confié l'entreprise d'habiller en italien le grand poète comique de la France à une plume illustre et habituée à ce genre de travaux, capable de rendre le texte français dans toute sa beauté „ (1). La traduction est précédée d'une "Notice sur la vie et les œuvres de Molière „, où l'on suit, more solito, la biographie de Grimarest, renfermant, comme l'on sait, beaucoup d'inexactitudes. Mais ce qui nous intéresse davantage, c'est le jugement que l'anonyme donne lui-même des pièces qu'il traduit. L'Étourdi, observe-t-il, est dans le goût espagnol (cependant la source en était bien italienne!), les personnages en sont fades, les scènes désordonnées et sans connexion, les expressions incorrectes, le caractère de Lelio invraisemblable et le dénouement malheureux. Le Dépit amoureux lui paraît conçu aussi dans le goût espagnol. L'intrigue ne vaut pas grand' chose, mais les personnages ont beaucoup de vis comica. Quant aux Précieuses, il faut avouer, continue le traducteur, certains défauts, cependant on s'aperçoit déjà que le poète suit une nouvelle voie et qu'il s'adonne à la critique des mœurs. Sganarelle ou le cocu imaginaire n'a d'autre but que celui de faire rire le vulgaire, mais cette pièce renferme aussi une leçon morale, celle de ne pas se fier aux apparences. Gozzi approuve Dom Garcie et L'École des maris; L'École des femmes a, à son sens, un défaut échappé aux critiques, celui de "certaines images dangereuses qu'il ne faut jamais exposer au public „, ce qui n'empêche pas d'ailleurs qu'elle ne soit l'une des meilleures produc (1) Opere del Molière ora nuovamente tradotte nell'italiana favella all'Altezza serenissima di Carlo Eugenio, duca di Würtemberg, ecc., Venezia, tipi Novelli, 1756. L'éditeur dit: "Tentossi un'altra volta da un nostro italiano nel bel mezzo della Germania di far cambiar lingua a questo celebratissimo poeta; ma o fosse la difficoltà dell'impresa, o la mancanza di quei felicissimi auspicî, sotto a' quali ora di bel nuovo esce alla luce, l'opera mal corrispose al comun desiderio, nè parve degna dell'approvazione del Pubblico., Cette traduction est faite: " da illustre penna italiana, la quale, siccome pratica di somiglianti lavori, e d'una infaticabil diligenza, ha in nostra lingua ritratti ed espressi i pensieri più che le parole del gran Comico Francese, ingegnosamente rappresentandogli co' nostri modi, senza far loro forza, e senza togliere (per quanto si può) a quelle vivissime pitture il brio, la vaghezza, i sali, e le tant'altre innumerabili grazie che le adornano, e rendonle sì gradite agli occhi di tutta l'Europa., Voilà encore une affirmation de l'estime générale que l'on avait à cette époque de l'œuvre du poète français. tions de l'esprit humain,,. On dirait "que ce n'est qu'un conte, et cependant tout y est action,. Rien ne dépasse, d'après le jugement général, “la haute portée morale du Misanthrope, la comédie la plus parfaite du théâtre français. Tout s'y rapporte au héros de la pièce, devenu le centre de l'action et d'où part comme un rayon de lumière éclairant tous les autres personnages. Philinte, sans aimer ni critiquer les hommes, endure leurs défauts pour la raison qu'il faut bien vivre dans la société et qu'il est impossible de corriger le genre humain; c'est ainsi que ce personnage sert de repoussoir à Alceste qui ne veut pas supporter les faiblesses des hommes et qui les hait à cause de leurs vices L'anonyme blâme cependant la faiblesse de l'intrigue fort peu "mouvementée mais il trouve convenable et raisonnable la passion que le héros de la pièce éprouve pour une coquette. Je ne sais d'où le traducteur a tiré la notice que Molière, après avoir fait jouer Le Médecin malgré lui, pour regagner la faveur d'un public que le sérieux du Misanthrope avait rebuté, supprima la première de ces deux pièces, lorsqu'il s'aperçut qu'Alceste avait eu sa revanche. Mélicerte et autres comédies de ce genre, ajoute le traducteur, témoignent de la fécondité et de la fantaisie du poète et il faut reconnaître la beauté de la scène entre Mélicerte et Myrtil. Tartuffe a su gagner l'admiration du public, surtout pour le dialogue merveilleux du IVe acte; Amphitryon l'emporte sur son modèle latin, de même que L'Avare, où Molière en représentant le vice sous des formes différentes, vise à un but plus utile et plus universel: "Harpagon ne veut paraître ni avare, ni riche, bien qu'il soit l'un et l'autre. Le désir qu'il a de garder sa fortune est égal à sa passion de l'augmenter de plus en plus. Et encore: "c'est l'avarice qui le rend amoureux et c'est l'avarice qui le fait renoncer à l'amour George Dandin suggère à Gozzi une considération singulière. Le mari est ridicule et chargé, la femme alerte et spirituelle, retombant toujours sur ses pieds, "de sorte que l'audition de cette comédie poussera à imiter la conduite de la femme, heureuse malgré tout,. Monsieur de Pourceaugnac ne vaut guère mieux que les farces du temps, et paraît même blâmable pour sa vulgarité et pour "la bassesse du style, des intermèdes. Les Amants magnifiques ne "semblent pas dépourvus de mérite, et Sostrate est le caractère d'un amoureux qu'on n'avait jamais vu sur la scène „ (?). Enfin le tra ducteur admire la finesse du Bourgeois gentilhomme et Les Fourberies de Scapin, bien que la scène du sac laisse beaucoup à désirer; quant à la valeur des Femmes savantes, il fait ses réserves: "On désirerait voir Philaminte se corriger à cause d'un accident plus raisonnable que celui des deux lettres apportées par Ariste au V acte; cependant la générosité réciproque de Clitandre et d'Henriette fait oublier ce défaut,. Et ailleurs: "La Comtesse d'Escarbagnas, Tibaudier et Harpin ont donné naissance à bien des types de la scène française, et l'enjouement du Malade imaginaire nous rend tristes à cause du souvenir de la mort du poète On lui a reproché bien à tort, conclut le traducteur, d'avoir répété parfois les mêmes situations: "car ces répétitions indiquent la marche progressive de l'esprit de l'artiste : il a pris son bien un peu partout, il est vrai, mais il n'est pas moins vrai qu'il a toujours dépassé ses originaux,, (1). Nous avons rapporté tout entier ce jugement de l'illustre critique vénitien non seulement pour l'opposer à celui de Muratori et de Tiraboschi, mais parce qu'il garde, à la distance de plus d'un siècle, presque toute sa valeur. Gozzi a la vision nette de l'art du grand poète; il comprend, avant toutes les théories modernes, la marche progressive du génie, et ces répétitions qui ne sont que des transformations. Gozzi indique aussi les défauts (1) Si l'on voulait reprocher à Molière, ajoute Gozzi, d'avoir dit parfois les mêmes choses, comme dans la scène des deux marquis, dans Le Misanthrope (III, 1), imitée en partie dans celle de Valère et d'Éraste dans Le Dépit amoureux, si Clitandre, dans L'Amour médecin, donne lieu au même accident (I, 3; III, 5) qu'Adraste dans Le Sicilien, nous pourrions répondre que, lors même qu'elles n'auraient d'autre valeur, elles serviraient du moins à démontrer l'accroissement des talents de Molière. Ce progrès ne pourrait être démontré plus clairement que par la comparaison d'idées semblables, mises en action par le même auteur à différentes époques. Il ne faut pourtant pas confondre les deux scènes de L'Amour médecin et du Sicilien, que nous avons citées, res qui leur ressemblent pour des détails. Clitandre et Adraste, grâce à leur Easque, peuvent parler secrètement à leurs belles, tandis que Sganarelle et Dom Pierre sont en scène. Dans L'Étourdi (I, 4), dans L'École des maris II, 14) et dans Le Malade imaginaire (II, 6) quelques amants, qui ne lerent se faire comprendre d'aucune autre manière, dévoilent à haute voix Ars amours à l'objet aimé. Rien de plus merveilleux que cette fécondité tonnante où l'on sent toujours la main du maître; et c'est en dépassant oujours l'exemple, qu'il a développé les sujets des anciens. avec d'aut peuv de son auteur; tout d'abord ces dénouements dépourvus parfois de bon sens, ensuite les bouffonneries, résidus de la comédie de l'art, ne répondant plus aux exigences d'un public choisi, et il finit cette vue d'ensemble du théâtre de Molière en traduisant les vers de la VII épître de Boileau: Avant qu'un peu de terre, obtenue par prière, Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière... La notice est suivie d'un Catalogue des critiques et des apologies de l'œuvre de son poète et de la traduction des Nouvelles nouvelles de Visé. Les quatre volumes renferment presque tout le théâtre de l'artiste français (1). Il s'agit donc d'un travail considérable qui a fait vivre longtemps Gozzi en rapport direct avec Molière. Le vaillant vénitien ne suit cependant pas l'ordre chronologique. Il commence par L'Étourdi, il est vrai, mais il fait précéder L'École des maris et Les Femmes savantes par Le Malade imaginaire, ce qui n'est pas sans nuire à la constatation du développement de l'esprit de l'artiste. En traduisant, il choisit: il a commencé par certaines pièces qui l'ont intéressé davantage, et il a renoncé à rendre en italien Mélicerte, Psyché, Les amants magnifiques, Dom Garcie, La Princesse d'Élide, qui ne lui semblaient pas dignes, peut-être, de passer à la postérité. Sa traduction est presque toujours élégante et correcte: et dans sa liberté il se permet parfois de justes écarts. Prenez L'Étourdi. Gozzi rendra Fol amour par femminaccia, précieuse par pettegola, etc., en laissant de côté certain jeu de mots qui n'aurait pas de sens dans sa langue (2). Il (1) Ier vol.: Lo Stordito. Il dispetto amoroso. Le Preziose ridicole. Il marito soverchiamente geloso. Il vol.: La scuola delle mogli. La critica della Scuola delle mogli. Gli importuni. Don Giovanni. Le furberie di Scapino. L'Improvvisata di Kersaglies (sic). L'amor medico. IIIe vol.: La scuola dei mariti. Il cittadino gentiluomo. Amfitrion a suo dispetto. L'Avaro. Il matrimonio a forza. Il medico imagi IV vol.: Giorgio Dandino o sia il marito confuso. Il Misantropo. Il Siciliano ossia l'amor pittore. Il Tartuffo. La contessa di Escarbagnas. Il malato nario. Le donne letterate. (2) Mascarille dit au vieil Anselme qui est amoureux: modifiera l'ordre des scènes, fera ressortir les monologues selon le goût italien, et reproduira avec entrain les dialogues des paysans de Dom Juan. Enfin, il traduit la pensée de Molière et non pas ses mots. Malheureusement des scrupules religieux suggèrent à Gozzi la suppression du raisonnement de Sganarelle, et, en partie aussi, de la scène du pauvre. On sourit parfois à la traduction de certains noms français: Gozzi rend Louvre par Lovero, comme Giovanni Villani rendait Bordeaux par Bordello. Les noms de Gorgibo, Madelona, Marotta ne sont ni français ni italiens, et il arrive que l'auteur de l'Osservatore se méprend même. Les "femmine di contado,, ne sont nullement des " pecques provinciales, et son Mascarille, qui se plaint des insultes, que les "deux yeux, des jeunes filles font à sa liberté (le texte des Précieuses parle des yeux), fait presque supposer que Cathos et Madelon sont borgnes. En général, les vers de Gozzi valent bien moins que sa prose (1). Cependant 66 (Anselme doit, bien entendu, comprendre des agréables): voy. édit. Despois (1 vol., p. 120), et Gozzi traduit: se non è dei più belli, è però piacevole,, et il ne faut pas lui faire le tort d'admettre qu'il n'ait pas compris ce simple jeu de mots. On n'a d'ailleurs qu'à rapporter un morceau quelconque de son original. Molière fait dire, par ex., à son héros : Pour moi, dans ses discours, comme dans son visage, Je vois pour sa naissance un noble témoignage, Et Gozzi: Pare a me di scorgere nel suo volto e nei suoi modi, ch'ella sia nata certamente di onesti civili parenti e che il Cielo ci voglia nascondere, sotto quei rozzi panni, la sua vera origine,, ce qui n'est pas précisément la même chose, mais qui vaut bien mieux qu'une traduction mot à mot. (1) Voyez, par exemple, comment il rend le quatrain de Mascarille et comment le Sganarelle du Medico a forza s'y prend pour chanter son hymne à la dive bouteille : Préc., X. Mascarille : Oh! oh! je n'y prenois pas garde; Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde, Ce que Gozzi traduit: Deh! mentre io non mi guardo, Nè penso a male alcuno, un vostro sguardo |