Le soin que Villifranchi a de cacher son emprunt ne signifie d'ailleurs pas grand' chose; nous rencontrerons très souvent des preuves évidentes d'une imitation servile, sans aucune indication de la part de l'auteur de la source directe; ces plagiaires préfèrent indiquer comme modèles les grands classiques, ce qui leur donne un air érudit et cache en même temps les calques. Il en était de même, en France, le siècle précédent; on pillait les auteurs de la Péninsule et l'on citait Horace et Virgile. On pourrait rattacher au groupe du Dépit amoureux bien des pièces italiennes parues à cette époque: Les équivoques en amour de G. B. Lucini (1), les Fausses accusations de l'amant jaloux de Lazzero Pareto (2) et ce Conseiller de son propre mal de Carlo Celano (3) qui nous présente un jaloux, de l'engeance de Sganarelle. D'autres jaloux animent Les précautions jalouses d'un anonyme (4), la comédie La jalousie due aux équivoques par Tommaso Piatti di Rossano (5), en arrivant jusqu'aux Erreurs de la jalousie de Giuseppe Vito napolitain (6) et aux Dépits amoureux de Pasquale Valerio (de Naples aussi), mélodramme joué à Bologne au moment où l'influence de Molière était le plus sensible. Mais ce n'est que dans cette dernière comédie que nous retrouvons, sans aucun doute, l'inspiration directe de l'auteur de Tartuffe. (1) G. B. LUCINI, Gli equivoci in amore, etc., musique de Scarlatti (1690); cfr. le Catalogue de la Bibliothèque du Conservatoire royal de musique de Bruxelles par Wotquenne cité (p. 57). (2) LAZZERO PARETO, Le false accuse dell'amante geloso (voyez la Bibliografia d'Allacci à la date 1690, col. 877), comédie en prose. (3) Il Consiglier del suo proprio male ovvero la Rosaura, comédie en prose, par CARLO CELANO, mieux connu sous le pseudonyme d'Ettore Calcalona. Cette pièce a été publiée à Naples en 1690 (cfr. Allacci, col. 861). (4) Le gelose cautele, pièce écrite par un anonyme indiqué comme Accademico offuscato de Bologne. La pièce porte la date de 1699. (5) Dagli equivoci la gelosia, di Tommaso Piatti di Rossano, Naples, Benzi, 1692. (6) Errori della gelosia, di Giuseppe Vito, Naples, Muzio, 1720. ALESSANDRO ADEMOLLO, qui dans son Histoire des théâtres de Rome au XVII siècle (Rome, 1888, pp. 110 et 193) nous donne des renseignements intéressants sur L' Ipocondriaco de Villifranchi, mis en musique par Buini et où chantait Bigelli en 1695, parle aussi d'une pièce portant pour titre Le gelosie di Scaramuccia, représentée en 1669. Ce titre peut rappeler lui aussi le Cocu imaginaire, mais l'imitation serait arrivée trop tôt. Ne serait-ce pas le cas d'une comédie de l'art qui aurait précédé celle du poète français ? Cette inspiration est évidente aussi dans une pièce de Tommaso Stanzani, portant pour titre Zelida ou bien l'École des femmes, publiée à Bologne en 1696 (1). L'héroïne est une jeune fille que son maître Arcontro renferme dans une maisonnette, au milieu des champs. En attendant de l'épouser, il la fait végéter dans l'ignorance la plus absolue et l'entoure de paysans bêtes. C'est la donnée de l'École des femmes: mais ce n'est pas seulement de la donnée générale qu'il est question. Un jeune homme, Alindo, jouant le rôle d'Horace, découvre la belle prisonnière et lui donne les premières leçons de l'amour. Arcontro arrive, suivi de son ami Grisaldo (voilà le Chrysalde de Molière), déclamant contre les maris de son temps qui permettent aux femmes les plaisirs de la société, les jeux et les danses. Arcontro est bien sûr de la vertu de sa pupille et de la surveillance de ses domestiques Riosa et Verduro, dont la simplicité l'emporte même sur celle de Georgette et d'Alain. La scène qui suit, où les valets refusent de faire entrer leur maître, est copiée de la 2o scène du Ier Acte de l'École des femmes, et Stanzani ne fait que résumer les situations les plus caractéristiques de la pièce française. Alindo, par exemple, découvre ses amours à Arcontro et invoque son secours. Le tuteur de Zelida doit être un butor, un avare, un sot. Arcontro se fâche, mais il garde le silence, voulant profiter de l'équivoque. C'est en vain cependant que l'on rechercherait, dans le héros de Stanzani, le cri de passion qui anime celui de Molière; le tuteur italien n'est que le Pantalon de la vieille comédie, vieux, cassé et malpropre, dont tout le monde se moque avec raison. L'intrigue de l'École est modifiée en outre par l'introduction d'un autre personnage, de Filaura, fille d'Arcontro, jeune hypocrite rappelant de près le rôle moliéresque d'Armande vis-à-vis d'Henriette. Zelida garde l'air innocent d'Agnès et parle de ses chemises et d'autres choses non moins intimes, sans cacher, de même que son ancêtre, ses rapports avec Alindo: ce qui ne l'empêche pas de se moquer des conseils de Filaura et d'envoyer un tendre billet à son amoureux, qui vient de la gratifier d'une sérénade. Au troisième et dernier acte (et l'inspiration de la scène se trouvait déjà dans l'École de (1) Zelida ovvero la Scuola delle mogli, livret pour musique composé par Tomaso Stanzani, le carnaval de 1696, Bologne, Borzaghi, 1696 (cfr. Allacci, col. 832). Molière), nous écoutons la lecture des devoirs de la femme mariée, lecture que le tuteur fait à sa pupille, après lui avoir annoncé qu'il va l'épouser sur l'instant. Devant cette menace, l'intrigue précipite rapidement. C'est en vain que Filaura protège les amours de son père et c'est en vain que celui-ci fait emprisonner son rival. Zelida, poussée à bout, prend son cœur à deux mains, refuse le vieillard et déclare ouvertement son amour pour Alindo. Mais pourquoi Filaura s'oppose-t-elle au mariage des deux jeunes gens? C'est qu'elle aussi aime Alindo: autre trait puisé à l'Armande des Femmes savantes. Nous avons donc affaire à un remaniement de la comédie de Molière; on pourrait même dire à une copie, s'il n'y avait la contamination de Filaura et d'autres éléments empruntés, de même, au théâtre de cet auteur. Remarquons toutefois qu'à un certain moment le mélodrame italien aboutit à une bergerie. Mais est-ce que le poète français n'avait pas peuplé lui aussi plusieurs de ses pièces de bergers et de bergères? Le livret est gai et l'action court rapidement, sans qu'elle renferme cependant la substantifique moelle de l'original. Aucun doute n'est possible non plus lorsqu'on lit Le Malade imaginaire aux soins du docteur Purgon (1), comédie due à la plume d'un certain Cristoforo Boncio libraire, qui cette fois ne cache pas son emprunt. Il ne s'agit pas cependant d'une traduction, ainsi que paraît le croire, en se trompant encore une fois, Paul Lacroix (2). L'auteur s'est donné la peine d'apporter plusieurs changements à la pièce française et d'y ajouter même quelques scènes pour rendre la copie (modestie à part!) plus agréable que l'original,, (3). 66 (1) L'Ammalato imaginario sotto la cura del Dottor Purgon, comedia tratta da quella di monsù Moliera et accomodata ad uso de comici italiani, Vérone, Berno, 1700. Le nom de l'auteur paraît dans la dédicace au capitaine de Vérone, Francesco Vendramin. (2) Bibl. citée. (3) In questi tempi carnevaleschi, écrit-il à Vendramin, non potevo offerirle, nè più acconcio, nè più salutevole divertimento della presente comedia; quale tuttochè sappia poter aver veduta a rappresentare più volte a Parigi, nientedimeno per le aggiunte, che qui le sono state fatte, spero, che le riuscirà più gustosa dell'Originale la Copia,. Cristoforo Boncio s'adresse ensuite au lecteur, pour exalter l'importance morale de la scène comique: "La comedia, En effet, tandis qu'au premier acte de la pièce de Molière on voit Argan comptant avec des jetons les parties de son apothicaire, nous avons affaire ici au pharmacien Acquacotta (eau bouillie) préparant sa note pour Pantalone (1), le malade imaginaire, bonne vache à lait qu'on trait à plaisir. Acquacotta (avec sa note): Il faut avouer que la profession de pharmacien est fort satisfaisante. Avec un bon puits et trois charretées de foin par an, je gagne mille francs contre un franc de dépense. Malheureusement on ne paie pas toujours, car si tout le monde payait, il y a longtemps que je vivrais en gentilhomine (2). Ce qui le préoccupe surtout, c'est de devoir faire bien des cadeaux aux médecins qui lui envoient des clients; ajoutez que: Aujourd'hui, il y a certains messieurs qui suivent la méthode qu'on appelle moderne et qui consiste à laisser libre essor à la nature, ce qui ne fait pas du tout son affaire. Après ce monologue, il frappe à la porte de Pantalone et remet la note à Catina. Pantalone nous paraît ensuite, répétant le célèbre monologue de quando insegna, è una gran Maestra; poichè convertendo le Scene in Catedre, li Teatri in Licei, documenta cogli spassi, erudisce con i passatempi, disinganna colle risate,, et cette comédie se propose le but de combattre l'art trompeur de la médecine. (1) Voici les noms des personnages: Pantalone, ammalato imaginario, Bellina moglie, Angelica figlia, Cleante, Dottor Purgon, Dottor Cauterio, Trufaldino nipote e pratico del Dottor Purgon, Berardo fratello di Pantalone, Acquacotta speziale, Scrivilargo notaro, Catina serva di Pantalone. Il faut avouer que les noms de monsieur Fleurant et de monsieur Bonnefoi, l'apothicaire et le notaire de la pièce de Molière, ont été traduits avec une certaine finesse. " (2) Acquacotta (con una polizza di medicina in mano). È pure un bel mestiero quello dello speziale; con un buon pozzo in casa e due o tre carra di fieno all'anno, io ve ne cavo il mille per uno. Non vi è altro male, che tutti non pagano; chè del resto a quest'ora potrei ancor io fare il gentiluomo. Après avoir parlé des cadeaux aux médecins, qui l'aident à débiter son eau et son foin, il ajoute: "Quanto poi di alcuni altri, io ne faccio pochissimo caso; perocchè hanno trovato fuori certo modo di medicare alla moderna, che troppo non mi piace; mercecchè con scrivere poche ricette, e lasciar fare alla Natura, guariscono gli Infermi troppo presto. " Cléante: "Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt „ (1); le reste s'abrège, l'intermède se supprime et l'auteur italien nous fait voir ce dont Molière ne s'était guère soucié, le docteur Purgon qui, dans son cabinet, donne à Trufaldino des leçons qui ne sont pas sans nous rappeler celles que le docteur Sagrado donnait, à son tour, à Gil Blas de Santillane. “Apprends, mon neveu, dit-il, à te soucier surtout des apparences. „ "Melius est videri quam esse et mundus vult decipi. „, Les médecins doivent s'habiller en philosophes, c'est-à-dire que "leur mise doit être négligée: ils doivent vivre en bon accord avec les pharmaciens et parler surtout un langage incompréhensible. „, Trufaldino répète sa leçon, tirée des aphorismes de l'école salernitaine: "similia similibus conservantur; contrariis contraria curantur; concocta medicari oportet non cruda ; il assure son oncle qu'il a appris, suivant son conseil, à écrire très mal, de sorte qu'une contestation n'est plus possible, dans le cas que ses ordonnances soient fatales à ses malades. Messer Boncio a supprimé d'autres scènes moliéresques. Suppression presque complète des contrastes d'amour, suppression absolue des intermèdes et de l'épisode de Louison. Enfin la scène finale, celle du doctorat de Pantalon, modifie encore une fois l'original, car c'est Pantalone, c'est-à-dire le malade imaginaire même, que l'on fait docteur ici, tandis que dans la pièce française, avec plus de logique, c'est le gendre d'Argan qui devient médecin pour soigner son beau-père (2). L'année suivante la même comédie, avec le même titre et sans autre changement que celui du nom de l'auteur, qui n'est plus messer Boncio, mais "l'eccellentissimo signor Dottor in ambe le leggi, Bonvicin Gioanelli „, paraît imprimée à Venise (3). (1) Tre e due fanno cinque, e cinque fanno dieci, e dieci fanno venti. (2) Usciscono (sic) molti, chi vestiti da speziale, chi da chirurgo, chi da medico, con Pantalone in mezzo vestito pure da medico e ultimo il priore. (3) L'ammalato imaginario sotto la cura del dottor Purgon, comedia tradotta da quella di Monsù Moliera, e accomodata all'uso dei comici italiani per li linguaggi e personaggi che corrono al presente, con il famosissimo dottorato di Pantalone, in medicina, dell'eccell. sig. Dottor in ambe le leggi Bonvicin Gioanelli, in Venezia, per Domenico Lovisa a Rialto, 1701. Il ne s'agit pas d'une traduction de Molière, et le docteur Gioanelli avec son accomodata, explique et excuse |