on ferait de quelque ville de l'Afrique ou des Indes occidentales récemment découverte par les voyageurs, et à nous faire sentir par cette heureuse fiction combien les mœurs de ce pays nous semble. raient singulières, bizarres et ridicules, s'il appartenait à un autre continent que l'Europe, à un autre royaume que la France. Depuis plus d'un siècle les éditions de la Bruyère sont accompa gnées de notes connues sous le nom de clef, qui ont pour objet de désigner ceux des contemporains de l'auteur qu'on prétend lui avoir servi de modèles pour ses portraits de caractères. Nous avons exclu de notre édition ces notes, qui nous ont toujours paru une ridicule et odieuse superfluité. Nous allons exposer nos motifs. Aussitôt que parut le livre de la Bruyère, la malignité s'en empara. On crut que chaque caractère était le portrait de quelque personnage connu, et l'on voulut savoir les noms des originaux. On osa s'adresser à l'auteur lui-même pour en avoir la liste. Il eut beau s'indigner, se courroucer, nier avec serment que son intention eût été de peindre telle ou telle personne en particulier; on s'obstina, et, ce qu'il ne voulait ni ne pouvait faire, on le fit à son défaut. Des listes coururent, et la Bruyère, qu'elles désolaient, eut en outre le chagrin de se les voir attribuer. Heureusement, sur ce point, il ne lui fut pas difficile de se justifier. Il n'y avait pas une seule clef; il y en avait plusieurs, il y en avait un grand nombre c'est assez dire qu'elles n'étaient point semblables, qu'en beaucoup de points elles ne s'accordaient pas entre elles. Comme elles étaient différentes, et ne pouvaient, suivant l'expression de la Bruyère, servir à une même entrée1, elles ne pouvaient pas non plus avoir été forgées et distribuées par une même main; et la main de l'auteur devait être soupçonnée moins qu'aucune autre. Ces insolentes listes, après avoir troublé les jours de la Bruyère, se sont, depuis sa mort, attachées inséparablement à son livre, comme pour faire une continuelle insulte à sa mémoire : c'était perpétuer un scandale en pure perte. Quand elles circulaient manuscrites, les personnages qu'elles désignaient presque toujours faussement étaient vivants encore, ou décédés depuis peu : elles étaient alors des calomnies piquantes, du moins pour ceux dont elles blessaient l'amour-propre ou les affections; mais plus tard, mais quand les géné rations intéressées curent disparu, elles ne furent plus que des mensonges insipides pour tout le monde. Fussent-elles aussi véridiques qu'en général elles sont trompeuses, la malignité, la curiosité actuelle n'y pourrait trouver son compte. Pour un fort petit nombre de noms qui appartiennent à l'histoire de l'avant-dernier siècle, et que nous ont conservés les écrits contemporains, combien de noms plus qu'obscurs, qui ne sont point arrivés jusqu'à nous, et dont on découvrirait tout au plus la trace dans les vieilles matricules des compagnies de finance ou des marguilleries de paroisse! Ajoutons que les auteurs ou les compilateurs de ces clefs, malgré l'assurance naturelle à cette espèce de faussaires, ont souvent hésité entre deux et jusqu'à trois personnages divers, et que, n'osant décider eux-mêmes, ils en ont laissé le soin au lecteur, qui n'a ni la possibilité, ni heureusement l'envie de faire un choix. Ce n'est pas tout encore plus d'une fois le nom d'un même personnage se trouve inscrit au bas de deux portraits tout à fait dissemblables. Ici le duc de Beauvilliers est nommé comme le modèle du courtisan hypocrite; et, à deux pages de distance, comme le type du courtisan dont la dévotion est sincère. Quand les personnages nommés par les fabricateurs de clefs seraient tous aussi célèbres qu'ils sont presque tous ignorés; quand l'indécision et la contradiction même d'un certain nombre de désignations ne les feraient pas justement soupçonner toutes de fausseté, il y aurait encore lieu de rejeter ces prétendues révélations du secret de l'auteur. On ne peut douter, il est vrai, que la Bruyère, en faisant ses portraits, n'ait eu fréquemment en vue des personnages de la société de son temps. Mais ne sent-on pas tout de suite combien il est téméraire, souvent faux, et toujours nuisible, d'affirmer que tel personnage est précisément celui qui lui a servi de modèle? n'estce pas borner le mérite et restreindre l'utilité de son travail ? Si les vices, les travers, les ridicules marqués dans cette image ont été ceux d'un homme et non de l'humanité, d'un individu et non d'une espèce, le prétendu peintre d'histoire ou de genre n'est plus qu'un peintre de portraits, et le moraliste n'est plus qu'un satirique 1. Quel profit y aurait-il pour les mœurs, quel avantage y aurait-il pour la gloire de « J'ai peint, dit la Bruyère, d'après nature; mais je n'ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celui-là. Je ne me suis point loué au public pour faire des portraits qui ne fussent que vrais et ressemblants, de peur que quelquefois ils ne fussent pas croyables, et ne parussent feints ou imaginés: me rendant plus difficile, je suis allé plus loin; j'ai pris un trait d'un côté, et un trait d'un autre; et de ces divers traits, qui pouvaient convenir à une même personne, j'en ai fait des peintures vrak semblables..... » Voyez la Préface déjà citée. Molière, à prouver que ce grand homme n'a pas voulu peindre l'avarice, mais quelque avare de son temps, dont il a caché le nom, par prudence, sous le nom forgé d'Harpagon? Il n'est pas interdit toutefois de savoir et de faire connaître aux autres quels personnages et quelles anecdotes peuvent avoir fourni des traits à l'écrivain qui a peint les mœurs d'une époque sur la scène ou dans un livre, quand ces personnages ont quelque célé brité, et ces anecdotes quelque intérêt. Sans nuire à l'effet moral, ces sortes d'éclaircissements satisfont la curiosité littéraire. Chaque fois donc que la Bruyère fait évidemment allusion à un homme ou à un fait de quelque importance, nous avons pris soin de le remarquer; c'est à ce genre d'explication que nos notes se bornent. La notice qui suit est celle que M. Suard a placée en tête du petit volume intitulé Maximes et Réflexions morales extraites de la Bruyère. Ce morceau, qui renferme une analyse délicate et une appréciation aussi juste qu'ingénieuse du talent de la Bruyère, considéré comme écrivain, est un des meilleurs qui soient sortis de la plume de cet académicien, si distingué par la finesse de son esprit, la politesse de ses manières, et l'élégance de son langage. Nous y avons ajouté un petit nombre de notes principalement faites pour compléter ce qui regarde la personne de la Bruyère, par quelques particularités que l'auteur a omises ou ignorées. SUR LA PERSONNE ET LES ÉCRITS DE LA BRUYÈRE, PAR M. SUARD, SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE. Jean de la Bruyère naquit à Dourdan en 1639. Il venait d'acheter une charge de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l'histoire à M. le Duc 2; et il resta jusqu'à la fin de sa vie attaché au prince en qualité d'homme de lettres, avec mille écus de pension. Il publia son livre des Caractères en 1687, fut reçu à l'Académie française en 1693, et mourut en 16963. Voilà tout ce que l'histoire littéraire nous apprend de cet écrivain, à qui nous devons un des meilleurs ouvrages qui existent dans aucune langue; ouvrage qui, par le succès qu'il eut dès sa naissance, dut attirer les yeux du public sur son auteur, dans ce beau règne où l'attention que le monarque donnait aux productions du génie réfléchissait sur les grands talents un éclat dont il ne reste plus que le souvenir. On ne connaît rien de la famille de la Bruyère 4, et cela est fort indifférent ; mais on aimerait à savoir quel était son caractère, son genre • D'autres ont dit dans un village proche de Dourdan, 2 M. le duc Louis de Bourbon, petit-fils du grand Condé, et père de celui qui fut premier ministre sous Louis XV: mort en 1710. Des biographes ont prétendu que l'élève de la Bruyère avait été le duc de Bourgogne; ils se sont trompés. 3 L'abbé d'Olivet raconte ainsi sa mort : « Quatre jours auparavant, «< il était à Paris dans une compagnie de gens qui me l'ont conté, ou << tout à coup il s'aperçut qu'il devenait sourd, mais absolument sourd. « Il s'en retourna à Versailles, où il avait son logement à l'hôtel de Condé; << et une apoplexie d'un quart d'heure l'emporta, n'étant àgé que de cin<< quante-deux ans. >> On sait au moins qu'il descendait d'un fameux ligueur du même nom, qui, dans le temps des barricades de Paris, exerça la charge de lieutenant civil. de vie, la tournure de son esprit dans la société ; et c'est ce qu'on ignore aussi 1. Peut-être que l'obscurité même de sa vie est un assez grand éloge de son caractère. Il vécut dans la maison d'un prince; il souleva contre lui une foule d'hommes vicieux ou ridicules, qu'il désigna dans son livre, ou qui s'y crurent désignés 2; il eut tous les ennemis que donne la satire, et ceux que donnent les succès: on ne le voit cependant mêlé dans aucune intrigue, engagé dans aucune querelle. Cette deslinée suppose, à ce qu'il me semble, un excellent esprit, et une conduite sage et modeste. « On me l'a dépeint, dit l'abbé d'Olivet, comme un philosophe qui « ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres; faisant « un bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé à une joie modeste, et ingénieux à la faire naître; poli dans ses manières, et sage dans ses discours; craignant << toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit 3. (Histoire de l'Académie française). 'On ne l'ignore pas totalement; et l'auteur même de cette notice va citer quelques lignes de l'abbé d'Olivet, où il est question précisément du caractère de la Bruyère, de son genre de vie, et de son esprit dans la société. 2 M. de Malézieux, à qui la Bruyère montra son livre avant de le publier, lui dit : Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis. 3 On peut ajouter à ce peu de mots sur la Bruyère ce que dit de lui Boileau dans une lettre à Racine, sous la date du 19 mai 1687, année même de la publication des Caractères : « Maximilien m'est venu voir «< à Auteuil, et m'a lu quelque chose de son Théophraste. C'est un fort hon« nête homme, et à qui il ne manquerait rien, si la nature l'avait fait << aussi agréable qu'il a envie de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du sa« voir, et du mérite. » Pourquoi Boileau désigne-t-il la Bruyère par le nom de Maximilien, qu'il ne portait pas ? Était-ce pour faire comme la Bruyère lui-même, qui peignait ses contemporains sous des noms empruntés de l'histoire ancienne? Par le Théophraste de la Bruyère, Boileau entend-il sa traduction de Théophraste, ou l'ouvrage composé par lui à l'imitation du moraliste grec? Je croirais qu'il s'agit du dernier. Boileau semble reprocher à la Bruyère d'avoir poussé un peu plus loin qu'il ne convient l'envie d'être agréable; et, suivant ce que rapporte d'Olivet, il n'avait aucune ambition, pas même celle de montrer de l'esprit. C'est une contradiction assez frappante entre les deux témoignages. La Bruyère, dans son ouvrage, parait trop constamment animé du désir de produire de l'effet, pour que sa conversation ne s'en ressentit pas un peu; je me rangerais donc volontiers à l'opinion de Boileau. Quoi qu'il en soit, ce grand poëte estimait la Bruyère et son livre : il n'en faudrait |