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La transformation des types en caractères est encore plus évidente en George Dandin issu de la Jalousie du Barbouillé. Je demande pardon d'un saut qui nous transporte au 18 juillet 1668, au milieu des fêtes de Versailles et des réjouissances bruyantes pour la paix d'Aix-la-Chapelle. Le modeste comédien de province. est sorti de son obscurité: s'il ne dîne pas avec le Roi, comme le suppose une légende qui compte un peu trop sur la bonne foi de la postérité, il en est du moins bien reçu, encouragé et protégé. L'esprit de Molière est donc dans toute sa vigueur; le Roi lui ordonne pièce sur pièce, ainsi qu'il ordonnait des ballets et des feux d'artifice, et malgré son activité dévorante, le poète devait avoir des moments d'arrêt et d'épuisement dans son inspiration. Aussi a-t-il recours à une de ses vieilles pièces: La jalousie de Gros-René ou bien Gros-René jaloux devenue, à ce qu'il paraît, La Jalousie du Barbouillé.

Mais, entendons-nous bien, il y a recours pour la donnée générale: Une femme aux mœurs faciles veut rentrer à une heure indue. Le mari ferme la porte; la femme prie et supplie, le bonhomme reste inébranlable. La femme feint de se jeter dans le puits. Le mari sort alors pour voir ce qui se passe. La femme profite du moment favorable, entre et, à son tour, ferme la porte. C'est maintenant au mari de s'excuser lorsque les parents arrivent. Elle pourra bien avoir sa revanche et se plaindre de ce qu'il rentre toujours tard et pris de vin.

Boccace avait fait ce même récit et Molière n'y apporte aucun changement considérable (1).

Les différences, dans l'étude des mœurs et des caractères, s'annoncent cependant dès la première scène. Le Barbouillé est un être incolore, l'un de ces nombreux maris auxquels la nouvelle et le théâtre avaient été jusqu'alors impitoyables. Le public se moque de ses déceptions et rit de la ruse féminine, persuadé d'ailleurs

(1) M. Henri Chantavoine trouve que George Dandin est non seulement une comédie de mœurs, une grande comédie, qui touche aux plus sérieuses questions de la vie, mais une farce renouvelée, enrichie, agrandie, ayant ses racines dans le Moyen-Age (?) et dans l'ancien théâtre français (Conférences faites aux matinées classiques du théâtre national de l'Odéon (1899, pp. 121, 199). Voyez encore sur cette pièce :

MARIA ORTIZ: Una fonte italiana del George Dandin, Naples, 1904. Rivista teatrale italiana, vol. VII, Fasc. 8. Il s'agit de la Rhodiana de Calmo.

que ce sont là des choses qui se passent partout, excepté, bien entendu, chez lui.

Le George Dandin de la pièce homonyme est lui aussi un mari trompé et ridicule et il joue le rôle de son devancier. Mais après ce trait commun, George Dandin et sa femme ont des traits particuliers. L'organisme simple acquiert de nouveaux membres et ceux qui étaient à l'état embryonnaire se développent et s'étendent:

Dandin: Ah! qu'une femme demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s'élever au-dessus de leur condition, et s'allier, comme j'ai fait, à la maison d'un gentilhomme!

Pourquoi donc depuis Bourdaloue jusqu'à Riccoboni et D'Alembert s'est-on fortement récrié contre l'immoralité de cette comédie? Parce qu'on y voit une femme trompant son mari? Même en admettant que sous ce rapport George Dandin laisse un peu à désirer, est-ce que la leçon renfermée dans le monologue que nous venons de citer, n'en relève pas la moralité profonde?

Pour qu'une pièce soit morale, il suffit qu'elle recèle une vérité; or si quelqu'un des spectateurs de Molière s'est arrêté, en entendant les malheurs du héros de la pièce, sur la pente fatale d'une mésalliance (ce qui d'ailleurs n'est guère probable), on peut bien dire que l'auteur tulit punctum, ainsi que le poète d'Horace. "N'épousez jamais une femme dont la condition soit au-dessus de la vôtre., Voilà une moralité mise en action, et que de maris, dans les deux hémisphères, peuvent s'écrier, même de nos jours, comme celui d'Angélique: "Tu l'as voulu, George Dandin! Et que de vérités viennent à l'appui de celle-ci: Les gentilshommes "c'est notre bien seul qu'ils épousent,,, et ceux qui sortent du peuple ne sont heureux "qu'en bonne et franche paysannerie „! L'exploitation des nobles parents d'Angélique continue, sous d'autres formes, dans le même théâtre. Dom Juan payera M. Dimanche par des protestations d'amitié tombant du haut de sa grandeur, et Dorante escroquera la vanité du Bourgeois gentilhomme de la manière la plus indigne.

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Mais le tableau des mœurs serait trop incomplet s'il n'y avait que le ménage Dandin. Monsieur et Madame de Sotenville, les parents d'Angélique, entrent à leur tour en scène, plus imposants

que la statue du Commandeur de Séville. Dandin doit garder, en leur présence, le maintien le plus humble, écouter en paix leurs leçons de civilité et de respect, être compris de l'honneur qu'on vient de lui faire:

Madame de Sotenville: Mon Dieu! mon gendre, que vous avez peu de civilité de ne pas saluer les gens quand vous les approchez!... tout notre gendre que vous soyez, il y a grande différence de vous à nous.

On ne lui reconnaît pas même le droit de dire que sa femme est sa femme:

George Dandin: Monsieur tout court, et non plus Monsieur de Sotenville, j'ai à vous dire que ma femme me donne....

Monsieur de Sotenville: Tout beau! Apprenez aussi que vous ne devez pas dire " ma femme, quand vous parlez de "notre fille,.

Ah! que le bonhomme doit regretter l'argent dépensé à arranger les affaires délabrées de ces beaux messieurs et qu'il a sujet de se plaindre de l'allongement de son nom en "Monsieur de la Dandinière!,,

Monsieur de Sotenville: Ne comptez-vous rien, mon gendre, l'avantage d'être allié à la maison de Sotenville?

Madame de Sotenville: Et à celle de la Prudoterie dont j'ai l'honneur d'être issue, maison où le ventre anoblit et qui, par ce beau privilège, rendra vos enfants gentilshommes?

George Dandin: Oui, voilà qui est bien, mes enfants seront gentilshommes: mais je serai cocu, moi, si l'on n'y met ordre.

On se souvient d'un passage de Dom Juan (I, 1). Gusman ne sait se persuader que sa maîtresse soit la victime d'une trahison aussi noire de la part d'un gentilhomme:

Gusman: Un homme de sa qualité feroit une action si lâche?

Sganarelle: Eh oui, sa qualité! la raison en est belle, et c'est par là qu'il s'empêcheroit des choses!

On comprend partant l'ironie qui se recèle dans la déclaration de la noble dame. Comment Angélique pourrait-elle forfaire à l'honneur? Ma fille est d'une race trop pleine de vertu. Et là,

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comme dans la galerie des ancêtres de Dom Rodrigue, dans les Fiancés de Manzoni, on voit défiler les nobles portraits des messieurs et des demoiselles de la Prudoterie et de Sotenville chez qui "la bravoure n'est pas plus héréditaire aux mâles que la chasteté aux femelles . Jacqueline de la Prudoterie est au premier rang, repoussant l'amour d'un duc et d'un pair et puis Mathurine de Sotenville dont le sacrifice paraît encore plus méritoire, parce qu'elle refuse mille écus d'un favori du Roi, qui ne lui demande que la faveur de lui parler. Et le ménage de Sotenville est peint en peu de traits, de main de maître. Le noble mari appelle sa noble dame "mamour 66 et pousse des corbleu,, comme un chevalier de l'ancien temps; madame a un "jour de Dieu, délicieux, appris à la cour de feu le roi; tous les deux parlent le beau langage des aïeux, étant de cette succession d'hommes et de femmes qui ne sauraient "forligner „,; ils offrent à Clitandre, l'amoureux de leur fille, de courre un lièvre; et ils étalent une grandeur gueuse qui ne peut se passer de cet argent bourgeois dont ils se croient salis.

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Toute la dignité du rang paraît dans la scène où le couple illustre aborde Clitandre:

Monsieur de Sotenville: Monsieur, suis-je connu de vous?

Clitandre: Non pas que je sache, Monsieur.

Monsieur de Sotenville: Je m'appelle le baron de Sotenville.

Clitandre: Je m'en réjouis fort.

Monsieur de Sotenville: Mon nom est connu à la cour, et j'eus l'honneur dans ma jeunesse de me signaler des premiers à l'arrière-ban de Nancy.

On dirait les types évolués de MM. de la Hannetonnière et de la Papillonnière, de la farce du moyen-âge!

Angélique garde encore, il est vrai, certains traits de la femme traditionnelle, mais sa physionomie a acquis déjà quelque chose qui lui est propre: c'est la demoiselle mariée, ou mieux vendue à un bourgeois dont elle rougit, une femme qui se venge du marché indigne que l'on a fait de son sang et de sa jeunesse, et qui, par son amour pour Clitandre, gentilhomme et courtisan, rentre dans ce milieu d'où sa mésalliance l'a chassée. Ce n'est donc pas un caprice des sens, mais bien plutôt une révolte contre cette bourgeoisie représentée par George Dandin, qui veut sortir de son

TOLDO, L'Euvre de Molière, etc.

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rang et vivre avec les descendants des chevaliers des croisades sur un pied d'égalité, bourgeoisie marchande et ignorante, aux mains crochues, telle qu'elle paraîtra ensuite dans Le Bourgeois gentilhomme. Et Angélique a, du moins pour un moment, la fierté de sa race: "Ma foi,,, dit-elle à son mari, "je ne vous l'ai point donnée de bon cœur, et vous me l'avez arrachée. M'avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous? Vous n'avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère; ce sont eux proprement qui vous ont épousé.,, C'est toujours la même thèse de L'École des Maris et de L'École des Femmes: le libre choix dans l'amour et dans le mariage, d'après la loi de la nature.

Le Barbouillé n'est qu'un mari ridicule, le mari de l'ancienne farce et des nouvelles; George Dandin est aussi haïssable, car c'est lui, après tout, qui a exercé une violence, en achetant une femme dont il n'a pas su gagner les sympathies, une femme audessus de son état; et il n'a, au bout du compte, que ce qu'il mérite. Et Molière le veut vulgaire, du dernier bourgeois, enragé de ne pouvoir dompter, à coups de bâton, cette demoiselle qui lui en impose, et forcé de ployer le genou, bonnet en main, devant ce gentilhomme qu'il craint, et dont il a essuyé la pire des insultes. C'est la lâcheté de sa classe, une lâcheté formée par une servitude atavique. Si Monsieur de Sotenville appelle sa femme mamour Sganarelle emploie avec la sienne le langage du dernier bourgeois, et le mot "carogne,, fleurit sur ses lèvres.

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Pour que cette raillerie du parvenu soit complète, le poète ne se contente pas seulement de la fable fondamentale de sa première ébauche: il demandera à Boccace, à Straparole et à la tradition populaire, d'autres éléments comiques et d'autres traits plus acérés. Lubin, valet de Clitandre, prend le malheureux mari pour son confident et lui expose les tours que son maître lui va jouer. C'est l'aventure bien connue de L'École des femmes (1). Angélique, feignant de repousser Clitandre, lui apprend, en présence de son

(1) Cfr. ce que je dis du cycle de nouvelles ayant pour sujet le mari conseiller de son rival, dans mes études Aus alten Novellen und Legenden, parues dans la Zeitschrift des Vereins für Volkskunde à Berlin, depuis 1903 (Der Eheman als Ratgeber des Liebhabers). Voyez aussi le Pecorone (1, 2.), les Nuits de Straparole (4, 4), etc.

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