mari, comment s'entretenir avec elle, et bat Dandin à la place de l'amant. Egano, dans la 7° nouvelle de la 7° journée du Décaméron, reçoit les mêmes coups, et doit se déclarer lui aussi bien aise de cette preuve de la vertu farouche de sa femme. Et le voilà de nouveau à genoux, à la fin de la pièce, ce mari, aux instincts de tyran domestique, mais lâche devant le pouvoir traditionnel, à genoux devant Angélique dont il se sait trompé, dont il sera toujours trompé, et à la présence de laquelle il marchera désormais tête basse, la rage au cœur: "Lorsqu'on a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti qu'on puisse prendre, c'est de s'aller jeter dans l'eau, la tête la première. „ Voilà le seul conseil que l'auteur donne à son protagoniste, le seul qu'il pouvait lui donner à cette époque. La farce intitulée La jalousie de Barbouillé est donc devenue, par l'élaboration artistique, une comédie qui, tout en gardant certains traits caractéristiques de l'ancien théâtre, peint la réalité de la vie non seulement sous son aspect plaisant, mais aussi en ce qu'elle renferme de triste et de douloureux. Cependant la verve comique ne reste pas étouffée sous ces considérations d'un genre plus élevé. Elle jaillit du contraste entre la vérité que ce mari voit telle qu'elle est et les preuves qui lui échappent, ces preuves qu'il cherche à travers toute la pièce, qu'il ne réussit jamais à mettre sous les yeux de ses nobles parents et qui tournent même contre lui. Elle jaillit de toutes ces petites scènes, animées par un dialogue pétillant d'esprit, par les amours des valets qui servent de repoussoir, et par les aventures de cette nuit d'intrigue, une nuit qui n'est pas sans rappeler les pages les plus enjouées du Barbier de Séville. Les tâtonnements des débuts de notre poète me paraissent évidents. Après la farce c'est la comédie de la Péninsule qu'il imite; plus tard il demandera ses inspirations à la tragi-comédie même (1). En province, à Lyon peut-être, Molière avait entendu des troupes italiennes jouer l'Inavvertito de Nicolò Barbieri, l'Interesse de Nicolò Secchi et l'Emilia de Luigi Groto. L'Interesse et l'Emilia (1) Ferdinand BruNETIÈRE (Études critiques sur l'histoire de la littérature française. Les époques de la Comédie de Molière, 8° série, Paris, 1907) dit que Molière n'a pas eu les incertitudes qui marquent les débuts de Pierre Corneille, et il parle de s'égarer ou de se perdre propos des farces qui ont pu précéder l'Étourdi et le Dépit amoureux. Le regretté critique a tort, du moins à notre avis; il y a bien plus de Molière dans la Jalousie du Barbouillé que dans l'imitation de l'Inavvertito. En parlant de l'Étourdi, PAUL DE SAINT VICTOR (Les deux masques, Paris, 3 vol., 1884, pp. 419-509) nous fait remarquer, à son tour, que L'esprit pétulant de l'Italie bouffe, souffle sur ces scènes, rejointes par un léger fil, qui se poursuivent et s'entre-croisent, comme les figures d'une longue farandole. L'observation en est absente, les caractères sortent des moules factices de l'imbroglio d'outre-mont,. Enfin, ce qui domine l'Étourdi, c'est, à son sens, la parade italienne,, et le génie perce malgré tout et de toute part, sous cette ébauche calquée au poncif, il éclate à chaque scène, en traits soudains, en sorties franches, en jets de verve et d'hilarité. Tout cela est fort bien dit, mais le critique français n'avait probablement pas lu l'original italien et n'avait pas, par conséquent, constaté les améliorations apportées par Molière à la lourde comédie de Barbieri, fort dépourvue de saillies franches et de jets de verve. étaient déjà traduites en français. Ce sont là les sources de son Étourdi, représenté probablement à Lyon vers 1653, et du Dépit amoureux, qui réjouit le public de Béziers. L'Étourdi a bien l'air d'une comédie de caractère, mais si on la regarde de près, ce n'est ni une comédie ni une farce, mais un genre mêlé, qui ne manqua cependant pas de remporter un succès éclatant, dû probablement au mérite de l'acteur jouant le rôle de Mascarille (1). L'Inavvertito a, au nombre de ses personnages, le Capitano Bellerofonte Martelione, que Molière supprime, et il supprime de même ou abrège les scènes inutiles, nuisant à la clarté de l'action, les longs discours, les vides déclamations et ce prologue on ne pourrait plus insupportable. C'est ainsi que, grâce à lui, l'édifice acquiert plus de légèreté; car, dans ce cas, supprimer, c'est simplifier et animer. La première scène de la pièce italienne est résumée dans L'Étourdi, en peu de mots, et les coupures continuent, sans miséricorde, dans les scènes qui suivent. En effet, le 1er acte de l'Inavvertito se compose de dix scènes, le deuxième de quinze, le troisième de douze, le quatrième de dix-sept et le cinquième de treize. Le 1er acte de L'Étourdi renferme, au contraire, neuf scènes, le deuxième onze, le troisième neuf, le quatrième sept et le cinquième onze, une diminution totale de vingt scènes. Il s'ensuit que l'action moliéresque marche plus rapidement et que les faits remplacent les bavardages et les tirades pseudo-phi (1) Mascarille de Mascarilla, demi-masque, indique que l'acteur jouant ce rôle, avait le visage masqué ou enfariné, comme les vieux farceurs de la scène italienne et française; et si l'Inavvertito en est le modèle principal, l'Emilia paraît y entrer, elle aussi, du moins en partie. L'Angelica du Capitan Coccodrillo peut avoir fourni quelques traits à l'Étourdi, et il est hors de doute que Molière, dans cette pièce, sut tirer quelque profit aussi des souvenirs de Plaute et d'un des Contes d'Eutrapel. Il s'agit donc d'une imitation complexe, qu'il faut regarder de près, pour comprendre comment notre poète imitait, lors qu'il avait le modèle sous les yeux, un modèle qu'il ne cachait point d'ailleurs. Voyez les traductions et éditions suivantes des pièces ci-dessous: Emilia, comedia nuova, etc., Paris, chez Mathieu Guillemot; L'Interesse, comédie imitée par Pierre Larivey; L'Inavvertito, comedia di Nicolò Barbieri detto Beltrame, ovvero Scappino disturbato e Mezzettino travagliato, édition de Venise, 1629; l'Angelica, comedia di Fabritio de Fornaris, napolitano, detto il capitano Coccodrillo, comico confidente. In Parigi, appresso Abel l'Angelier, etc., 1585. losophiques du modèle. Mais le changement le plus remarquable, que l'on constate dès le début, est celui du caractère de l'Inavvertito. Le Fulvio italien n'est pas seulement un étourdi; il manque parfois même de sens commun, et son rival peut le traiter, sans façon, d'idiot, en lui disant que si son valet Scappino n'était là, il se moquerait de lui à sa barbe. Et Scappino n'a pas plus d'estime de son maître qu'il appelle "butor, et "bête": Vos secours, passez-moi cette comparaison, ressemblent aux caresses que les ânes font à leurs maîtres et qui leur sont toujours nuisibles (1 a., 2 sc.) (1). Le Lélie de Molière n'est, au contraire, qu'étourdi, et malgré tous ses contretemps, il ne joue jamais le rôle d'imbécile. 66 Voltaire a fait, dans son sommaire, la remarque suivante: "Les connaisseurs ont dit que l'Étourdi devrait seulement être intitulé Les Contre-temps. Lélie, en rendant une bourse qu'il a trouvée, en secourant un homme qu'on attaque, fait des actions de générosité plutôt que d'étourderie.,, Ce sont des actions de générosité, il est vrai, mais Lélie sait aussi que Mascarille dresse des machines en sa faveur, et il devrait, par conséquent, se tenir sur ses gardes. Quoi qu'il en soit, la remarque de Voltaire sert à constater, elle aussi, que Lélie n'est pas un zéro en chiffre, ainsi que son devancier italien; et Mascarille, dans la ruse où il est passé maître, pourrait bien se donner la peine de faire part à son seigneur des tours qu'il va jouer, pour que le jeune homme agisse en conséquence. Scappino et Fulvio échangent donc leurs rôles. Le premier ordonne et parle haut; le jeune maître obéit et baisse la tête. Il n'en est pas de même de Mascarille en face de Lélie, dans la pièce de Molière. "Ah! trève, je vous prie, à votre rhétorique, s'écrie celui-ci lorsque le valet franchit les bornes du respect, et Mascarille redevient humble et tâche d'en regagner les faveurs en flattant ses passions: Moquez-vous des sermons d'un vieux barbon de père, (1) * I vostri aiuti, perdonatemi, sono come le carezze che fanno gli asini ai loro padroni, che sono sempre di nocumento., Ce n'est pas là, il faut l'avouer, une école de haute moralité, mais on doit reconnaître aussi que le modèle italien était loin de prêcher la pitié filiale. Molière a donc compris combien un personnage, remplissant cinq actes de ses sottises et de ses étourderies, pouvait devenir ennuyeux. Il renouvelle partant le caractère de Fulvio, en lui prêtant une certaine dose d'esprit et en introduisant dans l'action un élément nouveau. Son Lélie n'est pas seulement étourdi: il joue vraiment aussi de malheur, et la curiosité du public est tenue en haleine par cette succession rapide d'étourderies et de contre-temps du protagoniste. Mais il y a d'autres traits qui marquent encore mieux la différence entre les deux pièces. Beltrame, faisant allusion au langage enflé de sa fille Lavinia, s'écrie: "più tosto havrei inteso il parlar Arabico o Caldeo, che il tuo; io non credo che t'intendesse, parlando cosi, manco il primo interprete della torre di Babele „, ce qui signifie que son langage est confus, entortillé, incompréhensible, autant que celui des édificateurs de Babel. C'est là une remarque qui peut bien s'étendre à presque tous les personnages de l'Inavvertito, et qui constitue le défaut principal de la commedia erudita des Italiens. Même les acteurs de la comédie de l'art, lorsqu'ils deviennent écrivains, oublient la naïveté du dialogue des zanni et font parler à leurs personnages un langage guindé, précieux et ridicule. Le naturel leur paraît vulgaire, et les dialogues courts qui se croisent, s'entrecoupent, s'enchevêtrent, les seuls dialogues vrais et vivants, sont remplacés par de longs discours avec le verbe à la fin, selon les exemples classiques. Enfin l'art de la conversation se transforme en artifice, et le marinisme triomphe. Écoutez le dialogue entre Fulvio et Celia (1): (1) Fulvio. Servitor, Signora Celia, Cielo ove le mie speranze s'inviano, primo mobile ove le mie voglie si reggono, e sfera ove i miei pensieri soggiornano, eccomi con il solito tributo de i saluti, con i dovuti ossequî di riverenza, e con l'augurio dell'usato buon giorno. Celia. Signor Fulvio, io godo d'esser Cielo, primo mobile e sfera delle vostre speranze e vostri contenti, e benedico amore, cagione efficiente di tanti miei contenti, i quali sono inenarrabili, sì come sono infinite quelle grazie ch'io gli rendo per tal cagione. O mio Fulvio, per vostra benignità, donatemi il credito di quei tant'oblighi, ch'io vi devo, che vi giuro, per quell'amore ch'io vi porto, che non so come sodisfarvi. O, qual ventura sarebbe |