borne à reproduire ses canevas et quelques-unes de ses scènes plaisantes, rien que pour amuser le public, mais on demeure d'ailleurs à la surface de l'étude des mœurs, de la satire, des travers, des ridicules et des vices de la société; on dirait que ces écrivains ne saisissent point la valeur des caractères moliéresques dont ils tracent des charges plutôt que des copies. Ces imitations l'emportent cependant peu à peu sur l'ancien répertoire; on finit par comprendre qu'il y a un comique plus large et plus naturel au delà des bornes étroites de la comédie érudite et de celle de l'art. Si cela ne constitue pas encore un progrès, du moins ça l'annonce de loin. LES TOSCANS Fagiuoli. I. C'étaient des temps en apparence heureux que ceux de Côme III, et quiconque eût visité Florence et Sienne, à cette époque, aurait non seulement admiré la beauté des villes, l'aisance, l'esprit et l'amabilité des habitants, mais aussi les conversations bruyantes et la joie de vivre envahissant toutes les classes de la société. Le théâtre formait surtout la passion à la mode, et les moines et les religieuses ne dédaignaient pas non plus les jeux de Thalie, de Melpomène et d'Euterpe. Terpsichore elle même n'était pas dédaignée. Pour nous en tenir strictement à notre sujet, rappelons ce qui a été indiqué autre part, le Malade imaginaire avec la servante Tognetta et le Marchand gentilhomme, c'est-à-dire Monsieur Giordano, pièces jouées à Sienne par les élèves de l'Institut Tolomei vers 1708, et qui ne sont, d'après le titre, que des traductions ou des imitations probablement abrégées du Malade imaginaire et du Bourgeois gentilhomme de Molière. A Florence, les frères de Santa Croce font représenter de même, pendant le carnaval de 1719, le Bourgeois gentilhomme traduit en italien, et cette comédie forme, quelques années plus tard, les délices des Sanfirenzini. Enfin, en 1707 et en 1719, des comédiens de l'art jouaient Il medico volante et l'Étourdi. On peut soulever des doutes sur la paternité de la première de ces pièces: quant a la seconde, elle appartient, sans conteste, à Molière (1). (1) Voyez, pour la vie en Toscane à cette époque, et pour les gouvernements de Côme III et de Jean Gaston: TIVARONI, Storia critica del risorgimento italiano, Turin, 1888; la Storia del Granducato di Toscana de GALLUZZI; Ro 66 Giovan Battista Fagiuoli, florentin (1660-1742), n'a pas été ce bouffon vulgaire dont la tradition populaire et littéraire a gardé le souvenir, mais il n'était pas non plus de l'étoffe dont on fait les réformateurs et les martyrs. Attaché à la Cour, vivant même de ses libéralités, il pouvait bien, dans son théâtre, tourner en ridicule certaines erreurs qui ne froissaient pas trop les puissants: le sigisbéisme, florissant alors en Toscane, aussi bien que dans toute la Péninsule, et cette sorte d'institution que l'on appelait potesteria, où l'on vendait effrontément la justice aux enchères. Mais pour rompre en visière aux vices du siècle selon l'expression du grand maître français, il aurait fallu un courage que Fagiuoli, d'un caractère paisible et d'un égoïsme serein, était bien loin de posséder. Car si l'apparence était celle que nous venons d'indiquer, en réalité, Tartuffe dominait à la Cour aussi bien que dans la vie privée. Un gouvernement soupçonneux veillait sans relâche, étouffant toute libre manifestation de la pensée; partout des inquisiteurs, partout des mouchards: et ce ne fut que sous Jean Gaston, qui osa même lutter contre l'archevêque de Florence, Martelli, que la Toscane put respirer enfin un peu plus à son aise. Gigli, qui ose se révolter contre Don Pilone, portera pour longtemps pelé "il mento e il gozzo comme le Cerbère du divin poète. Si Fagiuoli imite Molière, ainsi que nous allons le constater, cela ne signifie donc pas qu'il en partage les idées et qu'il aille, comme lui, peindre les mœurs des marquis, des précieuses et des imposteurs, au risque d'offenser des coteries et de voir ses pièces interdites. Fagiuoli avait des filles religieuses; il composait des comédies pour la cour, pour les jésuites et pour les couvents, et sa muse chantait toutes les puissances de la terre et du ciel, aussi bien que les lodi del servire. BIONY, Gli ultimi dei Medici, Florence, 1905, etc. Quant au caractère du théâtre toscan, je renvoie à l'étude du dott. MARIANO BENCINI, Il vero Giovan Battista Fagiuoli e il teatro in Toscana a' suoi tempi, Turin, Bocca, 1884. Voyez aussi pour les auteurs dont nous allons parler ensuite, TEMISTOCLE FAVILLI, Girolamo Gigli senese, nella vita e nelle opere, Rocca S. Casciano, Cappelli, 1907, et FERRUCCIO MANdò, Il più prossimo precursore di Carlo Goldoni (Jacopo Angeli Nelli), Arezzo, 1903. Quant aux rapports du Vanesio de Fagiuoli avec Trissotin, cfr. l'article de M. EMILIO RE, Molière, Fagiuoli, Goldoni, extrait de la Rivista teatrale italiana, a. VIII, vol. 13o, fasc. 6. Molière était à cette époque considéré come une sorte d'excommunié qui pouvait faire rire mais auquel il fallait toucher avec prudence, et un ami de Fagiuoli, lui adressant, sur sa demande, les comédies du poète français: "je ne voudrais pas cependant, dit-il, que vous prissiez ce théâtre comme un modèle à imiter, et que vous cherchiez là la manière de châtier les vices que vous combattez si bien, parce que, d'après ce que j'en sais, ce théâtre est plutôt fait pour les fomenter, (1). Tout ce que la plupart des écrivains italiens vont alors demander à Molière, c'est l'art de peindre les ridicules et de faire rire la foule; c'est la muse du Bourgeois gentilhomme, de l'Étourdi et du Malade imaginaire que l'on applaudit et que l'on va considérer comme l'inspiratrice de l'art nouveau d'Italie: mais bien peu d'écrivains oseront méditer et attirer l'attention du public sur les scènes immortelles de Tartuffe et de Dom Juan. Voyez les personnages de Fagiuoli. Son pédant a acquis quelques traits de Métaphraste, de Pancrace et de Marphorius, mais il ne va pour cela causer ni philosophie, ni morale. Son vieillard avare, entêté, qui voudrait écorcher tout le monde et dont tout le monde se moque joyeusement, est bien le descendant du senex latin, et de Pantalon: toutefois il emprunte assez souvent la physionomie de Géronte et d'Harpagon, ce qui n'empêche pas certaine tendance au type immuable de l'art. Meo, paysan rusé et niais à la fois, sorte d'Arlequin à l'état de laboureur, faisant de temps en temps des remarques judicieuses, mais s'étonnant de tout ce qu'il voit, ignorant sans scrupule, prêt à duper, mais le plus souvent dupé, est une création qui appartient en propre au poète toscan: c'est ainsi que Meo remplace l'ancien masque, mais il finit par devenir lui aussi une sorte de zanni. C'est du théâtre moliéresque que Fagiuoli a tiré son innocentina, d'une naïveté dont il faut se méfier, et la vieille amoureuse, rappelant, sans contredit, la Bélise des Femmes savantes, type qu'il étudie et développe considérablement. Ses valets se ressentent de plusieurs influences; cependant Scappino a gardé un air bien français: quant aux nobles du poète toscan, vantards, sans le sou, tel que Favonio Spantaconi de sa Noblesse veut richesse, (2) ils sont (1) Cod. Ricc. Lettres à Fagiuoli; Cfr. Bencini, ouvr. cité, p. 162. (2) Nobiltà vuol ricchezza. issus, en partie du moins, de l'observation directe de la vie, de même que ce Vanesio, le héros du Sigisbée malheureux (1), croyant, comme le "patito d'amore,, de l'Arétin, que toutes les femmes sont éprises de ses charmes. Cependant souvenir évident de la scène française - Vanesio et les dames qu'il admire, comme il croit en être admiré, parlent le langage affecté et ridicule du marquis de Mascarille et des Cathos. L'esprit de Molière semble aussi inspirer la réforme du théâtre italien à laquelle Fagiuoli rêve et qu'il essaie même en partie, en bannissant les masques et les comédies à l'impromptu, ce qui d'ailleurs était fait pour lui captiver la bienveillance de son prince, ennemi des zanni "corrupteurs des mœurs „,. Mais ce plan de réforme conçu par Fagiuoli n'était pas fondé sur une connaissance exacte du but que l'art comique devait se proposer. On parlait de la muse comique qui castigat ridendo mores, mais on n'aurait su dire en quoi consistait cette correction. Fallait-il transformer la scène en chaire religieuse, ainsi que le prétendaient les jésuites, et de là haut prêcher contre les scandales et les mœurs corrompues du siècle? Fallait-il faire voir la lutte de l'homme de bien écrasant, au dernier acte, le méchant, ou la réalité plaisante et douloureuse à la fois? On ne comprenait pas que la comédie doit se proposer, avant tout et surtout, de "peindre les hommes tels qu'ils sont, sans aucune "complaisance, pour les "lâchetés mais aussi sans aucun sermon, parce que la vérité porte en elle-même sa vertu curative. Tartuffe ne prétend pas corriger les hypocrites, car, nous le savons bien, il ne se corrige point. Cependant on a dévoilé les traits des imposteurs on les connaît maintenant pour ce qu'ils valent et l'on saura setenir sur ses gardes. L'Arnolphe de l'École des Femmes ne se corrige et ne corrige pas non plus. Il continuera à aimer en égoïste quelque Agnès, qui continuera de même à le tromper, avant ou après le mariage, malgré sa surveillance et malgré ses menaces. George Dandin, le Bourgeois gentilhomme, les Marquis ridicules et tant d'autres personnages de la galerie merveilleuse du poète français garderont, malgré les leçons reçues, leur ancienne physionomie; il y aura, tout au plus, un Monsieur Jourdain se défiant davantage des cajoleries des Dorante et des Dorimène, ou un gen (1) Il Cicisbeo sconsolato. |