On conçoit aisément que le philosophe qui releva avec tant de finesse et de sagacité les vices, les travers et les ridicules, connaissait trop les hommes pour les rechercher beaucoup; mais qu'il put aimer la société sans s'y livrer; qu'il devait être très-réservé dans son ton et dans ses manières, attentif à ne pas blesser des convenances qu'il sentait si bien, trop accoutumé enfin à observer dans les autres les défauts du caractère et les faiblesses de l'amour-propre, pour ne pas les réprimer en lui-même. Le livre des Caractères fit beaucoup de bruit dès sa naissance. On attribua cet éclat aux traits satiriques qu'on y remarqua, ou qu'on crut y voir. On ne peut pas douter que cette circonstance n'y contribuat en effet. Peut-être que les hommes en général n'ont ni le goût assez exercé, ni l'esprit assez éclairé, pour sentir tout le mérite d'un ouvrage de génie dès le moment où il paraît, et qu'ils ont besoin d'être avertis de ses beautés par quelque passion particulière, qui fixe plus fortement leur attention sur elles. Mais si la malignité hâta le succès du livre de la Bruyère, le temps y a mis le sceau : on l'a réimprimé cent fois; on l'a traduit dans toutes les langues 1; et, ce qui distingue les ouvrages originaux, il a produit une foule de copistes: car c'est précisément ce qui est inimitable que les esprits médiocres s'efforcent d'imiter. Sans doute la Bruyère, en peignant les mœurs de son temps, a pris ses modèles dans le monde où il vivait; mais il peignit les hommes, non en peintre de portraits, qui copie servilement les objets et les formes qu'il a sous les yeux, mais en peintre d'histoire, qui choisit et rassemble différents modèles; qui n'en imite que les traits de carac tère et d'effet, et qui sait y ajouter ceux que lui fournit son iniagina pas d'autre preuve que ce quatrain qu'il fit pour mettre au bas de son portrait : Tout esprit orgueilleux qui s'aime Par mes leçons se voit guéri, 1 Je doute de la vérité de cette assertion, prise au moins dans toute son étendue. La Bruyère ayant parlé quelque part d'un bon livre, traduit en plusieurs langues, on prétendit qu'il avait parié de son propre ouvrage; et l'opinion s'en établit tellement, que ses ennemis même lui firent honneur de ce grand nombre de traductions. Mais un admirateur, un imitateur et un apologiste de la Bruyère nia que les Caractères eussent été traduits en aucune langue. J'ignore s'il s'en est fait depuis cette discussion; mais j'aurais peine à croire qu'il s'en fût fait beaucoup : pour le fond et pour la forme, les Caractères sont peu traduisibles. tion, pour en former cet ensemble de vérité idéale et de vérité de nature qui constitue la perfection des beaux-arts. C'est là le talent du poëte comique : aussi a t-on comparé la Bruyère à Molière; et ce parallèle offre des rapports frappants: mais il y a si loin de l'art d'observer des ridicules et de peindre des caractères isolés, à celui de les animer et de les faire mouvoir sur la scène, que nous ne nous arrêtons pas à ce genre de rapprochement, plus propre à faire briller le bel esprit qu'à éclairer le goût. D'ailleurs, à qui convient-il de tenir ainsi la balance entre des hommes de génie? On peut bien comparer le degré de plaisir, la nature des impressions qu'on reçoit de leurs ouvrages; mais qui peut fixer exactement la mesure d'esprit et de talent qui est entrée dans la composition de ces mêmes ouvrages? On peut considérer la Bruyère comme moraliste et comme écrivain. Comme moraliste, il paraît moins remarquable par la profondeur que par la sagacité. Montaigne, étudiant l'homme en soi-même, avait pónétré plus avant dans les principes essentiels de la nature humaine; la Rochefoucauld a présenté l'homme sous un rapport plus général, en rapportant à un seul principe le ressort de toutes les actions humaines; la Bruyère s'est attaché particulièrement à observer les différences que le choc des passions sociales, les habitudes d'état et de profession, établissent dans les mœurs et la conduite des hommes. Montaigne et la Rochefoucauld ont peint l'homme de tous les temps et de tous les lieux; la Bruyère a peint le courtisan, l'homme de robe, le financier, le bourgeois du siècle de Louis XIV. Peut-être que sa vue n'embrassait pas un grand horizon, et que son esprit avait plus de pénétration que d'étendue. Il s'attache trop à peindre les individus, lors même qu'il traite des plus grandes choses. Ainsi, dans son chapitre intitulé Du Souverain, ou de la République, au milieu de quelques réflexions générales sur les principes et les vices du gouvernement, il peint toujours la cour et la ville, le négo. ciateur et le nouvelliste. On s'attendait à parcourir avec lui les répu bliques anciennes et les monarchies modernes; et l'on est étonné, à la fin du chapitre, de n'être pas sorti de Versailles. Il y a cependant, dans ce même chapitre, des pensées plus profondes qu'elles ne le paraissent au premier coup d'œil. J'en citerai quelques-unes, et je choisirai les plus courtes. « Vous pouvez aujourd'hui, « dit il, ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses priviléges; mais « demain ne songez pas même à réformer ses enseignes. «Le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain. »> « Jeunesse du prince, source des belles fortunes. » On attaquera peut-être la vérité de cette dernière observation; mais, si elle se trouvait démentie par quelque exemple, ce serait l'éloge du prince, et non la critique de l'observateur'. Un grand nombre des maximes de la Bruyère paraissent aujourd'hui communes ; mais ce n'est pas non plus la faute de la Bruyère. La justesse même, qui fait le mérite et le succès d'une pensée lorsqu'on la met au jour, doit la rendre bientôt familière, et même triviale : c'est le sort de toutes les vérités d'un usage universel. On peut croire que la Bruyère avait plus de sens que de philosophie. Il n'est pas exempt de préjugés, même populaires. On voit avec peine qu'il n'était pas éloigné de croire un peu à la magie et au sortilége. << En cela, dit-il, chap. XIV, De quelques Usages, il y a un parti à <«< trouver entre les âmes crédules et les esprits forts. >> Cependant il a eu l'honneur d'être calomnié comme philosophe; car ce n'est pas de nos jours que ce genre de persécution a été inventé. La guerre que la sottise, le vice et l'hypocrisie ont déclarée à la philosophie, est aussi ancienne que la philosophie même, et durera vraisemblablement autant qu'elle. « Il n'est pas permis, dit-il, de traiter quelqu'un de phi«<losophe; ce sera toujours lui dire une injure, jusqu'à ce qu'il ait plu << aux hommes d'en ordonner autrement. » Mais comment se réconciliera-t-on jamais avec cette raison si incommode, qui, en attaquant tout ce que les hommes ont de plus cher, leurs passions et leurs habitudes, voudrait les forcer à ce qui leur coûte le plus, à réfléchir et à penser par eux-mêmes ? En lisant avec attention les Caractères de la Bruyère, il me semble qu'on est moins frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de plus inattendu, que le fond des choses mêmes, et c'est moins l'homme de génie que le grand écrivain qu'on admire. Mais le mérite de grand écrivain, s'il ne suppose pas le génie, demande une réunion des dons de l'esprit, aussi rare que le génie. L'art d'écrire est plus étendu que ne le pensent la plupart des hommes, la plupart même de ceux qui font des livres. Cette phrase est une louange délicate adressée par l'auteur de cette notice à Louis XVI, qui était jeune encore quand le morceau parut, et qui, dès le commencement de son règne, avait manifesté l'intention de réprimer la dilapidation des finances de l'État. Il ne suffit pas de connaître les propriétés des mots, de les disposer dans un ordre régulier, de donner même aux membres de la phrase une tournure symétrique et harmonieuse; avec cela on n'est encore qu'un écrivain correct, et tout au plus élégant. Le langage n'est que l'interprète de l'âme ; et c'est dans une certaine association des sentiments et des idées avec les mots qui en sont les signes, qu'il faut chercher le principe de toutes les propriétés du style. Les langues sont encore bien pauvres et bien imparfaites. Il y a une infinité de nuances, de sentiments et d'idées qui n'ont point de signes : aussi ne peut-on jamais exprimer tout ce qu'on sent. D'un autre côté, chaque mot n'exprime pas d'une manière précise et abstraite une idée simple et isolée; par une association secrète et rapide qui se fait dans l'esprit, un mot réveille encore des idées accessoires à l'idée principale dont il est le signe. Ainsi, par exemple, les mots cheval et coursier, aimer et chérir, bonheur et félicité, peuvent servir à désigner le même objet ou le même sentiment, mais avec des nuances qui en changent sensiblement l'effet principal. Il en est des tours, des figures, des liaisons de phrase, comme des mots : les uns et les autres ne peuvent représenter que des idées, des vues de l'esprit, et ne les représentent qu'imparfaitement. Les différentes qualités du style, comme la clarté, l'élégance, l'énergie, la couleur, le mouvement, etc., dépendent donc essentiellement de la nature et du choix des idées; de l'ordre dans lequel l'esprit les dispose; des rapports sensibles que l'imagination y attache; des sentiments enfin que l'âme y associe, et du mouvement qu'elle y imprime. Le grand secret de varier et de faire contraster les images, les formes et les mouvements du discours, suppose un goût délicat et éclairé l'harmonie, tant des mots que de la phrase, dépend de la sensibilité plus ou moins exercée de l'organe; la correction ne demande que la connaissance réfléchie de sa langue. Dans l'art d'écrire, comme dans tous les beaux-arts, les germes du talent sont l'œuvre de la nature; et c'est la réflexion qui les développe et les perfectionne. Il a pu se rencontrer quelques esprits qu'un heureux instinct sem. ble avoir dispensés de toute étude, et qui, en s'abandonnant sans art aux mouvements de leur imagination et de leur pensée, ont écrit avec grâce, avec feu, avec intérêt; mais ces dons naturels sont rares : ils ont des bornes et des imperfections très-marquées, et ils n'ont jamais suffi pour produire un grand écrivain. Je ne parle pas des anciens, chez qui l'élocution était un art si étendu et si compliqué; je citerai Despréaux et Racine, Bossuet et Montesquieu, Voltaire et Rousseau : ce n'était pas l'instinct qui produisait sous leur plume ces beautés et ces grands effets auxquels notre langue doit tant de richesse et de perfection; c'était le fruit du génie sans doute, mais du génie éclairé par des études et des observations profondes. Quelque universelle que soit la réputation dont jouit la Bruyère, il paraîtra peut-être hardi de le placer, comme écrivain, sur la même ligne que les grands hommes qu'on vient de citer; mais ce n'est qu'après avoir relu, étudié, médité ses Caractères, que j'ai été frappé de l'art prodigieux et des beautés sans nombre qui semblent mettre cet ouvrage au rang de ce qu'il y a de plus parfait dans notre langue. Sans doute la Bruyère n'a ni les élans et les traits sublimes de Bossuet; ni le nombre, l'abondance et l'harmonie de Fénelon; ni la grâce brillante et abandonnée de Voltaire; ni la sensibilité profonde de Rousseau : mais aucun d'eux ne m'a paru réunir au même degré la variété, la finesse et l'originalité des formes et des tours qui étonnent dans la Bruyère. Il n'y a peut-être pas une beauté de style propre à notre idiome, dont on ne trouve des exemples et des modèles dans cet écrivain. Despréaux observait, à ce qu'on dit, que la Bruyère, en évitant les transitions, s'était épargné ce qu'il y a de plus difficile dans un ouvrage. Cette observation ne me paraît pas digne d'un si grand maître. Il savait trop bien qu'il y a dans l'art d'écrire des secrets plus importants que celui de trouver ces formules qui servent à lier les idées, et à unir les parties du discours. Ce n'est point sans doute pour éviter les transitions que la Bruyère a écrit son livre par fragments, et par pensées détachées. Ce plan convenait mieux à son objet; mais il s'imposait dans l'exécution une tâche tout autrement difficile que celle dont il s'était dispensé. L'écueil des ouvrages de ce genre est la monotonie. La Bruyère a senti vivement ce danger : on peut en juger par les efforts qu'il a faits pour y échapper. Des portraits, des observations de mœurs, des maxi mes générales, qui se succèdent sans liaison; voilà les matériaux de son livre. Il sera curieux d'observer toutes les ressources qu'il a trouvées dans son génie pour varier à l'infini, dans un cercle si borné, ses tours, ses couleurs et ses mouvements. Cet examen, intéressant pour tout homme de goût, ne sera peut-être pas sans utilité pour les jeunes gens qui cultivent les lettres et se destinent au grand art de l'éloquence. Il serait difficile de définir avec précision le caractère distinctif de |