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de se marier en cachette. Toutefois, malgré ces changements, la fable reste toujours fausse, absurde, antipathique même, et l'on doit reconnaître que le poète français aurait bien pu choisir un meilleur modèle.

D'ailleurs, si le canevas est défectueux, la broderie ne manque pas de prix. Même en laissant de côté cet aimable dépit amoureux, nous rencontrons des éléments comiques assez spirituels. Tels les amours des domestiques, Gros-René et Marinette, servant de contraste à celles d'Éraste et de Lucile, l'opposition de la taille svelte des héros à la bedaine de ce valet si rond de toutes les manières de la passion de la jeune fille à la ruse intéressée de la soubrette exploitant les amours qu'elle sert, encouragée à cela par son futur:

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Pauvre honteuse, prends, sans davantage attendre (1)

et elle n'attend pas davantage.

Une autre source de rire nous est donnée par le rôle du pédant Métaphraste, un bavard insupportable, exaltant en de très longs discours la vertu du silence. C'est un flux de paroles, qu'on ne saurait arrêter même en le laissant tout seul et son maître Albert, pour lui faire quitter la partie et la scène, n'a enfin d'autre moyen que celui de sonner une cloche de mulet à son oreille. Mais la source comique la plus vive jaillit de l'âme de Mascarille! Mascarille est un poltron aimant ses aises et le calme qui aide les bonnes digestions. C'est une sorte de Sancho Pança lancé, malgré ses instincts pacifiques, au milieu de toutes sortes d'aventures, et exposé à recevoir des soufflets, ou, pis encore, des coups d'épée. Le voilà, au cinquième acte, traîné par son seigneur dans une expédition nocturne. On sait qu'il y a des ennemis cachés, et un certain bretteur se présente à eux, pour dire combien ils doivent se tenir sur leurs gardes, vu que les ennemis sont là, dans les ténèbres, dressant des embûches. Le monologue de Mascarille diffère de celui de Jodelet, le héros de Scarron et du théâtre espagnol, en ce que le personnage moliéresque tâche de cacher sa peur sous les beaux discours. La peur le rend raisonneur et ne lui empêche pas de garder certaines convenances. S'il faudra fuir, il prendra sa poudre d'escampette, non pas en lâche, mais en philosophe.

(1) Gros-René, I, 2.

Son maître ne l'écoute guère et Mascarille de redoubler la force de ses argumentations: l'amour ne doit pas éteindre la raison, et avant de s'engager en certaines aventures il faut réfléchir, morbleu! A quoi bon cet empressement, dans l'ombre? Valère veut-il se rendre chez Lucile, si celle-ci lui garde rancune? Ne vaudrait-il pas mieux que le jeune homme y allât tout seul? Il faudra s'introduire en cachette, dans la maison de Lucile, et Mascarille a une toux qui va nuire certainement au mystère.....

Enfin, rien ne saurait être plus amusant que la scène entre Albert et Polydore: chacun de ces vieillards a des torts à se faire pardonner de l'autre, et ils finissent par se trouver, à la suite d'une équivoque, tous les deux à genoux (III, 4), ainsi que la tradition raconte de Racine et du grand Arnauld.

Vis-à-vis de son modèle, le procédé de notre écrivain est donc semblable à celui que nous avons constaté dans l'examen de la pièce précédente. Il remanie, à son gré, la matière qu'il élabore, coupe les scènes inutiles, les longueurs, les situations équivoques: le tableau s'élargit, des situations nouvelles, puisées à l'examen de la nature, se fondent dans l'inspiration principale, les personnages, bien qu'ils ne soient pas encore devenus tout à fait des caractères, ont déjà une physionomie se détachant de la maquette, des cœurs qui palpitent et des visages que la passion et l'esprit animent et transforment. Lucile prélude à la création successive de la jeune fille aimable, passionnée, ravissante. Valère n'est plus le simple. amoureux de la vieille scène, blondin, à la joue rose, poussant des hélas! il a du courage, et au bretteur qui lui offre son bras, il répond avec fierté qu'il ira bien tout seul, car rien ne saurait l'épouvanter.

L'esprit de Molière abonde en souvenirs littéraires. Mascarille se plaint de la vie que son maître le force à mener, et voici un vers de Plaute sculptant cette pensée:

Servire amanti miseria est, praesertim qui quod amat caret.

que Molière traduit:

Non, je ne trouve point d'état plus malheureux

Que d'avoir un patron jeune et fort amoureux (1).

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Éraste se repent-il de ses emportements avec Lucile?

Horace lui suggère ce qu'il faut dire pour apaiser le juste ressentiment de sa belle:

Quid? si prisca redit Venus.

Diductosque jugo cogit aheneo ?

Éraste: Mais si mon cœur encor revouloit sa prison ...

Si, tout faché qu'il est, il demandoit pardon? (1).

La lecture d'Amphitryon, une lecture que notre poète mettra ensuite bien à profit, inspire à Valère l'invocation à la nuit paresseuse (V, 2); tantôt il y a un souvenir de la correspondance de Cicéron à Atticus, à propos des querelles de ménage de son frère Quintus, marié à Pomponia (II, 6), tantôt la muse de Virgile rappelle à notre poète une description charmante: "Est in secessu locus, (ibid.), tantôt enfin l'écolier du collège de Clermont se souvient de la syntaxe de Despautère (ibid.). Et avec ces réminiscences de ses études, il y en a d'autres puisées à ses lectures de comédien. Une scène du pédant est tirée du Déniaisé de Gillet de la Tessonnerie (II, 6), et l'accueil glacial qu'Albert fait à Mascarille rappelle de près un passage de l'Inavvertito, qui n'avait pas trouvé sa place dans l'Étourdi (III, 2). Enfin les Colloquia familiaria et l'Encomium moriae d'Érasme inspirent ce qu'un personnage débite sur la folie des femmes (IV, 2) et Bracciolini même n'est pas oublié (IV, 3).

C'est dans les brouilles et les accommodements des deux amoureux, avons-nous dit, que l'esprit du poète trouve son libre essor et c'est ici qu'il commence, pour la première fois, l'examen de la jalousie, une passion dont il étudiera ensuite les aspects variés, par une analyse profonde et impitoyable. Il faut avouer que les apparences donnent quelque raison à l'emportement d'Éraste, et que Lucile n'a pas, de son côté, tous les torts de se fâcher de ces soupçons. Dom Garcie de Navarre n'a pas tort non plus s'il ne se fie pas toujours aux promesses de Done Elvire; les apparences sont trompeuses, il est vrai, mais ce n'est souvent que l'apparence que nous pouvons saisir dans la vie. D'ailleurs, la tranquillité n'est pas toujours faite pour apaiser certains soupçons. Éraste doute de Lucile lorsque les

(1) HORACE, 1. III, Ode IX.

Dépit amoureux, IV, 3.

apparences lui donnent raison, mais il en doute aussi lorsque le calme devrait le rassurer. Ce calme ne cacherait-il pas un orage? N'est-ce pas dans le mystère et le silence que la trahison se prépare? L'amour n'est après tout qu'une manifestation de l'égoïsme : Et l'on ne sauroit voir, sans en être piqué,

Posséder par un autre un cœur qu'on a manqué.

s'écrie Éraste, qui analyse ses propres sentiments. Oui, c'est un égoïsme recherchant dans un autre individu ce qui paraît nous rendre heureux, et l'aimant justement pour le bonheur dont il nous gratifie ou qu'il nous fait espérer. Mais, dans le Dépit, la jalousie part encore d'un cœur jeune, qui a la conscience de son mérite et qui s'ouvre volontiers à l'espérance: ce n'est que plus tard que le poète nous peindra la passion qui aveugle et empoisonne l'existence, la passion qui se fait un plaisir cruel de la peine qu'elle endure, et des fantômes noirs qu'elle crée, la passion enfin qui ride le front et qui tue.

Éraste est jeune, et il y a beaucoup de jeunesse dans ses passages rapides de la crainte à l'espoir, de la méfiance à la pleine foi.

Que Lucile ne se fie pas aux faiblesses de son âme! Il ne transigera pas, il l'a juré, et rien ne saurait l'ébranler. Elle va voir à qui elle a affaire. Mais rien qu'à entendre le son de la voix de la femme aimée, un flot de tendresse monte de son cœur à ses lèvres. Oui, il doit bien l'avouer, dans les yeux de Lucile il a trouvé des charmes qu'il ne trouve point" dans tous les autres „; il vit tout en elle, il ne pense qu'à elle, et " peut-être, son âme "saignera longtemps de cette plaie „.

Il faudra se résoudre à n'aimer jamais rien;

Mais enfin il n'importe ....

C'est-à-dire que c'est là la chose qui lui importe le plus, malgré ses protestations et ses serments:

Croyez que vous n'aurez jamais cet avantage

De me voir revenir

et Lucile, qui n'attend qu'un mot pour se réconcilier avec lui, répond, bien entendu:

Ce seroit bien en vain.

Rien de plus commun que la restitution des cadeaux, mais quelle délicatesse de touche, dans la lecture de ces billets, où l'on respire comme le parfum de la jeunesse et de l'amour, l'histoire de ce passé que rien ne saurait effacer. Éraste lit:

Vous m'aimez d'une amour extrême,

Éraste, et de mon cœur voulez être éclairci.
Si je n'aime Éraste de même,

Au moins aimé-je fort qu'Éraste m'aime ainsi.

et Lucile, à son tour:

Lucile.

J'ignore le destin de mon amour ardente,
Et jusqu'à quand je souffrirai:

Mais je sais, ô beauté charmante,

Que toujours je vous aimerai.

Éraste.

Comment démentir, comment oublier ce toujours ? Et comme à l'ordinaire, la faiblesse est du côté du sexe fort. C'est Éraste qui fait les avances: un cœur comme le sien, un amour si profond..... d'ailleurs la jalousie n'est-elle pas la marque de l'amour? Et Lucile, en vraie femme, a l'air de ne pas vouloir ce qu'elle désire le plus et réprime ses sentiments, de peur qu'on ne l'accuse de faiblesse :

Lucile: Non, non, n'en faites rien: ma faiblesse est trop grande,
J'aurois peur d'accorder trop tôt votre demande.

Comme ce trop tôt, est féminin!

Encore une prière, et Lucile répondra de la manière indirecte que son sexe préfère, mais qui n'en est pas moins affirmative:

Ramenez-moi chez nous.

La scène serait pathétique, plus pathétique que ne le comportaient les habitudes du temps et le goût du public, sans le contraste d'un autre couple, Marinette et Gros-René, encourageant leurs maîtres à la résistance par des "Poussez!,, "Ferme!, "Tenez bon jusqu'au bout!,, mais c'est peine perdue.

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