que l'eau peut se vendre à Florence? Non, mais comme l'on dit qu'un avare ne prête pas même l'eau de son puits, il faut que cette maxime soit mise en action. Risum teneatis amici. Nous apprenons ensuite des tours d'avarice encore plus merveilleux. Taccagni ne veut pas qu'on consume le temps "che si consumi il tempo, et il défend à ses hôtes de s'asseoir, le jour même du contrat nuptial, de peur qu'ils n'usent ses chaises. On se souvient qu'Harpagon défend à ses valets de trop frotter ses meubles de crainte de les abîmer; mais tout cela est raisonnable, du moins jusqu'à un certain point; les meubles peuvent s'user et se casser de la sorte, mais des chaises..., et un jour de noces! On pourra rire avec M. Bencini de cette formule de bail dont l'avare se sert pour épargner le notaire et de toutes les équivoques qui s'ensuivent, comme dans la farce de l'Épouse et la jument, mais le jeune critique reconnaîtra avec nous qu'une telle plaisanterie trop prolongée devient fade et sotte. La charge, absurde jusqu'à l'ennui, continue lorsque Tarpano regrette que pour essuyer l'écriture, faute d'un buvard, l'on se serve de la poussière de la maison, parce que cette poussière augmente les balayures dont il tire quelque profit. L'étude des mœurs est donc remplacée par le grotesque, et Fagiuoli, encore une fois, se fie trop à la naïveté de son public. Passe encore que la douleur d'Anselmo, lorsqu'il apprend la mort de sa fille, ne soit que celle d'un égoïste: "Elle est morte lorsque je l'avais mariée sans dot! „,; mais pourra-t-on admettre de même ce beau raisonnement de l'Avare, qui forme l'éloge funèbre de la défunte?" Elle a vécu à mes dépens pendant presque vingt ans et j'ai dû pourvoir à sa nourriture, à son logement et à son habillement. Voyez comme tout cela est perdu! Combien aurais-je épargné, si elle était morte à peine née? Voilà tout mon bien gaspillé, fille sans amour!,, (1). Et Anselmo parcourra toute la maison, inspectionnera la bière même, de peur que l'on profite de la circonstance pour lui voler quelque chose. Pourquoi Fagiuoli ne nous (1) O ella m'è stata in casa da diciannove in vent'anni; e io le ho avuto a dar da mangiare, bere, dormire e vestire: e adesso, ecco buttata ogni cosa. Ora s'ella moriva subito nata, quanto mi risparmiavo? Uh, uh, o roba mia perduta, o figliuola disamorata. fait-il pas voir l'avare vendant le cadavre de sa fille? Tout cela aurait eu, du moins, une certaine grandeur tragique. L'inspiration moliéresque est aussi évidente en d'autres pièces du même écrivain. Lisez Le sigisbée malheureux, le chef-d'œuvre de Fagiuoli, et vous y trouverez ce Vanesio si précieux, dont nous avons déjà parlé, ainsi qu'Isabella, une sainte-nitouche qui médite sur les contes de Boccace et précisément sur celui d'Alibech devenu hermite. Il y a encore l'équivoque d'un portrait perdu, comme dans le Cocu imaginaire, et un amoureux, Silvio, qui prend pour confident de ses exploits galants, celui auquel il devrait les cacher (1). M. Bencini a déjà remarqué que la scène où Isabella tombe à genoux devant son père qui, à son tour, tombe à genoux devant elle, est tirée de Molière: il se trompe toutefois lorsqu'il croit qu'elle est empruntée à Tartuffe. Il s'agit plutôt de l'aventure bien connue de Polidore et d'Albert dans le Dépit amoureux (III, 4). Dans une autre comédie de Fagiuoli, En amour il ne faut pas se hâter, nous assistons à des scènes de brouilles et d'accommodements des deux couples d'amoureux, ce qui nous fait songer au Dépit de l'auteur français: c'est d'après Molière apparemment que le poète florentin y peint les amours des valets servant de repoussoir à ceux de leurs maîtres, et les équivoques d'une lettre ne parvenant pas à son adresse. L'Avare puni nous présente, de nouveau, Anselmo Taccagni devenu, dans ce théâtre, un type fixe, une variété nouvelle du senex latin et du Pantalon de l'art. Taccagni veut marier sa fille sans dot, et pour cela fait la sourde oreille aux propositions du jeune Orazio. Mais Orazio a un serviteur intrigant et rusé qui s'appelle Meo et qui découvre que le vieillard a caché un tresor. Il s'empare de ce trésor, l'apporte à Orazio, et si l'avare veut le ravoir, il devra céder à l'amour du jeune homme pour sa fille et la lui donner en mariage. On peut songer à Plaute de même qu'à Molière, car ils nous offrent tous les deux les mêmes situations: mais dans la pièce toscane il y a une reproduction évidente d'un passage de l'Avare du poète français, ce qui prouve comment cette comédie était bien présente à l'esprit de Fagiuoli. Le Docteur et Messer Pancrazio, deux galants à barbe grise, ont décidé d'épouser chacun la fille de (1) Voyez pour d'autres souvenirs, dans cette pièce, du théâtre de Molière, l'art. cité de M. Re. l'autre; ils appellent partant Florinda et Isabella pour leur faire part de cette résolution: Florinda: Que voulez-vous, mon père? Isabella Qu'ordonnez-vous, mon père ? Dottore (à Florinda): Pour ne pas faire un trop long discours, je te dirai paucis verbis que j'ai résolu de te marier. Florinda: Me marier? (S'il s'agissait de mon Orazio !) J'en suis enchantée. Dottore: Oui, j'ai arrêté ce mariage. (En se tournant vers Pancrace) Vous voyez qu'elle en est bien aise. Pancrazio (à Isabella): Moi aussi, je te dirai en peu de mots que je vais te marier. Isabella: Est-ce possible? (Si c'était mon Lelio !) Oh, que j'en suis heureuse! Mais le Docteur et Pancrace expliquent de quoi il est question, et la déception des deux filles est d'autant plus comique que leur assentiment avait été plus enthousiaste. Il en est de même de l' Harpagon moliéresque vis-à-vis de Cléante et d'Élise (I, 5, 6). Que l'on ajoute les querelles entre Brandello et Lisette, tirées du Dépit ou de l'École des maris et l'accueil du loup garou tiré lui aussi de cette dernière pièce (1). Outre les types immuables d'Anselmo Taccagni et de Ciapo, Fagiuoli nous présente encore, comme nous venons de le dire, celui de la femme vieille et ridicule, de la souche de Bélise des Femmes savantes. Mais Bélise soupire toujours et ne se marie jamais: la vieille Frasia Tarlati (le poète florentin chérit les noms significatifs, indiquant le caractère de ses personnages) achète, au contraire, un mari à poids d'or et tâche, aux portes de l'hiver, de jouir encore du printemps. Frasia ressort donc des caractères conventionnels de l'ancien répertoire qu'anime le souffle de l'inspiration du grand maître, et bien que l'on trouve un peu monotone la répétition des mêmes données, si l'on peut reprocher à l'auteur le manque de variété, cela n'empêche pas qu'une fois du moins il n'ait creusé (1) Lisetta. Come te la passi? Brandello. I passi gli fo a un per volta. Lisetta. Dico come stai? Brandello. Non lo vedi come io sto ? Sto ritto adesso... assez profondément son ciseau. Goldoni n'oubliera pas la famille. Tarlati. Un personnage, dans cette pièce, sort tout à coup des coulisses pour proclamer bien haut le culte de Fagiuoli pour Molière: ce n'est pas, bien entendu, le Misanthrope se plaignant de la fausseté humaine, ou un Tartuffe cachant ses crimes sous les dehors de la religion, et moins encore, un Dom Juan, affichant son scepticisme de grand seigneur, mais le gai Scapin "Scappino,,, que la cour de Côme peut voir sans froncer le sourcil. Scappino, lui-même, sous l'influence de la pruderie toscane, a acquis d'ailleurs un air plus honnête et plus raisonnable. S'il joue quelques tours risqués, c'est bien pour la bonne cause, et la morale, ainsi que la justice, finissent par trouver en lui un noble champion. Il s'ensuit que le rusé compère, à la fin de la comédie, ne demandera pas de s'asseoir au banquet de la noce et d'avoir sa part à la joie commune, mais en brave valet respectueux et entreprenant, il se contentera des reliefs de la cuisine et d'un coup qu'il boira en cachette. En France, l'engeance des valets devient de plus en plus turbulente et audacieuse jusqu'à prêcher, de la scène, l'égalité des classes; en Toscane, elle garde encore sa modeste assiette, et pour ce qui est du théâtre, le nouveau Scapin rappellera toujours l'esclave de la scène latine et le zanni de l'art que l'on range à la raison à coups de bâton. II. De la comédie de Fagiuoli, C'est une folie que de garder les femmes, ressort la double leçon des Adelphi et de l'École des maris. Anselmo, toujours Taccagni de nom et de fait, garde sa fille comme les dragons de la fable gardaient leurs trésors, car le mariage d'Isabella pourrait exiger une dot, la malheureuse dot formant le désespoir de tous ces vieillards. Isabella ne peut pas sortir, Isabella ne peut recevoir qui que ce soit, et ne peut pas non plus regarder par la fenêtre les gens qui passent dans la rue. Il va sans dire que, malgré ces précautions - les précautions inutiles avaient déjà vieilli sur la scène avant l'œuvre de Beaumarchais! - la jeune fille a un amoureux qu'elle paie de retour et avec lequel elle finit par s'enfuir au dernier acte. La vieille Frasia, qui songe à se remarier, pense, au contraire, que la jeunesse doit s'amuser et entraîne Cintia à toutes les fêtes, péchant par là dans le sens contraire de Taccagni. Toujours par la force des contrastes, Cintia conçoit un tel dégoût pour ce genre de vie qu'au dénouement de l'acte, lorsque sa cousine prend la poudre d'escampette avec le galant, elle entre dans un cloître: résolution excellente, d'après l'avis de Fagiuoli qui avait marié ainsi au Seigneur trois de ses filles. C'est la leçon des Adelphi, avons-nous dit, mais c'est aussi la leçon de l'École des maris, et c'est évidemment de cette dernière que le poète toscan a tiré quelques scènes de sa pièce. De même que Sganarelle, Anselmo réprimande Frasia pour sa légèreté; elle court le monde avec Cintia, et Cintia va devenir sans doute une coquette. Pourquoi ne suit-elle pas son exemple? Isabelle ne pense qu'à sa maison et a en horreur les distractions mondaines. Toujours d'après le modèle français, Taccagni favorise aussi la fuite de celle qu'il prend pour Cintia et c'est de la sorte qu'il ouvre encore la cage à son oiseau. Ajoutons que l'intrigue se complique par un travestissement, que Fagiuoli avait trouvé tel quel dans l'École des maris, mais qu'il aurait pu trouver très bien dans le théâtre de son pays. Il n'avait là que l'embarras du choix. Scappino, à son tour, emprunte à son devancier des Fourberies, la vanité de son rôle de fourbe: c'est lui le grand maître de la situation: c'est lui qui invente les plus étranges machines, et lorsque les amoureux sont à court d'expédients et se livrent au désespoir, il les regarde d'un air de compassion et de supériorité: "Aimez-vous et ne vous souciez de rien. Scappino veille.,, Scappino magno omnium calidissimo, dit Artilio, et Mascarille, dans l'Étourdi, s'était déjà proclamé, de même, Mascarillus fourbum imperator. Ajoutez à ce pot pourri d'autres souvenirs moliéresques tirés des Précieuses (1). Frasia descend de Cathos, mais comme (1) Pour constater que Fagiuoli a voulu, d'après Molière, se moquer de la préciosité de Frasia, on n'a qu'à lire ce bout de dialogue entre la mère et la fille: Frasia. A dire, o Cintia, come sì poco ti diletti di questi piacevolissimi romanzi! Poh, son pur belle cose! Questo del Calloandro, com'è mai vago per la varietà sempre nuova d'inaspettati incidenti... Cintia. Una continuata serie d'amori, come sono, non tanto in quello, quanto nella Cardenia del Torretti, nella Stratonica di Luca Assarino, negli amori d'Astiage e Mandane, nella Cassandra, nella Prasimene, e in tanti altri insulsi e perniciosi libri..., (I, 3). |