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est-ce Arlequin, Scaramouche, Isabelle, les joyeux masques de la comédie de l'art qui viennent nous égayer par leur babil? On le dirait rien qu'en entendant le Barbouillé qui appelle Angélique sa femme madame la carogne et Angélique qui, à son tour, gratifie son cher mari de "coquin, sac-à-vin, maroufle N'est-ce pas à un Zanni que Barbouillé emprunte cette phrase si choisie, à l'adresse de sa femme: "Je lui aurois apostrophé cinq ou six clystères de coups de pied dans le c..,? Dans le Pédant joué de Cyrano de Bergerac, dont on connaît depuis longtemps l'inspiration italienne, il y a les mêmes plaisanteries grammaticales que se permet le Docteur à l'adresse d'Angélique se vantant d'être docteur elle aussi: "Tu es un docteur quand tu veux, mais je pense que tu es un plaisant docteur. Tu as la mine de suivre fort ton caprice: des parties d'oraison, tu n'aimes que la conjonction; des genres, le masculin; des déclinaisons, le génitif, et laissons le reste qui se rapporte à la syntaxe et à la prosodie. Tout n'est donc que farce; le Barbouillé porte un masque, et sa sottise dépasse toutes les bornes du possible et du vraisemblable; il croit tout ce qu'on veut, de même qu'Arlequin, dans sa première forme, qui cherchait l'âne sur lequel il était monté. Valère, l'amant d'Angélique, agit et se meut comme un fantoche; Angélique elle-même n'est que la femme des fabliaux, la femme trompant son mari par l'une des mille ruses des novellieri. Cette fois Molière se borne à reproduire la nouvelle de Tofano du Décaméron (VII, 4), dans. un acte divisé en treize scènes : le Médecin volant en compte trois en plus, et elles se suivent un peu au hasard, pour aboutir on ne sait bien à quoi. Les dénouements de Molière ne valent pas grand' chose: peut-être le poète pensait-il que dans la vie tout continue, et que ce qui paraît un dénouement n'est qu'un moment d'arrêt ou une transaction; mais dans cette pièce tout dénouement est supprimé. Nous nous trouvons dans un chemin sans issue; une scène de la vie qui passe, un fol éclat de rire qui nous déride.

Cependant, si l'on regarde de bien près, il y a déjà, dans ces maquettes, des germes d'un art meilleur. Le Barbouillé, après avoir envoyé à tous les diables cette "bonne bête,, cette coureuse de femme, médite, à un certain moment, de l'achever d'un bon coup... Mais le bourgeois, avec son gros bon sens, s'éveille : “L'invention ne vaut rien, car tu serois pendu „. Ailleurs, Valère et Angélique sont en train d'échanger les serments les plus ten

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dres quand, tout à coup, on voit paraître le Barbouillé. Angélique change soudain de discours; elle espère par là en imposer à son benêt. Mais ce benêt n'est pas si niais qu'il en a l'air: “Ha! ha! Madame la carogne, je vous trouve avec un homme après toutes les défenses que je vous ai faites, et vous me voulez envoyer de Gemini en Capricorne!,, Enfin, tout sot qu'il est, ce mari ne manque pas de ruse. Il a fermé la porte: sa coureuse " de femme ne pourra plus rentrer, il va en tirer une jolie vengeance! Tous les voisins, ses parents surtout qui ont l'air d'admirer cette vertu d'emprunt, vont la connaître sous son vrai jour; tout le monde va l'afficher. Mais Ève n'a pas oublié la leçon du serpent. Elle se fait tendre, séduisante, ses injures "sac-à-vin, maroufle, coquin, se changent en cajoleries:

Angélique: Tu ne veux pas m'ouvrir?

Le Barbouillé: Non, je n'ouvrirai pas.

Angélique: Hé! mon pauvre petit mari, je t'en prie, ouvre-moi, mon cher petit cœur!

Adam, à son tour, n'a pas non plus oublié les caresses trompeuses du Paradis terrestre:

Le Barbouillé: Ah! crocodile! ah! serpent dangereux! tu me caresses pour me trahir!...

Enfin le docteur Aristotélicien, dans son interminable bavardage, tout en gardant la physionomie du pédant et du Dottore de l'art, offre quelque chose de mieux que le type usé de l'ancien théâtre.

Ce sont de vraies leçons que celles du Docteur à ce malheureux qui voudrait, comme Panurge, consulter tout le monde sur les dangers du mariage. Ce sont des leçons de politesse, de langage dialectique, de philosophie, dans un crescendo de verve qui forme le désespoir du Barbouillé, obligé de rester là, bouche béante, sans pouvoir poser la question qui l'intéresse.

Le Médecin volant ne marque presque aucun progrès de l'esprit comique de notre poète. Cette pièce pourrait, d'ailleurs, avoir été composée avant la précédente, car il s'agit d'un remaniement, peut-être d'une simple reproduction d'un scenario, tandis que la

Jalousie, mettant en scène une nouvelle de Boccace, indique un plus grand effort artistique (1).

Le Médecin volant est en prose, comme La Jalousie du Barbouillé, comme Les Précieuses. La dignité du vers conviendra à un art plus élevé. Et ici encore, c'est une pièce en un acte, à laquelle vont suivre des comédies en trois actes, comme dans le répertoire des Italiens. La forme ample des cinq actes, employée déjà dans l'essai malheureux de Dom Garcie, dominera la scène moliéresque avec L'École des Femmes. L'intrigue de ce Médecin volant n'est pas moins simple que celle de la pièce précédente: il s'agit du travestissement d'un valet en membre de la Faculté pour servir les amours de son maître, travestissement compliqué par le jeu de ces transformations rapides qui amusent, de nos jours encore, les spectateurs de Fregoli. Quant aux caractères y a-t-il vraiment des caractères dans ces bluettes? ils sont esquissés en peu de traits sur le patron des Zanni.

Sganarelle est un Arlequin balordo, lorsqu'il paraît sur la scène, mais il s'éveille merveilleusement au fur et à mesure que l'action se développe. En effet, au début de la pièce, on l'appelle lourdaud: toutes ses connaissances se bornent à "voir quelle heure il est à une horloge, combien le beurre vaut au marché, et à savoir abreuver un cheval,,. Quelques instants après

ô grande vertu

de la robe de médecin! - Sganarelle se tire d'affaire avec un aplomb étonnant, trompe Gorgibus, fait bonne contenance devant l'érudition de l'Avocat et échappe aux soupçons de Gros-René. Çà et là nous entendons la voix du grand maître: "Hé! mon Dieu, Monsieur, s'écrie Sganarelle en face de Valère, ne soyez point en peine; je vous réponds que je ferai aussi bien mourir une personne qu'aucun médecin qui soit dans la ville. „, Et il y a même

(1) Il ne faut pas oublier cependant que la comédie de l'art, de même que la vieille farce française, tire bien souvent ses inspirations de la nouvelle: voilà pourquoi la mise en action d'un conte du Décaméron ne présente aucune nouveauté. La farce du Pont aux asnes et celle de Sour Fesne, de l'ancien répertoire comique français, sont, elles aussi, puisées dans Boccace. La ruse d'Angélique pouvait même avoir des précédents dans les scenari ou dans les farces dont l'écho ne s'était pas encore éteint en province. M. Lanson remarque, dans son article cité, qu'on en connaît un certain nombre imprimées à Paris, à Lyon, à Troyes, entre 1610 et 1635, et La Fontaine en 1659 écrivait et jouait avec des amis une véritable farce.

quelques commencements d'observation, car le valet de Valère médit de ses confrères en Esculape pour croître dans l'estime de ses clients, en proportion de la mésestime des autres, ce qui est on ne pourrait plus humain: "Tous les autres médecins ne sont, à mon égard, que des avortons de médecine. „, Il y a même beaucoup de gaieté dans ces petites scènes à l'allure rapide, des scènes que les acteurs développaient eux-mêmes d'après les modèles italiens. Nulle préoccupation littéraire, nul souci de la possibilité comique. Valère a-t-il besoin de Sganarelle?" Où diable trouver ce maroufle à présent? Mais le voici tout à propos. "

La scène, entre l'Avocat et le héros de la pièce, est tracée si rapidement que l'adroit valet ne trouve pas même le temps de donner des preuves de son esprit : et la manière dont on trompe Gorgibus défie toute vraisemblance. On peut être sot, mais on ne saurait être Gorgibus.

Sganarelle cependant commence à nous intéresser. Son latin composé de salamalecs, de souvenirs de la messe et du Cid, n'est pas moins amusant que sa méthode fort originale de tâter le pouls du père pour connaître la maladie de la fille:

Sganarelle: Hé bien! Mademoiselle, vous êtes malade?

Lucile: Oui, Monsieur.

Sganarelle: Tant pis! C'est une marque que vous ne vous portez pas bien.

Et ailleurs: "Il n'est rien de plus contraire à la santé que la maladie,,. Ce sont des vérités de Monsieur de la Palisse débitées avec un aplomb qui ne manque pas de comique.

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Comment un public au goût facile, aimant la comédie qui le réjouit, sans exiger aucun effort de son esprit, n'aurait-il pas ri à gorge déployée, en entendant Sganarelle se plaindre de ce que ses trop nombreux clients lui ont fait "oublier de savoir écrire ou refusant et empochant en même temps l'argent de Gorgibus qu'il a si bien gagné? Ne se souviendra-t-il pas, ce public, de certains médecins de sa connaissance aussi savants et aussi désintéressés que notre bonhomme? Malheureusement, ces spectateurs faisaient. aussi leurs délices d'autres détails, de tel examen diagnostique tiré des scenari, des plaisanteries grossières et des lazzi plus grossiers encore du héros de la pièce. Ce sont là des concessions faites par l'auteur à son époque, des défaillances de sa muse bouffonne à laquelle le bon goût n'a pas encore appris une juste mesure.

Transformation des ébauches.

George Dandin.

Nulle pièce de Molière ne reproduit la donnée du Médecin volant, mais cette plaisanterie ressemble, sans conteste, à des scènes de l'Amour médecin et du Médecin malgré lui: on y trouve même la répétition de quelques boutades et de certaines scènes. Le Sganarelle du Médecin volant est un personnage traditionnel qui ne tire pas à conséquence; plus tard l'artiste en famille, à la Cour, aux heures noires de ses souffrances physiques, apprend à connaître de visu ces représentants de la science dont on se moquait parfois, mais auxquels on avait cependant recours. Il entend parler des quarante-sept saignées, des deux cent douze lavements et des deux cent quinze purgations dont on avait gratifié Louis XIII, dans le cours d'une seule année. Il fait la connaissance personnelle des médecins de Louis XIV, qu'il étudie et qu'il représente dans une revue aristophanesque: le rire cesse et la satire commence et c'est la satire du philosophe qui hait l'imposture scientifique, la satire du malade à l'œil languissant et aux joues creuses s'envenimant à mesure que sa santé empire.

Cinq comédies, Dom Juan, L'Amour médecin, Le Médecin malgré lui, Monsieur de Pourceaugnac et Le Malade imaginaire, développent avec rancune, on dirait même avec haine, les idées du poète dont Béralde du Malade imaginaire se fera le portevoix, c'est-à-dire que la médecine est "une des plus grandes folies qui soient parmi les hommes,, une vraie "momerie, de charlatans. Le Sganarelle du Médecin volant ne change ni de robe, ni de nom, mais son langage devient acéré et grave: "Toute l'excellence de l'art de la Faculté, consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets, enfin ce n'est là que pure grimace, et le zanni burlesque rentre dans les coulisses d'où vont sortir de véritables médecins, des personnages ridicules et méchants, De Fougerais, D'Aquin, Esprit, Guenaut, à peine déguisés sous les noms significatifs de des Fouandrès ou tueur des hommes, de Tomès, etc.

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