des traits auxquels l'on reconnaît la main d'un maître; c'est tout d'abord cette avarice qui pousse Euclion à faire étouffer son feu, de peur qu'on ne le lui emprunte, et à dire que l'eau s'est répandue pour la refuser à ses voisins: il ramasse les rognures de ses ongles, fait assigner un milan qui lui a enlevé son potage, - exagérations évidentes, mais qui répondent à la personnification d'une idée, à la création d'un type symbolique. C'est ensuite cette peur de perdre son trésor, obsédant l'avare: Discrucior animi, quia ab domo abeundum 'st mihi, qui le fait rôder autour de son pot, sorte de monomanie qui le tourmente, formant son malheur et celui de son entourage. * Euclion craint qu'on ne le croie riche, il demande l'aumône pour qu'on ne soupçonne pas sa trouvaille, il remarque, avec effroi, qu'il y a des gens qui le saluent maintenant aves plus de bienveillance "et me benignius omneis salutant, quam salutabant prius „. La démarche de Mégadore, pour obtenir la main de sa fille, augmente encore ses soupçons: "Aurum huic olet,. Il vit, malgré son esclave, dans la misère la plus noire; il se déclare le plus pauvre des mortels, "hominem pauperum pauperrumum,,. Si son futur gendre lui offre du vin, c'est pour l'enivrer et le voler ensuite; s'il envoie des cuisiniers pour le banquet, qu'il paie lui-même, c'est pour découvrir le pot caché, et ce trésor, il l'enfouit, le désenfouit pour l'enterrer ailleurs, dans un endroit plus sûr, et pour constater que rien n'y manque. L'avare latin ne songe enfin qu'à son trésor, il ne parle que de lui et il commet même l'imprudence d'en parler à haute voix, ce qui fait qu'on l'épie, qu'on le suit, dans ses pérégrinations mystérieuses, qu'on découvre et qu'on lui enlève enfin ce pot, devenu un personnage vivant de la pièce. L'équivoque, entre le vol fait à la fille et le vol du trésor, est assez plaisante et on l'exploitera très souvent dans la littérature moderne. Le monologue d'Euclion volé a aussi une force vraiment dramatique : Perii! interii! obcidi! quo curram! quo non curram! et bien que la comédie ne soit pas achevée, l'argumentum nous en indique le dénouement. Ce qui choque le plus dans la pièce de Plaute, c'est la dureté des mœurs. Euclion, avons-nous vu, bat sur les esclaves comme sur une enclume; les autres en font de même et le protagoniste n'est pas plus brutal que son entourage; on dira seulement qu'il est plus bourru. Mégadore demande la main de cette jeune fille qui a si peu d'importance qu'elle ne paraît pas même sur la scène (hommage hypocrite à la vertu des matrones!), et il ne se soucie point de savoir si sa future endurera sa vieillesse. Il ne l'épouse pas, il l'achète. Qu'est-ce que la femme pour lui? Il nous l'expliquera dans un long monologue: elle doit craindre son mari et seigneur et lui obéir. Voilà tout. Quant au caractère, c'est une femme même, Eunomie, matrone, sœur de Mégadore, qui va nous l'expliquer: Optuma nulla potest eligi: alia alia Molière fait subir à son modèle une transformation ab imis. Avant tout, il rajeunit la pièce: Harpagon, Cléante, Élise, Valère... sont tous des personnages de son temps et l'action se passe à Paris. Ensuite notre poète réjouit cette action, un peu lourde, par des flots de comique, en même temps que, dépassant les bornes que son devancier a fixées à sa scène, il approfondit l'étude de l'avare et des conséquences de son vice. La gaieté est partout, vive et pétillante: et malgré cela, on éprouve, à la lecture de cette pièce, une impression pénible. Plaute nous présente un tour joué à un avare, un trésor qu'on lui vole et qu'on lui rend ensuite. Cet avare est presque sans famille. Molière, au contraire, descend dans la conscience d'Harpagon, en dévoile l'égoïsme impitoyable et nous fait voir tous les maux que cette avarice entraîne après elle; c'est la corruption de ses enfants, ce sont leurs vices opposés à celui du père, la prodigalité, le gaspillage même, sorte de réaction étudiée d'après nature et qui ôte à l'avarice le prétexte de la prévoyance du père de famille. Et il fallait encore un autre contraste pour donner plus de relief et d'originalité à la pièce française. Euclion n'est après tout qu'un pauvre homme, demandant l'aumône, auquel le dieu Lare fait retrouver un trésor caché. Ce trésor, il le cache, il l'enterre; comme le dieu Lare veille sur sa maison, il veille sur son pot rempli d'or, un pot qu'il apportera intact dans son tombeau. Harpagon, au contraire, est riche; il a une grande maison, des valets, des chevaux, un intendant même, de là la lutte entre le train de vie qu'il est forcé de mener et ses instincts de grippe-sou, qui le poussent à des actions déshonorantes et ridicules. Euclion n'a qu'à protéger son trésor, quant au reste son âme est tranquille. Comme on croit qu'il ne possède rien, on ne lui demande rien: on est même disposé à le régaler. Loin de là, l'Harpagon français a beau dire qu'il est pauvre: tout le monde sait qu'il est riche, qu'il prête de l'argent et, ce qui plus est, qu'il est chiche et ladre. A quoi bon cet anachronisme du trésor caché? C'est comme un organe rudimentaire qui sert à attester l'origine de la comédie et qui permet en même temps à Molière de se mesurer, dans la scène du vol, avec Plaute. Cependant on comprend bien que le pot mystérieux sera bientôt placé en bonne usure, son maître n'est plus si primitif pour en ignorer et mépriser le profit. La peinture de l'avare est vraiment merveilleuse. Depuis la première jusqu'à la dernière scène, le caractère du héros de la pièce ne se dément jamais, et quand une passion amoureuse allume son vieux sang, il tâche de bien concilier les choses et de tirer aussi quelque bénéfice de son mariage avec Mariane. Alceste, l'homme sincère, aime Célimène, qui est médisante, fausse et légère; Tartuffe s'éprend d'amour pour une femme au cœur noble et loyal: toujours par la force des contrastes, aussi puissante dans la vie réelle que dans la représentation artistique, Harpagon demandera la main d'une demoiselle qui remplirait sa maison de luxe, de valets et d'amants. Il le devine, mais il se fie à sa supériorité intelligente; quand elle sera sa femme, elle devra bien se ranger à la raison et se contenter d'une richesse apparente. En tous cas, il est bien disposé à la quitter, à la martyriser même; pourquoi agirait-il à son égard d'une manière différente qu'avec son propre sang? Est-ce qu'il ne voudrait pas le voir mort, ce fils qui fait des dettes et jette l'argent par la fenêtre? Est-ce qu'il se soucie du désespoir de sa fille, qu'il va jeter dans les bras d'un vieillard? Est-ce qu'en lui la passion de l'argent ne l'emporte pas sur toutes les autres? Phaedra n'a pas de volonté: elle a été violentée dans une nuit de débauche par un jeune homme ivre de vin plutôt que d'amour, et si elle a quelque difficulté à épouser Mégadore-ce que d'ailleurs nous ignorons complètement c'est qu'elle porte dans son sein le souvenir du séducteur inconnu. Mais l'Élise de Molière a une volonté bien déterminée; c'est la jeune fille de nos jours, qui sent son plein droit de choisir le compagnon de sa vie, et qui n'endurera, d'aucune manière, l'imposition paternelle. Le fils, jeune homme aimant la joie de vivre, n'est rien moins que le rival de son père, dont il se moque, et qu'il hait, conséquence évidente de cette avarice qui détruit les liens de famille, mais conséquence aussi de la dureté de cœur des jeunes gens issus du theâtre italien. Remarquons bien cependant que nulle part notre poète n'a représenté un jeune homme en si complète révolte contre la volonté de ses parents. Cléante est devenu plus méchant que tous les Florindi et les Orazi, justement à cause d'Harpagon; il se sent considéré comme un être nul, dans cette maison où l'argent seul commande, et il l'aime lui aussi cet argent, tout autant que son père, mais pour s'en servir, comme instrument de puissance et de plaisir. Quant à Élise, bien que son apparence soit plus tranquille, elle n'a pas moins d'aversion pour son père et consent à ce que son amant Valère vive sous son toit et déguise son nom et sa qualité. Quelles sont les leçons qu' Harpagon donne à sa famille? Cléante lui dit qu'il joue pour payer ses dettes et qu'il gagne. Et son père: "Si vous êtes heureux au jeu, vous en devriez profiter et mettre à honnête intérêt l'argent que vous gagnez „,. Dans la même scène (I, 4), le vieillard fait le calcul de ce qu'il pourrait tirer de la vente des habits de ses fils et du profit que ce capital lui donnerait. Même lorsque Harpagon est en belle humeur, sa plaisanterie blesse. En présentant, par exemple, sa fille Élise à sa fiancée Mariane, il tâchera d'avilir la première: "Mauvaise herbe croît toujours, et Mariane (bas à Frosine): “O! l'homme déplaisant!,, Mais Molière n'a su concevoir aucun type de méchant qui ne fût tant soit peu hypocrite. Personne n'a remarqué, que je sache, que l'avare appartient lui aussi, en quelque sorte, à l'engeance de Tartuffe. Tout d'abord il cache son vice sous les dehors de la sagesse, ensuite, lorsqu'il fait des prêts d'argent qui ruinent les malheureux ayant recours à lui, il invoque le Ciel et se donne des airs d'homme pieux et charitable: "La charité, maître Simon, nous oblige à faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons. Puis l'avarice le rend cruel. Lorsqu'il découvre qu'on l'a volé, sa haine s'étend à tout le genre humain. "Je veux, dit-il au Commissaire, que vous arrêtiez prisonniers la ville et les faubourgs, (V, I) et il le prie instamment de rendre "les choses bien criminelles,. Même dans la fameuse scène de désespoir pour le vol de son trésor, tirée de Plaute et imitée souvent à la lettre, Harpagon semble plus âpre à la vengeance que l'avare latin. Euclion s'écrie qu'il est assassiné, qu'il est mort, que ce vol va le plonger dans le désespoir et dans la misère, que la vie n'a plus de prix pour lui: "Tantum gemiti et malae moestitiae hic dies mihi obtulit, famem et pauperiem: perditissimus ego sum omnium in terra., Mais Harpagon veut des tortures et du sang: "Sortons, je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute ma maison, à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi.,, Et il conclut sa longue plainte: "Allons, vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde: et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après. „ Ce monologue a été fort admiré et c'est là une admiration que nous ne saurions partager qu'avec beaucoup de réserves. Tout d'abord il est trop long et trop raisonneur pour représenter ce désespoir aveugle et déraisonnable; et encore, comment ne pas voir une exagération bouffonne en Harpagon lorsqu'il s'arrête luimême: "Qui est-ce? Arrête... (se prenant par le bras) Rends-moi mon argent, coquin... Ah! c'est moi!,,? Ne trouve-t-on pas aussi, lorsqu'il dit, dans ce même monologue, qu'il est mort sans son trésor et qu'il ajoute: "N'y a-t-il personne qui veuille me ressusciter?, que c'est là une plaisanterie fort déplacée? (1). On doit de même critiquer, à notre sens, l'abus de ces scènes équivoques où l'on parle en présence d'un personnage incommode en se servant de mots qui devraient être mystérieux et qui ne sont que trop clairs. Cléante et Mariane s'échangent ainsi, à la barbe d'Harpagon, des déclarations d'amour fort mal déguisées, et le (1) La même exagération se retrouve en d'autres scènes. Harpagon fouille La Flèche (1,3): Viens ça, que je te voie. Montre-moi tes mains. La Flèche. Les voilà. Harpagon. Les autres ? La Flèche. Les autres ? Harpagon. Oui. Aveuglé par ses soupçons, il le prend sans doute pour un quadrumane. |