Ce ton léger et plaisant, à l'égard de la divinité, n'est pas sans rappeler la dégradation de la cour de l'Olympe, commencée en Italie par l'œuvre de d'Amelonghi, de Tassoni, de Bracciolini, de Lalli, etc., et continuée, en France, surtout par celle de Scarron. Jupin y a acquis une physionomie débonnaire et tant soit peu sotte; Junon est représentée comme une grosse commère débraillée, bavardant ainsi qu'une concierge et s'endormant entre deux bouteilles; Vénus devient une coquette, et Mars un miles gloriosus. Molière ne pousse pas les choses si loin. Son Jupiter fait sourire, on sait qu'on a affaire à un rusé compère profitant de sa situation pour jouer de fort mauvais tours aux maris et aux femmes; mais il ne devient pas pour cela un bouffon, et Louis XIV peut se mirer en lui sans que son amour-propre en soit froissé. Mercure, au contraire, ne garde plus le parfum de l'ambroisie divine et n'a d'autre grandeur que celle des soufflets qu'il distribue aux mortels. Tant que le peuple, représenté par Sosie, paraît battu et content, les gentilshommes de l'époque doivent trouver que tout cela marche dans les règles et peuvent bien pardonner quelques pointes. Ce sont les deux valets, le mortel et le divin, qui apportent une vie nouvelle à la pièce. Voyez tout d'abord le véritable Sosie, tel qu'il est peint par Plaute, pauvre esclave craignant que les triumvirs ne mettent la main sur lui pour lui donner les étrivières. Est-ce que son maître se soucie de son dos? (1) Le Sosie de Molière est tout différent; il se peut qu'il soit esclave, mais nous pouvons fort bien le prendre pour un homme libre, servant un seigneur puissant, dans le but ambitieux d'être admiré et envié: Vers la retraite en vain la raison nous appelle, (1) Inde cras e promptuaria cella depromar ad flagrum, Nec caussam liceat dicere mihi, neque in hero quiddam auxilii siet, Peregre adveniens hospitio publicitus adcipiar. Un ascendant trop puissant, Et la moindre faveur d'un coup d'oeil caressant La servitude a ôté toute dignité humaine au Sosie latin; celui de Molière a, au contraire, la peur comique de Scaramouche, doublée d'un air fanfaron, qui fait contraste. Et c'est le poète français qui a inventé, du moins dans son expression particulière, le monologue de Sosie s'adressant à sa lanterne, sorte de répétition du beau discours qu'il va adresser à Alcmène sur les exploits. d'Amphitryon et sur les siens. Les ennemis n'ont pas su résister à nos efforts : Nous les avons taillés en pièces, Mais le dialogue, où passent des souffles d'épopée burlesque, est interrompu par un léger bruit: "Attendez: le corps d'armée a peur,,. C'est Mercure qui s'avance, ainsi que dans la pièce latine, cachant sa divinité sous les traits du bonhomme. L'ancien esclave ne tremble plus aux pieds de l'inconnu, prêt à renoncer à son nom, à son état et à commettre toute lâcheté, pourvu qu'on lui permette de respirer encore un peu, dans la poussière et dans la honte. En outre, ce double monologue de Mercure et de Sosie, le premier s'apprêtant à battre et l'autre à être battu, a subi aussi une transformation artistique. Le Sosie de Molière est poltron tout autant que son devancier, mais il tâche, du moins au commencement, de cacher sa peur: Pour faire semblant d'assurance, Je veux chanter un peu d'ici. Mercure Qui donc est ce coquin, qui prend tant de licence A mesure que Mercure parle, la voix de Sosie s'affaiblit peu à peu: Mercure: Veut-il qu'à l'étriller ma main un peu s'applique? Sosie (à part). Cet homme assurément n'aime pas la musique, note plaisante qui ne se retrouve pas dans la pièce de Plaute, car un esclave ne saurait songer à se défendre, et l'on n'y retrouve TOLDO, L'Euvre de Molière, etc. 10 pas non plus l'espoir animant tout à coup le nouveau Sosie, que son adversaire soit aussi lâche que lui: Et que le drôle parle ainsi Pour (lui) cacher sa peur sous une audace feinte. Il vaut donc mieux parler haut, et il parle haut en effet, tant qu'il reçoit un soufflet qui le fait changer d'avis: "Ah! ah! C'est tout de bon Sa peur n'est cela l'avilissement du chien rampas pour pant. Sosie devient même raisonneur, en homme rangé qui n'aime pas la violence: .. Si j'étois aussi prompt que vous puis il cède, à la suite d'une réflexion plaisante: Tu triomphes de l'avantage Que te donne sur moi mon manque de courage, et tâche de venir à une transaction: Pour des injures, Dis-m'en tant que tu voudras: Ce sont légères blessures Mais Molière sait donner au véritable Sosie une éclatante revanche et punir l'usurpateur, en même temps qu'il crée un contraste entre les deux ménages. C'est d'un côté Jupiter sous les traits d'Amphitryon, qu'Alcmène rend heureux; c'est de l'autre Mercure que la vieille Cléanthis prend pour son mari et dont elle exige des marques de tendresse. Des marques de tendresse après quinze ans de mariage! Ah! qu'il valait mieux ne pas quitter le Ciel! (1). (1) Cléanthis. Mérites-tu, pendard, cet insigne bonheur De te voir pour épouse une femme d'honneur? Cette opposition en amène une autre. Cléanthis, lorsque son véritable mari paraît, lui fait l'accueil que sa froideur mérite, et Sosie trouve que Mercure n'a été que trop discret: Je n'aurois jamais cru que j'eusse été si sage. C'est ainsi que la comédie française, sans tomber dans la farce, garde un aspect comique et original à la fois. Jupiter et Mercure sont plus gais, plus spirituels que leurs devanciers; ils ont, sans doute, habité Paris et entendu les galanteries de la Cour et les joyeux propos du quartier des halles. La comédie de l'art ne sera cependant pas aussi discrète que le grand maître, et les collaborateurs du théâtre qu'Évariste Gherardi nous a fait connaître, se rattachant directement à la tradition burlesque, prendront à tâche de tourner en ridicule les divinités païennes. Un siècle plus tard, avec plus de finesse mais aussi avec beaucoup de légèreté, Voltaire et son école commenceront, à leur tour, la dégradation d'un autre Olympe. L'Amphitryon de Molière a donc été composé sur le modèle latin, avec beaucoup de liberté et un esprit tout moderne. L'Avare, au contraire, ne doit à l'Aululaire de Plaute que l'inspiration générale et un détail, celui du trésor; tout le reste est changé, transformé, inventé. Quel est le sujet latin? Euclion, ladre, soupçonneux jusqu'à se défier de lui-même, trouve enfouie, dans sa maison, une marmite pleine d'or. Éperdu, tremblant de joie, il l'enterre encore plus profondément pour la mieux garder. Le jeune Lyconide avait séduit sa fille, "ejus filiam Lyconidas vitiarat dit le texte latin. Cependant le vieux Mégadore, que sa sœur a persuadé de se marier, avait demandé la fille d'Euclion. A peine celui-ci a-t-il promis d'accéder à son désir, qu'il craint pour sa marmite, l'emporte de chez lui et la cache en différents endroits. L'esclave de Lyconide, le séducteur de sa fille, lui tend un piège: de son côté, le jeune homme supplie son oncle Mégadore de lui céder Phaedra, dont il est amoureux. Bientôt Euclion, heureux d'avoir retrouvé son trésor, qu'une ruse d'esclave lui avait enlevé, consent à l'union de sa fille avec Lyconide. Il y a, dans la pièce latine, le dieu Lare qui se charge de débiter le prologue; les autres personnages sont des esclaves, Euclion, Mégadore et sa sœur, Lyconide et Phèdre qu'on ne voit pas, mais qui de l'intérieur invoque Lucine et pour cause. Après une invocation pareille, il est évident qu'elle ne saurait sortir décemment (1). Le héros de la pièce de Molière rappelle plutôt Grandet de Balzac qu'Euclion de Plaute. Il n'y a dans l'auteur latin qu'une psychologie à l'état rudimentaire; Euclion tremble sans cesse pour son or: "Credo Idit le dieu Lare aurum inspicere volt, ne subreptum siet, et il est, en même temps, le maître absolu de sa famille et de ses esclaves, le paterfamilias romain. Comment l'avare latin engage-t-il l'action? en battant cette malheureuse Staphyla: Staph.: Nam cur me miseram verberas? Ut misera sis, Atque ut te dignam mala malam aetatem exigas. Staph.: Nam qua me nunc causa extrusisti ex aedibus ? Eucl.: Tibi ego rationem reddam, stimulorum seges? Un dialogue de ce genre, interrompu par des coups de verges, ne saurait être guère plaisant, du moins pour des oreilles modernes, et cette pauvre esclave, au lieu de lutter contre son seigneur, ainsi qu'un valet français ou un zanni italien, apportant à cette lutte son esprit et sa bonne humeur, pense qu'elle n'a rien de mieux à faire que d'aller s'allonger comme un I en se passant une corde au cou (2). Cependant l'original latin a (1) On a supposé que Molière s'est inspiré aussi à d'autres sources. Frosine, la flatteuse d'Harpagon, peut rappeler Pasifilo qui, dans les Suppositi de l'Arioste, berne de même le vieux Cléandre. On a remarqué que le cri sans dot se lit tel quel dans la Sporta de Gelli, mais Gelli l'a emprunté à Plaute, et il n'est pas nécessaire de supposer que Molière ait exploité un intermédiaire italien, lorsqu'il avait sous les yeux la source commune. La Discreta enamorada de Lope de Vega nous fait voir un père rival de son fils, et l'on a crié à l'emprunt. Mais le théâtre italien et le théâtre français, précédant Molière, débordent eux aussi de ces intrigues. Riccoboni parle du Dottor Bacchettone, parce qu'il y a le prêt de l'usurier avec la liste des hardes et des meubles. Cailhava rappelle, à son tour, Le case svaligiate ossia gli interrompimenti di Pantalone pour l'anecdote du diamant qui passe du doigt du vieillard à celui de la jeune fille. Mais ces comédies de l'art ont-elles vraiment précédé l'Avare de Molière? Cfr. aussi l'article très intéressant de M. E. Roy, que nous venons de citer, L'"Avare, de Doni et l'"Avare, de Molière, Revue d'histoire littéraire de la France, 1re année, n° 1. (2) Ut opinor, quam ex me ut unam faciam literam |