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A cet épisode d'une fraîcheur juvénile, ayant tout le charme d'une douce et tiède matinée de printemps, le poète oppose la grossièreté joviale des amours et des brouilles des valets; c'est le même motif musical, mais sur une autre gamme; une sorte de parodie bouffonne, bien que toujours vivante (1).

Si cette parodie nous paraît tant soit peu vulgaire, songeons à cette comédie de l'art qu'on jouait à Paris dans le même théâtre du Petit-Bourbon, et plus tard au Palais-Royal, alternativement avec la troupe de Molière, où Tiberio Fiorilli, l'incomparable Scaramouche, habillé en hermite, amusait son public en escaladant une certaine fenêtre. Songeons aussi à cet ancien répertoire, grossier, indécent, qui donnait des noms tout crus à des choses qu'on ne nomme pas d'habitude, du moins à haute voix, et nous trouverons que là aussi, où nous pourrions nous scandaliser aujourd'hui,

(1) Gros-René. Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère. Marinette. Tu nous prends pour une autre, et tu n'as pas affaire A ma sotte maîtresse. Voyez le beau museau,

Pour nous donner encore envie de sa peau!

Moi, j'aurois de l'amour pour ta chienne de face?

Moi, je te chercherois! Ma foi! l'on t'en fricasse
Des filles comme nous.

Même restitution de cadeaux, mais assaisonnée de la moquerie vulgaire, dégoûtante même:

Gros-René. Tiens encor ton couteau. La pièce est riche et rare!
Il te coûta six blancs lorsque tu m'en fis don.
Marinette. Tiens tes ciseaux avec ta chaîne de laiton.
Gros-René. J'oubliois d'avant-hier ton morceau de fromage;
Tiens. Je voudrois pouvoir rejeter le potage

Que tu me fis manger, pour n'avoir rien à toi.
Marinette. Je n'ai point maintenant de tes lettres sur moi;
Mais j'en ferai du feu jusqu'à la dernière.

Gros-René. Et des tiennes tu sais ce que j'en saurai faire.

Ce qui n'empêche pas la réconciliation, presque brutale, où c'est toujours le sexe fort qui baisse, le premier, les armes:

Gros-René. Ma foi! nous ferons mieux de quitter la grimace.

Touche, je te pardonne.

Et moi, je te fais grâce.

Marinette.
Gros-René. Mon Dieu! qu'à tes appas je suis acoquiné!
Marinette. Que Marinette est sotte après son Gros-René !

il y a de la part de Molière un progrès réel, une certaine retenue dont il faut lui savoir gré. Croyez-vous qu'Arlequin n'aurait pas complété les sous-entendus de Gros-René? Ces vulgarités de valets, servant de contraste à des sentiments élevés, sont, pour ainsi dire, les restes de la vieille farce, qui s'efface peu à peu, réduite en petites scènes, et que l'art nouveau plus noble, plus humain, transforme sous le souffle puissant du génie.

SUR LA BONNE VOIE

Les Précieuses et les Femmes savantes nous offrent un autre exemple de l'élargissement progressif de l'esprit de Molière (1). Entre les deux comédies (1659-1672) il y a toute la jeunesse du poète et tout le développement de sa vie artistique.

L'histoire des Précieuses est désormais bien connue; Molière en voulait aux pecques provinciales autant qu'à celles de Paris et M.lle de Scudéry, qu'il bafouait, était bien de l'entourage de la marquise de Rambouillet. Mais les vraies dames savent souffrir et se taire et Molière faisait des distinctions si prudentes entre les vraies et les fausses précieuses, qu'il pouvait bien, trois ans après, jouer, devant la marquise et en son propre hôtel, l'École des maris.

Il est hors de doute que le poète sent ici, pour la première fois, que Thalie peut bien remplir une mission; jusqu'alors il n'a eu d'autre but que d'exciter le rire un peu vulgaire du peuple en belle humeur; avec cette comédie, le rire s'affine et devient intellectuel. Ce n'est plus en farceur qu'il gagnera désormais le public; de sa scène vont jaillir des peintures de mœurs éclairées par un esprit d'observation, qui devient de plus en plus profond. Tout le monde connaît l'anecdote vraie ou supposée du vieillard, qui en entendant cette pièce, s'écria: "Courage, Molière, voilà la bonne comédie! „,; et en effet c'était là le commencement de l'art nouveau représen

(1) Voyez, sur les Précieuses, l'étude de M. KNÖRICH, dans la Zeitschrift für franz. Spr. und Litt., XII, 1890, et sur les sources des Femmes savantes aussi bien que sur les jugements donnés par les critiques sur cette pièce, un article intéressant de M. CESARE LEVI, Intorno a Les Femmes savantes,, Florence, Ricci, 1903. ÉMILE FAGUET (Propos de théâtre, Paris, 1903, Les Femmes savantes), appelle à juste titre Armandele Tartuffe de la préciosité,.

tant les vices et les travers des hommes et d'une époque, sans autre moralité que celle qui ressort de la vérité même.

Le succès éclatant des Précieuses fit comprendre à Molière la bonté de la voie qu'il suivait, et lui donna le courage de rompre en visière aux autres vices de son siècle et à une engeance bien plus dangereuse, celle des hypocrites. Quant aux protestations, aux menaces, aux luttes, tout cela était fait pour augmenter son énergie, son enthousiasme et la recette de sa troupe aussi.

L'intrigue ne prétendait à aucune originalité. Somaize, par la bouche d'un personnage de ses Véritables précieuses (VII° sc.), parle du "vol, que Molière avait fait aux Italiens: "C'est la même chose, ce sont deux valets tout de même qui se déguisent pour plaire à deux femmes, et que leurs maîtres battent à la fin; il y a seulement cette petite différence, que dans la première les valets le font à l'insu de ceux-ci et que dans la dernière ce sont eux qui le leur font faire „.

La remarque ne manque pas d'un fond de vérité; ces travestissements de valets sont assez fréquents dans le Théâtre italien érudit et populaire. Je rappelle, en passant, certain servo, rusé du Viluppo de Parabosco, qui remplace de la sorte un astrologue auprès de sa femme; en France aussi, Almérin, un valet des Corrivaux de Trotterel, fait avaler un narcotique à son maître et en prend la place auprès de la belle Clorette, ce qui n'empêchera pas à son seigneur d'épouser la jeune fille. Quant à la comédie de l'art, on peut dire qu'il n'y a rien de plus difficile que d'en trouver une sans ces sortes de déguisements. Faut-il citer aussi Jodelet ou le maître valet de Scarron? Des valets déguisés en seigneurs rempliront la scène, jusqu'au Jeu de l'Amour et du Hasard de Marivaux et au Ruy Blas de Victor Hugo.

En concluant, le tissu de cette pièce ne marque aucun progrès. Les noms aussi sont là pour nous prouver que nous sommes en . présence d'une farce. L'acteur donne le sien au personnage de son rôle, La Grange, Du Croisy, Gorgibus, Magdelon (Madeleine), Cathos (Catherine), Marotte (Marie), Jodelet, Mascarille (1). Un acte, en prose, dix-sept scènes; rien de plus simple, rien de plus commun.

(1) N'oublions pas cependant les noms de Catherine de Rambouillet et de Madeleine de Scudéry.

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Les Farces Tabariniques ont la même allure, et Piphagne, Tabarin, Francisquine, Isabelle jouent à peu près le même rôle. Et de même que dans ces farces et ces comédies de l'art, dans toutes ces pièces légères et comiques où s'étalait la gaieté de la fin du moyen-âge, le bâton devient un vrai personnage, animé et remuant, qui tranche les questions les plus difficiles et qui se charge des dénouements. Le Mascarille des Précieuses donne un soufflet au porteur (VII scène), première démonstration de sa supériorité; le porteur prend un des bâtons de sa chaise,,, révolte légitime qui met aussitôt la raison de son côté; Gorgibus paie les violons en les battant, enfin La Grange frappe Mascarille à plate couture (XIII sc.). Il a tort, car le valet n'a fait qu'obéir à ses ordres, mais Mascarille n'est pas encore Scapin et moins encore Figaro: et c'est là la manière la plus convaincante pour témoigner de la supériorité du maître. D'ailleurs ces coups frappent, il est vrai, le dos de Mascarille, mais c'est comme s'ils tombaient sur les épaules de Cathos ou de Magdelon. Ils frappent un système.

Ce n'est donc qu'une farce, rien qu'une farce à coups de batte, comme dans le royaume de Fiorilli. Mascarille est une caricature; · son déguisement le rend ridicule; et il se présente au public en zanni, poussant les hauts cris: "Holà, porteurs, holà! là, là, là, là, là, là „. Cette voix devait se faire entendre même avant que le gai personnage parût sur la scène; ainsi le parterre éprouvait une sorte d'avant-goût et les fronts se déridaient dans l'attente. Mais Mascarille est habillé en marquis, et la caricature ne consiste plus seulement dans la farine qui couvre le visage de Jodelet ou dans le nez crochu ou le ventre énorme de son compère. On ne rit pas seulement de ce qu'il y a de chargé dans un certain déguisement, ainsi que l'on riait lorsqu'Arlequin se présentait habillé en marchande des halles ou en brunette boulotte.

Mascarille est un marquis, de même que Jodelet un vicomte: ils affichent tous les deux, devant leur nom, un de retentissant; ce sont des charges bien déterminées d'une certaine classe sociale, de la classe même la plus élevée. La plaisanterie tourne ainsi à la satire, satire légère, que les gens qu'elle visait écoutaient, sans doute, en souriant d'un air de supériorité, satire cependant qui s'élargit, et qui va attaquer bien des choses, pourvu que le Roi, l'encourageant de son sourire bienveillant, lui permette d'attaquer quelque chose.

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