m'ordonner de la part de Dieu de croire que la partie est plus grande que le tout, que pourrois-je penser en moi-même, sinon que cet homme vient m'ordonner d'être fou? Sans doute l'orthodoxe, qui ne voit nulle absurdité dans les mystères, est obligé de les croire; mais si le socinien y en trouve, qu'a-t-on à lui dire? Lui prouvera-t-on qu'il n'y en a pas? Il commencera, lui, par vous prouver que c'est une absurdité de raisonner sur ce qu'on ne sauroit entendre. Que faire done? Le laisser en repos. Je ne suis pas plus scandalisé que ceux qui, servant un Dieu clément, rejettent l'éternité des peines, s'ils la trouvent incompatible avec sa justice. Qu'en pareil cas ils interprètent de leur mieux les passages contraires à leur opinion, plutôt que de l'abandonner; que peuvent-ils faire autre chose? Nul n'est plus pénétré que moi d'amour et de respect pour le plus sublime de tous les livres il me console et m'instruit tous les jours, quand les autres ne m'inspirent plus que du dégoût. Mais je soutiens que, si l'Écriture elle-même nous donnoit de Dieu quelque idée indigne de lui, il faudroit la rejeter en cela, comme vous rejetez en géométrie les démonstrations qui mènent à des conclusions absurdes; car, de quelque authenticité que puisse être le texte sacré, il est encore plus croyable que la Bible soit altérée, que Dien injuste ou malfaisant. Voilà, monsieur, les raisons qui m'empêcheroient de blâmer ces sentiments dans d'équitables et modérés théologiens, qui de leur propre doctrine apprendroient à ne forcer personne à l'adopter. Je dirai plus : des manières de penser si convenables à une créature raisonnable et foible, si dignes d'un créateur juste et miséricordieux, me paroissent préférables à cet assentiment stupide qui fait de l'homme une bête, et à cette barbare intolérance pour me servir des termes de M. d'Alembert, sont tout autre chose. Leur contradiction même les fait rentrer dans ses bornes; elle a toutes les prises imaginables pour sentir qu'ils n'existent pas : car, bien qu'on ne puisse voir une chose absurde, rien n'est si clair que l'absurdité. Voilà ce qui arrive lorsqu'on soutient à la fois deux propositions contradictoires. Si vous me dites qu'un espace d'un pouce est aussi un espace d'un pied, vous ne dites point du tout une chose mystérieuse, obscure, incompréhensible; vous dites au contraire une absurdité lumineuse et palpable, une chose évidemment fausse. De quelque genre que soient les démonstrations qui l'établissent, elles ne sauroient l'emporter sur celle qui la détruit, parcequ'elle est tirée immédiatement des notions primitives qui servent de base à toute certitude humaine. Autrement la raison, déposant contre elle-même, nous forceroit à la récuser; et, loin de nous faire croire ceci ou cela, elle nous empêcheroit de plus rien croire, attendu que tout principe de foi seroit détruit. Tout homme, de quelque religion qu'il soit, qui dit croire à de pareils mystères, en impose donc, ou ne sait ce qu'il dit. qui se plaît à tourmenter dès cette vie ceux qu'elle destine aux tourments éternels dans l'autre. En ce sens je vous remercie pour ma patrie de l'esprit de philosophie et d'humanité que vous reconnoissez dans son clergé, et de la justice que vous aimez à lui rendre; je suis d'accord avec vous sur ce point. Mais, pour être philosophes et tolérants ('), il ne s'ensuit pas que ses membres soient hérétiques. Dans le nom de parti que vous leur donnez, dans les dogmes que vous dites être les leurs, je ne puis ni vous approuver ni vous suivre. Quoiqu'un tel système n'ait rien peut-être que d'honorable à ceux qui l'adoptent, je me garderai de l'attribuer à mes pasteurs, qui ne l'ont pas adopté, de peur que l'éloge que j'en pourrois faire ne fournît à d'autres le sujet d'une accusation très grave, et ne nuisît à ceux que j'aurois prétendu louer. Pourquoi me chargerois-je de la profession de foi d'autrui? N'ai-je pas trop appris à craindre ces imputations téméraires? Combien de gens se sont chargés de la mienne en m'accusant de manquer de religion, qui sûrement ont fort mal lu dans mon cœur ! Je ne les taxerai point d'en manquer eux-mêmes; car un des devoirs qu'elle m'impose est de respecter les secrets des consciences. Monsieur, jugeons les actions des hommes, et laissons Dieu juger de leur foi. En voilà trop peut-être sur un point dont l'examen ne m'appartient pas, et n'est pas aussi le sujet de cette lettre. Les ministres de Genève n'ont pas besoin de la plume d'autrui pour se défendre (2); ce n'est pas la mienne qu'ils choisiroient pour cela, et de pareilles discussions sont trop loin de mon inclination pour que je m'y livre avec plaisir mais, ayant à parler du même ar (') Sur la tolérance chrétienne on peut consulter le chapitre qui porte ce titre dans l'onzième livre de la Doctrine chrétienne de M. le professeur Vernet. On y verra par quelles raisons l'Église doit apporter encore plus de ménagement et de cir. conspection dans la censure des erreurs sur la foi, que dans celles des fautes contre les mœurs, et comment s'allient, dans les règles de cette censure, la douceur du chrétien, la raison du sage, et le zèle du pasteur. (2) C'est ce qu'ils viennent de faire, à ce qu'on m'écrit, par une déclaration publique. Elle ne m'est point parvenue dans ma retraite ; mais j'apprends que le public l'a reçue avec applaudissement. Ainsi, non seulement je jouis du plaisir de leur avoir le premier rendu l'honneur qu'ils méritent, mais de celui d'entendre mon jugement unanimement confirmé. Je sens bien que cette déclaration rend le début de ma lettre entièrement superflu, et le rendroit peut-être indiscret dans tout autre cas : mais, étant sur le point de le supprimer, j'ai vu que, parlant du même article qui y a donné lieu, la même raison subsistoit encore, et qu'on pourroit toujours prendre mon silence pour une espèce de consentement. Je laisse donc ces réflexions d'autant plus volontiers, que, si elles viennent hors de propos sur une affaire heureusement terminée, elles ne contiennent en général rien que d'honorable à l'église de Genève, et que d'utile aux hommes en tout pays. ticle où vous leur attribuez des opinions que nous ne leur connoissons point, me taire sur cette assertion, c'étoit y paroître adhérer, et c'est ce que je suis fort éloigné de faire. Sensible au bonheur que nous avons de posséder un corps de théologiens philosophes et pacifiques, ou plutôt un corps d'officiers de morale (') et de ministres de la vertu, je ne vois naître qu'avec effroi toute occasion pour eux de se rabaisser jusqu'à n'être plus que des gens d'église. Il nous importe de les conserver tels qu'ils sont. Il nous importe qu'ils jouissent eux-mêmes de la paix qu'ils nous font aimer, et que d'odieuses disputes de théologie ne troublent plus leur repos ni le nôtre. Il nous importe enfin d'apprendre toujours, par leurs leçons et par leur exemple, que la douceur et l'humanité sont aussi les vertus du chrétien. Je me hâte de passer à une discussion moins grave et moins sérieuse, mais qui nous intéresse encore assez pour mériter nos réflexions, et dans laquelle j'entrerai plus volontiers, comme étant un peu plus de ma compétence: c'est celle du projet d'établir un théâtre de comédie à Genève. Je n'exposerai point ici mes conjectures sur les motifs qui vous ont pu porter à nous proposer un établissement si contraire à nos maximes. Quelles que soient vos raisons, il ne s'agit pour moi que des nôtres; et tout ce que je me permettrai de dire à votre égard, c'est que vous serez sûrement le premier philosophe (2) qui jamais ait excité un peuple libre, une petite ville, et un état pauvre, à se charger d'un spectacle public. Que de questions je trouve à discuter dans celle que vous semblez résoudre! Si les spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes; s'ils peuvent s'allier avec les mœurs; si l'austérité républicaine les peut comporter; s'il faut les souffrir dans une petite ville; si la profession de comédien peut être honnête; si les comédiennes peuvent être aussi sages que d'autres femmes; si de bonnes lois suffisent pour réprimer les abus; si ces lois peuvent être bien observées; etc. Tout est problème encore sur les vrais effets du théâtre, parceque les disputes qu'il occasionne ne partageant (') C'est ainsi que l'abbé de Saint-Pierre appeloit toujours les ecclésiastiques, soit pour dire ce qu'ils sont en effet, soit pour exprimer ce qu'ils devroient être. (2) De deux célèbres historiens, tous deux philosophes, tous deux chers à M. d'Alembert, le moderne (*) seroit de son avis peut-être ; mais Tacite, qu'il aime, qu'il médite, qu'il daigne traduire, le grave Tacite qu'il cite si volontiers, et qu'à l'obcurité près il imite si bien quelquefois, en eût-il été de même ? (*) Hume. que les gens d'église et les gens du monde, chacun ne l'envisage que par ses préjugés. Voilà, monsieur, des recherches qui ne seroient pas indignes de votre plume. Pour moi, sans croire y suppléer, je me contenterai de chercher, dans cet essai, les éclaircissements que vous nous avez rendus nécessaires, vous priant de considérer qu'en disant mon avis, à votre exemple, je remplis un devoir envers ma patrie; et qu'au moins, si je me trompe dans mon sentiment, cette erreur ne peut nuire à personne. Au premier coup d'œil jeté sur ces institutions, je vois d'abord qu'un spectacle est un amusement; et, s'il est vrai qu'il faille des amusements à l'homme, vous conviendrez au moins qu'ils ne sont permis qu'autant qu'ils sont nécessaires, et que tout amusement inutile est un mal pour un être dont la vie est si courte et le temps si précieux. L'état d'homme a ses plaisirs, qui dérivent de sa nature, et naissent de ses travaux, de ses rapports, de ses besoins; et ces plaisirs, d'autant plus doux que celui qui les goûte a l'ame plus saine, rendent quiconque en sait jouir peu sensible à tous les autres. Un père, un fils, un mari, un citoyen, ont des devoirs si chers à remplir, qu'ils ne leur laissent rien à dérober à l'ennui. Le bon emploi du temps rend le temps plus précieux encore; et mieux on le met à profit, moins on en sait trouver à perdre. Aussi voit-on constamment que l'habitude du travail rend l'inaction insupportable, et qu'une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles mais c'est le mécontentement de soi-même, c'est le poids de l'oisiveté, c'est l'oubli des goûts simples et naturels, qui rendent si nécessaire un amusement étranger. Je n'aime point qu'on ait besoin d'attacher incessamment son cœur sur la scène, comme s'il étoit mal à son aise au-dedans de nous. La nature même a dicté la réponse de ce barbare (') à qui l'on vantoit les magnificences du cirque et des jeux établis à Rome. Les Romains, demanda ce bonhomme, n'ont-ils ni femmes ni enfants? Le barbare avoit raison. L'on croit s'assembler au spectacle, et c'est là que chacun s'isole; c'est là qu'on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s'intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivants. Mais j'aurois dû sentir que ce langage n'est plus de saison dans notre siècle. Tâchons d'en prendre un qui soit mieux entendu. : Demander si les spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes, c'est faire une question trop vague; c'est examiner un rap(1) Chrysost. in Matth., Homel., 38. port avant que d'avoir fixé les termes. Les spectacles sont faits pour le peuple, et ce n'est que par leurs effets sur lui qu'on peut déterminer leurs qualités absolues. Il peut y avoir des spectacles d'une infinité d'espèces ('): il y a de peuple à peuple une prodigieuse diversité de mœurs, de tempéraments, de caractères. L'homme est un, je l'avoue; mais l'homme modifié par les religions, par les gouvernements, par les lois, par les coutumes, par les préjugés, par les climats, devient si différent de lui-même, qu'il ne faut plus chercher parmi nous ce qui est bon aux hommes en général, mais ce qui leur est bon dans tel temps ou dans tel pays. Ainsi les pièces de Ménan ire, faites pour le théâtre d'Athènes, étoient déplacées sur celui de Rome : ainsi les combats des gladiateurs, qui, sous la république, animoient le courage et la valeur des Romains, n'inspiroient, sous les empereurs, à la populace de Rome, que l'amour du sang et la cruauté : du même objet offert au même peuple en différents temps, il apprit d'abord à mépriser sa vie, et ensuite à se jouer de celle d'autrui. Quant à l'espèce des spectacles, c'est nécessairement le plaisir qu'ils donnent, et non leur utilité, qui la détermine. Si l'utilité peut s'y trouver, à la bonne heure; mais l'objet principal est de plaire, et, pourvu que le peuple s'amuse, cet objet est assez rempli. Cela seul empêchera toujours qu'on ne puisse donner à ces sortes d'établissements tous les avantages dont ils seroient susceptibles, et c'est s'abuser beaucoup que de s'en former une idée de perfection qu'on ne sauroit mettre en pratique sans rebuter ceux qu'on croit instruire. Voilà d'où naît la diversité des spec (^)« Il peut y avoir des spectacles blâmables en eux-mêmes, comme ceux qui sont «< inhumains ou indécents et licencieux tels étoient quelques uns des spectacles ⚫ parmi les païens. Mais il en est aussi d'indifférents en eux-mêmes, qui ne devien<< nent mauvais que par l'abus qu'on en fait. Par exemple, les pièces de théâtre n'ont « rien de mauvais en tant qu'on y trouve une peinture des caractères et des actions « des hommes, où l'on pourroit même donner des leçons agréables et utiles pour « toutes les conditions: mais si l'on y débite une morale relâchée, si les personnes « qui exercent cette profession mènent une vie licencieuse et servent à corrompre les << autres, si de tels spectacles entretiennent la vanité, la fainéantise, le luxe, l'impudi⚫ cité, il est visible alors que la chose tourne en abus, et qu'à moins qu'on ne trouve « le moyen de corriger ces abns ou de s'en garantir, il vaut mieux renoncer à cette « sorte d'amusement. » Instructions chrétiennes (*), tome III, Livre II, chap. 16. Voilà l'état de la question bien posé. Il s'agit de savoir si la morale du théâtre est nécessairement relâchée, si les abus sont inévitables, si les inconvénients dérivent de la nature de la chose, ou s'ils viennent de causes qu'on ne puisse écarter. (*) 5 vol. in-8, Amsterdam, 1755. C'est un ouvrage du même professeur, auteur de la Doctrine chrétienne précédemment citée. |