Les personnages parlent cependant vénitien, et l'auteur a introduit dans la pièce des changements de détail. Un certain Lotto Lotti, bolonais, écrivait, en 1701, Les Remèdes contre l'insomnie pour les veillées d'hiver (1), où les critiques ont retrouvé déjà le souvenir du grand maître. En effet, G. B. Roberti, dans son petit poème Le fragole (Les fraises) a rapproché les deux écrivains, et un bon connaisseur du théâtre de Bologne, M. Carlo G. Sarti, ne témoigne aucun doute sur la source française des emprunts de Lotti (2). Prenons le sixième de ses dialogues, portant pour titre L'Ippucondria (L'Hypocondrie). Les interlocuteurs s'appellent: Scannacappon (Égorge-chapons), qui est le malade imaginaire, Bunifazia sa femme, Piera servante, Prlimpina son ami, un médecin et un pharmacien, six personnages en tout, nombre d'ailleurs suffisant pour une farce. De prime abord l'imitation du Malade imaginaire peut paraître incertaine. Il est vrai que Scannacappon a les traits d'Argan et se croit en proie à tous les maux qu'il entend nommer, mais on pourrait supposer qu'il s'agissait d'une rencontre due au hasard, de celles qui déroutent si souvent ceux qui recherchent les sources. Cependant, par ci par là, l'œuvre de Molière se présente à notre esprit. Voyez le héros de la pièce bolonaise, qui entre en scène en se plaignant de ce que tout le monde le délaisse. Vous vous souvenez du fameux drelin, drelin d'Argan? "Il n'y a personne? J'ai beau dire, on me laisse toujours seul..... Ils sont sourds. Toinette..... Tout comme si je ne sonnais point. Chienne! Coquine! „, sa dette envers Boncio. Pour la traduction en vénitien, on peut comparer les passages suivants à ceux que nous venons de citer: Acquacotta. Al mondo mi no' credo, che ghe sia el più bel mestier de quello del spezier de medesine, zà che con un pozzo d'acqua in casa, e dó o tre carri de fen in soffitta, mi ghe cavo all'anno mille per un., Après, il se plaint de la nouvelle école, qui voudrait se passer des médecines: “i ha' trovà fuora certa maniera de medegar alla parigina, che a' mi troppo no me piase, perchè col scriver poche ricette, e lasar far alla Natura, i' ammalai guarise troppo presto., (1) Rimedi per la sonn da liezz alla banzola, dialoghi del dottor Lotto Lotti, Milan-Modène, Soliani, 1704. La lettre de l'auteur aux oneste cittadine mie riveritissime, porte la date du 29 septembre 1701. Cfr. sur Lotto Lotti, FANTUZZI, Scrittori bolognesi, t. V, p. 82 sqq. (2) Cfr. CARLO G. SARTI, Il teatro dialettale bolognese (1600-1894), Studi e ricerche, Bologne, 1894. Scannacappon s'égosille, à son tour, à appeler sa femme et sa servante: "Mme ma femme, Piera, où êtes-vous? quelle cruauté! Bunifazia: Il me semble qu'il nous appelle. Scann.: Où êtes-vous donc ? Bunif. et Piera: J'y vais. Scann. Voilà l'amour que vous portez à votre maître et à votre mari. Vous vous souvenez encore qu'Argan tantôt se plaint d'un froid excessif, tantôt d'une chaleur insupportable, qu'il s'emporte, et qu'il craint, en même temps, que ses emportements ne nuisent à sa santé, et l'on n'a pas oublié non plus la tendre affection de sa femme Béline. Tout cela se trouve répété dans le dialogue de Lotti. Scannacappon fourre sa tête dans un grand bonnet de laine, et s'écrie ensuite qu'il étouffe. Il s'emporte et il se fâche de s'être fâché; on veut sa mort, personne ne comprend sa triste condition. Ce qui rapproche davantage les deux pièces, c'est que Scannacappon considère comme ses amis, de même qu'Argan, seulement ceux qui disent qu'il est bien malade: "Je vous remercie, Piera; vous comprenez ce que c'est que de se trouver dans mon état; tandis que Mme Bonifazia ne croit rien, ne voit rien... et Mme sa femme finit par l'envoyer à tous les diables. Voici un autre trait moliéresque. Le pharmacien présente sa note: "Scannacappon. Est-ce un procès ? Comment, vous appelez une bagatelle une liste de ce genre, de sept ans passés?,, Ajoutez le docteur qui arrive: "Avez-vous dormi cette nuit? et la question des médecins du Malade imaginaire: " Allez-vous à la selle? „, sans parler de cet examen de la matière qui fait enrager Toinette. Mais la pièce bolonaise, qui a dû être jouée, du moins d'après l'avis de M. Sarti, offre aussi des traits originaux. Scannacappon est surtout superstitieux: il craint la pleine lune, un mort passant sous ses fenêtres, le glas funèbre, les miaulements d'un chat et le cri de la chouette: "Ne savez-vous pas que lorsqu'un malade l'entend crier trois fois, c'en est fait de lui? „ (1). Ajoutez le dénouement. Il est vrai que l'ami Prlimpina emprunte le rôle de Béralde, mais il est vrai aussi qu'après s'être moqué de tous les remèdes et de tous les médecins (1), il conseille, à Scannacappon, qui est criblé de dettes (et c'est là la vraie cause de son hypocondrie), de prendre la poudre d'escampette et de se sauver à Venise, avec tout l'argent dont il pourra disposer. Dans les comédies d'un autre bolonais, Fabrizio Manni, et surtout dans La finta verità nel medico per amore (La feinte vérité dans le médecin par amour) (2), dont l'impression porte, la date de 1703, l'imitation de Molière est encore plus évidente. C'est tout d'abord le docteur Gratiano Campanazzo du Mariage en masque (3) et de La chance a soin des fous (4) qui coupe la parole dans la bouche à ceux qui vont lui demander des conseils, et qui soutient, par des discours interminables, la valeur du silence, calque de la scène de Pancrace dans Le Mariage forcé. Dans La finta verità nous apercevons mieux encore que nous sommes en pays de connaissance. Le docteur Cigalon Battocchio est resté veuf et se plaint de son état, surtout parce qu'il a une fille, Lucrezia, qui lui donne bien des soucis. "Ma femme est morte, ma chère Lianora, les délices de mon cœur... (il pleure) uh, uh, oh, oh! Il est vrai que nous n'allions guère d'accord et qu'il nous arrivait très souvent de nous prendre de paroles, mais la mort a tout arrangé (5) „. "(Ma femme) est morte,, s'était déjà écrié Sganarelle, dans un morceau cité de L'Amour médecin. "Cette perte m'est très sensible, et je ne puis m'en ressouvenir sans pleurer. Je n'étois pas fort satisfait de sa conduite, et nous avions le plus souvent dispute ensemble; mais enfin la mort rajuste. toutes choses. Elle est morte, je la pleure. Si elle était en vie, (1) Comment, vous ajoutez foi aux médecins ? s'écrie Prlimpina. Ne savezvous pas qu'ils vont vous faire crever de remèdes? Et il raconte à Scannacappon les cures extraordinaires de cinq médecins appelés pour un seul malade, et lui dit de quelle manière ils l'ont envoyé faire le grand voyage. L'hypocondrie enfin, ajoute l'auteur, n'est que la conséquence des excès du carnaval, des dettes contractées pour s'amuser, et c'est seulement en chassant les soucis, que Scannacappon se tirera d'affaire. (2) FABRITIO MANNI, La finta verità nel medico per amore, comedia, Bologne, Longhi, 1703. Cfr. SARTI, o. c., pp. 99 et 101. nous nous querellerions.,, Le docteur Cigalon est très chiche et son valet Trapolino et sa servante Lisetta (n'oubliez pas Lisette, servante de Lucinde, dans L'Amour médecin) font des jeûnes rigoureux. Sa fille Lucrezia, amante de Ricardo, est malade d'amour. Le père se désespère, la caresse, lui promet tout ce qu'elle peut désirer, des robes à la mode, un beau chapeau; " Es-tu jalouse de quelque autre fille ? Aurais-tu envie d'apprendre à jouer de quelque instrument, à danser?,, Lisetta, voyant les bonnes dispositions de son maître, s'empresse de lui dire ce dont sa fille aurait besoin; d'un bon mari, de son goût, tel qu'elle l'a déjà choisi. Mais Cigalon fait alors la sourde oreille et change de discours. Lisetta ne se rebute pas pour cela; Lucrezia à son tour prend la parole: "Monsieur mon père, puisque vous voulez me permettre..., Mais le père se fâche tout de bon et ne permet rien: Docteur: Il faut qu'elle obéisse... Lisetta Mais écoutez donc, monsieur le docteur. Docteur: C'est une minaudière... Lisetta: Elle vous dira tout... Docteur: Je ne veux rien entendre... Lisetta: Elle ne désire que... Docteur Elle est entêtée, elle ne veut dire ce qu'elle a ni ce qu'elle veut. Lisetta: C'est un mari qu'il lui faut. Docteur: Qu'elle rentre, que l'air ne lui soit point préjudiciable. Lisetta: C'est un mari qu'elle veut, un mari..... Docteur: Qu'elle rentre, vous dis-je (il s'éloigne pour partir). Lisetta (lui crie après): C'est un mari qu'elle veut, un mari... (1). (1) Cfr. dans L'Amour médecin : Sganarelle (à sa fille). ...Oui, tu n'as qu'à me dire le sujet de ta tristesse... Est-ce que tu es jalouse de quelqu'une de tes compagnes que tu voies plus brave que toi? et seroit-il quelque étoffe nouvelle dont tu voulusses avoir un habit?... Aurois-tu envie d'apprendre quelque chose? et veux-tu que je te donne un maître pour te montrer à jouer du clavecin ? Ici encore Lisette et Lucinde tâchent de tirer profit des bonnes dispositions de Sganarelle: Lucinde. Mon père, puisque vous voulez que je vous dise la chose... Mais Sganarelle se fâche; c'est une friponne, c'est une coquine, c'est une ingrate. Lisette. Mais... La Lisetta de la pièce de Manni fait remarquer à sa jeune maîtresse: Le proverbe dit la vérité: il n'y a point de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Lucrezia: Tu le vois toi-même, Lisette; tu as vu comment mon père s'empresse à me contenter. Et dans L'Amour médecin (I, 4): Lisette: On dit bien vrai, qu'il n'y a point de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. Lucinde: Hé bien! Lisette, j'avois tort de cacher mon déplaisir, et je n'avois qu'à parler pour avoir tout ce que je souhaitois de mon père! Tu le vois. Je ne continuerai pas ces rapprochements de détail. Il suffit d'ajouter que Ricardo, aidé par son valet Finocchio, apprenant la feinte de sa belle, s'empresse de venir à son secours, déguisé en médecin. Il y a, il est vrai, un docteur authentique, M. Celindonio, qui tâche en vain de dévoiler l'intrigue du jeune homme, d'autant plus qu'il s'est épris lui aussi de Lucrezia et qu'il a même promis au docteur Cigalon Battocchio de l'épouser sans dot. C'est le sans dot d'Harpagon, emportant toutes les résistances des pères. Monsieur Tomès, Monsieur Desfouandrès, Monsieur Macroton, Monsieur Bahis, Monsieur Filerin, tous ces membres de la Faculté qui viennent tourmenter Lucinde dans L'Amour médecin de Molière, se réduisent donc à un seul dans la pièce italienne. Mais ce représentant de tant d'illustres prédécesseurs est méchant comme tous les diables et veut se venger de ce faux confrère que la malade écoute avec tant Sganarelle. Une coquine, qui ne me veut pas dire ce qu'elle a. Sganarelle (faisant semblant de ne pas entendre). Je l'abandonne. |