « Sous les règles de la raison, qui n'a que de fausses mesures. » On a ajouté selon lui. <«< Enfin il examine si profondément les sciences... dont il montre exx1* l'incertitude. » On a mis, dont il tâche de montrer. « De telle sorte qu'on demeure convaincu que nous ne pensons pas mieux à présent que dans un songe. » On a substitué : « De sorte que, sans la révélation, nous pourrions croire, selon lui, que la vie est un songe. » A ce reproche que M. de Saci fait à Montaigne, dans le texte authentique, que, «ses paroles ne paraissent pas sortir d'un grand fonds d'humilité et de piété, » on ajoute, « et qu'elles renversent les fondements de toute connaissance, et par conséquent de la religion même; » ce qui est absolument contraire à l'esprit de tout cet Entretien. -De même, au lieu de « on pardonnerait à ces philosophes... de mettre tout dans le doute », on a écrit : « C'est ce que ce saint docteur a reproché à ces philosophes. « Je ne puis pas vous dissimuler, monsieur, qu'en lisant cet auteur, ××× 11 et le comparant avec Épictète, j'ai trouvé qu'ils étaient assurément les deux plus grands défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde, et les seules conformes à la raison, puisqu'on ne peut suivre qu'une de ces deux routes, savoir: ou qu'il y a un Dieu, et alors il y place son souverain bien; ou qu'il est incertain, et qu'alors le vrai bien l'est nent aux profondes racines qu'il a dans la pensée de celui qui parle; car ce n'est point ici un sujet auquel un auteur applique son esprit en passant, et qu'il ne touche que par quelques points: toutes ses idées, toutes ses croyances, tout son cœur est engagé dans ces réflexions, et ce qu'il dit aujourd'hui sur Epictète et Montaigne n'est que ce qu'il pense tous les jours sur le secret continuellement sondé de sa nature et de sa fin. On comprend seulement que précisément à cause de la passion qu'il porte dans cette étude, il approfondit plutôt la thèse d'Epictète ou de Montaigne qu'il ne pénètre ces hommes eux-mêmes. Si, par exemple, on veut avoir la pleine vérité sur le personnage si complexe de Montaigne, il faut la demander à un plus libre esprit; il faut lire certain chapitre du Port-Royal de M. Sainte-Beuve (tome II), morceau merveilleux par la sagacité et par l'imagination. cxxxiii CXXX Y aussi, puisqu'il en est incapable. » On a corrigé : « J'ai trouvé qu'ils étaient assurément les deux plus grands défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde infidèle, qui sont les seules, entre celle des hommes destitués de la lumière de la religion, qui soient en quelque sorte liées et conséquentes. En effet, que peut-on faire sans la révélation, que de suivre l'un ou l'autre de ces deux systèmes? Le premier : il y a un Dieu, donc c'est lui qui a créé l'homme; il l'a fait pour luimême; il l'a créé tel qu'il doit être, pour être juste et pour devenir heureux. L'homme peut donc connaître la vérité, et il est à portée de s'élever par la sagesse jusqu'à Dieu, qui est son souverain bien. Second système l'homme ne peut s'élever jusqu'à Dieu, ses inclinations contredisent la loi; il est porté à chercher son bonheur dans les biens visibles, et même en ce qu'il y a de plus honteux. Tout paraît donc incertain, et le vrai bien l'est aussi : ce qui semble nous réduire à n'avoir ni règle fixe pour les mœurs, ni certitude dans les sciences. »> « Prêt néanmoins de renoncer à toutes les lumières qui ne viendront pas de vous. » On a mis : « qui ne viendraient pas de Dieu, de qui seul on peut recevoir la vérité avec assurance. » « Pour désabuser ceux... qui croient trouver dans les sciences des vérités inébranlables. » On a écrit : « qui croient, indépendamment de l'existence et des perfections de Dieu, trouver dans les sciences, etc. » Quant à l'extrait donné par Condorcet et Bossut, on reconnaît sans peine ce qu'ils ont perdu à mettre une espèce de traité à la place d'un dialogue, et à retrancher les objections de M. de Saci. Outre le charme regrettable de cette douce et ingénieuse sagesse, on ne voit plus cet entrainement de Pascal qui ne peut se retenir, et ces cris d'impatience : Je vous avoue que je ne puis voir sans joie, j'aurais aimé de tout mon cœur, etc. Ils mettent: On ne peut voir sans joie - On aimerait de tout son cœur. Tout devient impersonnel, tandis qu'il n'y a rien de plus personnel que la passion. Mon édition de 1852 est la première où on ait pu lire un texte authentique de cet Entretien. PENSÉES DE PASCAL Pendent opera interrupta. ARTICLE PREMIER 1 ... Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté; qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent; qu'il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'un point très-délicat à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée (1). 1. Ce morceau commençait d'abord par l'alinéa suivant, que Pascal a barré ensuite : Voilà où nous mènent les connaissances naturelles. Si celles-là ne sont véritables, il n'y a point de vérités dans l'homme; et, si elles le sont, il y trouve un grand sujet d'humiliation, forcé à s'abaisser d'une ou d'autre manière; et, puisqu'il ne peut subsister sans les croire, je souhaite, avant que de rentrer dans de plus grandes Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est ; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature, et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. 1 Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non-seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes, dans leur recherches de la nature, qu'il la considère une fois sérieusement et à loisir, qu'il se regarde aussi soi-même, et juge s'il a quelque proportion avec elle, par la comparaison qu'il fera de ces deux objets. D Quand Pascal dit que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, » il se place dans la supposition, alors reçue, que c'est le soleil qui tourne autour de la terre. Il avait mis d'abord Que le vaste tour qu'elle décrit lui fasse regarder la terre comme un point. C'était le même sens. Elle se rapportait à cette éclatante lumière, c'est-à-dire le soleil. Mais grammaticalement le pronom était équivoque. Elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. » Il avait mis d'abord, de concevoir des immensités d'espace que la nature d'en fournir. «Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature; il avait mis d'abord, n'est qu'un atome dans l'immensité de la nature, puis dans l'amplitude. Il y a déjà dans cet alinéa un souvenir de Montaigne : 1, 25, t. 1, p. 249: « Mais qui se présente comme dans un tableau cette grande image de nostre mere nature en son entiere maiesté..... qui se remarque là-dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d'une poincte tres delicate, celuy la seul estime les choses selon leur juste grandeur » 1. De ce petit cachot, c'est-à-dire, d'après ce petit cachot. Montaigne, Apol., t. III, p. 169 Tu ne vois que l'ordre et la police de ce petit caveau où tu es logé. Locat Étant revenu à soi», au sens propre, c'est-à-dire, étant revenu à se considérer lui-même. petitesse, que les autres dans leur étendue; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver? Qui se considérera de la sorte s'effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera à la vue de ces merveilles; et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption. Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant : un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable; également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti. Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches? L'auteur de ces merveilles les comprend; tout autre ne le peut faire. Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s'ils avaient quelque proportion avec elle. C'est une chose étrange, qu'ils aient voulu comprendre les principes des choses, et de là arriver jusqu'à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu'on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie comme la nature. Quand on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C'est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l'étendue de leurs recherches; car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d'infinités de propositions à exposer? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de |